LE MAL AU NOM DE DIEU
Faire le mal au nom du bien. Logique de la terreur
André Comte-Sponville - publié le 23/12/2015
André Comte-Sponville, philosophe, est l'auteur de C'est chose tendre que la vie (Albin Michel, 2015).
Le sacrifice programmé d'Isaac, dans la Genèse, est l'un des textes les plus effrayants de la Bible, qui n'en manque pas. Je sais bien que Dieu, finalement, s'y opposa. Mais Abraham n'en avait pas moins préparé le bûcher, comme il « saisit le couteau, pour immoler son fils »... Et Dieu, loin de s'en offusquer, l'en félicite ! « Parce que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions... » Abraham mettait Dieu plus haut que tout, c'est en quoi il est « le héros de la foi », comme dira Kierkegaard, et le rappel aussi, à jamais, de ses dangers. Mettre Dieu plus haut que soi ? Fort bien. Mais plus haut que la morale ? Plus haut que la vie ? Plus haut que l'amour ? On m'objectera que morale, vie et amour n'ont d'existence absolue qu'en Dieu. Peut-être. Mais ce Dieu, s'il existe, qui peut se vanter de le connaître absolument ? Au nom de quoi mettre ses commandements, lorsqu'ils nous choquent, plus haut que les exigences du coeur et de la raison ? Au nom de Dieu, donc au nom de la foi, donc au nom d'une croyance incertaine, comme elles sont toutes... Qu'est-ce qui nous dit que ce Dieu est le vrai ? La Révélation. Qu'est-ce qui nous dit que cette Révélation est la bonne ? Le fait qu'elle vienne du vrai Dieu... C'est le cercle de la foi, qui la rend effrayante lorsqu'elle se prend pour une certitude. Si Abraham avait douté, il n'aurait pas pris le couteau. Mais s'il avait douté, serait-il le héros de la foi ? N'accablons pas trop les religions. Elles n'ont pas le monopole de la violence, ni du dogmatisme, ni du fanatisme. Réfléchissons plutôt à ce que nous apprend leur longue et douloureuse histoire : qu'on peut faire le mal aussi au nom du bien, et même qu'on s'autorisera d'autant plus volontiers le pire quand c'est en vue d'un Bien prétendument absolu... L'égoïsme, plus répandu, est moins à craindre que le fanatisme. Bien rares sont ceux qui tueraient par intérêt personnel. Au reste,qu'y a-t-il à gagner à des massacres ? Mais si c'est pour Dieu, pour la Patrie ou la Révolution, tout change ! Point besoin d'êtreparticulièrement méchant pour faire un mal considérable : il suffit d'être enthousiaste. Voyez les croisades ou le djihad, Robespierre ou Staline, Hitler ou Pol Pot, Al-Qaïda ou Daech. Logique de l'absolu, quand on prétend le connaître : logique de la terreur. Nul ne fait le mal pour le mal. Le « Reich de mille ans », pour Hitler, était un bien, comme la Révolution pour Robespierre ou ses sinistres successeurs, comme la vraie foi pour les inquisiteurs de toutes obédiences. « Tuez-les tous, Dieu ou la Révolution reconnaîtra les siens... » Un salaud ordinaire serait moins à craindre. S'il n'agit que par égoïsme, pourquoi multiplierait-il les carnages ? Mais revenons à Isaac. Cet épisode, dont on trouve l'équivalent dans le Coran,marque le renoncement, par les trois grands monothéismes, à tout sacrifice humain. On ne peut que s'en réjouir, tout en constatant que cela n'a pas suffi à empêcher les guerres de religion, ni à décourager - l'actualité hélas le rappelle - les très pieux massacreurs. Parce qu'ils se trompent sur leur propre religion ? Soit. Mais enfinJésuslui-même, tout pacifique qu'il se voulût, n'en annonçait pas moins qu'il apportait « non la paix mais le glaive ». Cela condamne-t-il son message ? Non pas, puisqu'il existe en effet des guerres justes ou des violences nécessaires. Mais cela confirme qu'aucun message ne vaut indépendamment de l'interprétation qu'on en donne. Or cette interprétation est humaine, donc faillible, quand bien même le message, lui, ne le serait pas. Que Dieu soit absolu, cela fait partie de sa définition. Les religions n'en sont pas moins relatives, donc discutables. C'est ce qui agace les fanatiques : ils enragent de n'être pas Dieu.|
Faire le mal au nom du bien. Logique de la terreur
André Comte-Sponville - publié le 23/12/2015
André Comte-Sponville, philosophe, est l'auteur de C'est chose tendre que la vie (Albin Michel, 2015).
