L’Eglise a fait sienne les vérités des religions
SOURCE : « ESSAI SUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE », GENÈVE, AD SOLEM, 2007, P. 456-459
mardi 21 février 2012, par Blaise
Le fait, admis de tous, est celui-ci : une grande partie de ce qui est généralement reçu comme vérité chrétienne, dans ses rudiments comme dans ses parties séparées, se trouve dans les philosophies et les religions païennes. Par exemple, la doctrine d’une trinité se retrouve aussi bien en Orient qu’en Occident ; de même la cérémonie du baptême, de même le rite du sacrifice. Le dogme du “logos” divin est platonicien ; celui de l’incarnation vient de l’Inde ; celui d’un royaume de Dieu est juif ; le culte des anges et des démons vient des mages ; la relation du péché au corps, du gnosticisme ; le célibat est connu des bonzes et des talapoins ; l’ordre sacerdotal est d’origine égyptienne ; l’idée d’une nouvelle naissance se trouve en Chine et à Éleusis ; la croyance à la vertu sacramentelle est pythagoricienne ; et les honneurs rendus aux morts sont du polythéisme. Voilà, en gros, comment les faits se présentent à nous. M. Milman en conclut : « Tout cela est dans le paganisme, donc ce n’est pas chrétien [1] » ; je préfère dire au contraire : « Tout cela est dans le christianisme, donc ce n’est pas païen. » En d’autres termes, je préfère dire, et je pense que l’Ecriture confirme cette manière de parler, que dès l’origine, la Providence a disséminé au loin sur toute la terre les semences de la vérité ; qu’elles ont diversement pris racine et poussé comme dans le désert, pousses sauvages sans doute, mais vivantes ; par suite, de même que les animaux inférieurs portent des signes de la présence en eux d’un principe immatériel, qui cependant ne mérite pas le nom d’âme, de même les philosophies et les religions humaines tirent leur vie de certaines idées vraies et ne sont pourtant pas directement divines. Ce que l’homme est au milieu du règne animal, l’Eglise l’est parmi les écoles du monde ; et comme Adam a donné des noms aux animaux qui l’environnaient, ainsi l’Eglise a tout d’abord jeté les yeux autour d’elle sur la terre, notant et examinant les doctrines qu’elle y trouvait. Elle a commencé en Chaldée, puis a séjourné au milieu des Cananéens, est descendue en Égypte, a traversé l’Arabie pour s’installer dans sa propre terre. Elle a dû s’affronter aux marchands de Tyr, à la sagesse de l’Orient, aux plaisirs de Saba. Elle a été déportée à Babylone et s’est rendue jusqu’aux écoles de la Grèce. Partout où elle est allée, dans l’épreuve comme dans le triomphe, toujours elle restait un esprit vivant, l’esprit et la voix du Très-Haut, « assise au milieu des docteurs, les écoutant et leur posant des questions [2] », réclamant comme sien ce qu’ils disaient de juste, corrigeant leurs erreurs, suppléant à leurs lacunes, complétant leurs ébauches, développant leurs conjectures, et ainsi, par leur utilisation, élargissant l’ordonnance et raffinant le sens de son propre enseignement. Nous sommes donc bien loin d’accorder un moindre crédit à son Symbole parce qu’il ressemble à d’autres théologies. Nous tenons au contraire que la voie particulière qu’a choisie la Providence pour nous communiquer la connaissance divine a été de donner à l’Église le pouvoir de tirer du monde et de recueillir en un tout cette connaissance. En ce sens, comme en d’autres, « elle suce le lait des gentils et le sein des rois [3] ».
Jusqu’où sont allés ces emprunts, c’est une question d’histoire ; et nous croyons qu’ils ont été fortement exagérés et déformés récemment par ceux qui, comme M. Milman, ont vu dans ce fait une objection contre la doctrine catholique ; mais nous n’y trouvons aucune difficulté a priori. Nous reconnaîtrions volontiers, pourvu qu’on en fasse une question de fait et non de théorie, que Balaam était un sage de l’Orient, que la Sibylle était inspirée, que Salomon s’est instruit auprès des fils de Mahol, ou que Moïse fut l’élève des prêtres d’Égypte. Nous ne nous alarmons pas d’apprendre que la doctrine des armées angéliques vient de Babylone, nous qui savons que ces anges ont chanté le soir de Noël ; ni de rencontrer chez Philon la vision d’un médiateur, si le vrai médiateur est réellement mort pour nous sur le Calvaire. Et nous ne craignons pas de concéder que même après sa venue, l’Eglise a été la maison du trésor, qui produisait des choses anciennes et des choses nouvelles, qui jetait au feu de ses fondeurs l’or des tributaires et qui imprimait de plus en plus profondément sur sa monnaie, à mesure que le temps le demandait, l’image de son Maître.
La distinction entre ces deux théories est claire et patente. Selon les partisans de l’une, la Révélation a été un acte simple, complet, solitaire ou presque, pour communiquer un certain message. Tandis que nous, qui soutenons l’autre, nous constatons que l’enseignement divin a été en fait, comme nous devions nous y attendre selon l’analogie de la nature, varié, complexe, progressif et se complétant peu à peu « en des temps différents et en diverses manières [4] ». Nous remarquons que la doctrine chrétienne, si on la soumet à l’analyse, apparaît, comme son cadre humain, « étonnamment et merveilleusement construite [5] ». Eux, au contraire, y voient comme un dogme unique, ou des principes donnés une fois pour toutes dans leur plénitude, sans accroissement progressif avant la venue du Christ, ni élucidation après. Ils rejettent tout ce qui se trouve aussi chez les pharisiens ou chez les païens ; pour nous, nous concevons que l’Eglise, comme la verge d’Aaron, a dévoré les serpents des magiciens. Ils sont en quête d’une fictive simplicité primitive, nous sommes en repos dans la plénitude catholique. Ils cherchent ce qui n’a jamais été trouvé ; nous acceptons et nous utilisons ce qu’eux-mêmes reconnaissent être substantiel. Ils sont poussés à soutenir, de leur côté, que la doctrine de l’Église n’a jamais été pure ; nous disons qu’elle ne peut jamais se corrompre. Pour nous, une promesse divine garde l’Eglise catholique de toute corruption doctrinale ; mais sur quelle promesse ou quel encouragement ils peuvent faire fond pour rechercher leur pureté imaginaire, personne ne le voit.
Notes
[1]Allusion à MILMAN, View of Christianity, mentionné plus haut.
[2]Allusion à Lc, II, 46.
[3]Is., LX, 16.
[4]Hébr., I, 1.
[5]Ps. 139, 14.