Le sacrifice programmé d'Isaac, dans la Genèse, est l'un des textes les plus effrayants de la Bible, qui n'en manque pas. Je sais bien que Dieu, finalement, s'y opposa. Mais Abraham n'en avait pas moins préparé le bûcher, comme il « saisit le couteau, pour immoler son fils »... Et Dieu, loin de s'en offusquer, l'en félicite ! « Parce que tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions... » Abraham mettait Dieu plus haut que tout, c'est en quoi il est « le héros de la foi », comme dira Kierkegaard, et le rappel aussi, à jamais, de ses dangers. Mettre Dieu plus haut que soi ? Fort bien. Mais plus haut que la morale ? Plus haut que la vie ? Plus haut que l'amour ? On m'objectera que morale, vie et amour n'ont d'existence absolue qu'en Dieu. Peut-être. Mais ce Dieu, s'il existe, qui peut se vanter de le connaître absolument ? Au nom de quoi mettre ses commandements, lorsqu'ils nous choquent, plus haut que les exigences du coeur et de la raison ? Au nom de Dieu, donc au nom de la foi, donc au nom d'une croyance incertaine, comme elles sont toutes... Qu'est-ce qui nous dit que ce Dieu est le vrai ? La Révélation. Qu'est-ce qui nous dit que cette Révélation est la bonne ? Le fait qu'elle vienne du vrai Dieu... C'est le cercle de la foi, qui la rend effrayante lorsqu'elle se prend pour une certitude. Si Abraham avait douté, il n'aurait pas pris le couteau. Mais s'il avait douté, serait-il le héros de la foi ? N'accablons pas trop les religions. Elles n'ont pas le monopole de la violence, ni du dogmatisme, ni du fanatisme. Réfléchissons plutôt à ce que nous apprend leur longue et douloureuse histoire : qu'on peut faire le mal aussi au nom du bien, et même qu'on s'autorisera d'autant plus volontiers le pire quand c'est en vue d'un Bien prétendument absolu... L'égoïsme, plus répandu, est moins à craindre que le fanatisme. Bien rares sont ceux qui tueraient par intérêt personnel. Au reste,qu'y a-t-il à gagner à des massacres ? Mais si c'est pour Dieu, pour la Patrie ou la Révolution, tout change ! Point besoin d'êtreparticulièrement méchant pour faire un mal considérable : il suffit d'être enthousiaste. Voyez les croisades ou le djihad, Robespierre ou Staline, Hitler ou Pol Pot, Al-Qaïda ou Daech. Logique de l'absolu, quand on prétend le connaître : logique de la terreur. Nul ne fait le mal pour le mal. Le « Reich de mille ans », pour Hitler, était un bien, comme la Révolution pour Robespierre ou ses sinistres successeurs, comme la vraie foi pour les inquisiteurs de toutes obédiences. « Tuez-les tous, Dieu ou la Révolution reconnaîtra les siens... » Un salaud ordinaire serait moins à craindre. S'il n'agit que par égoïsme, pourquoi multiplierait-il les carnages ? Mais revenons à Isaac. Cet épisode, dont on trouve l'équivalent dans le Coran,marque le renoncement, par les trois grands monothéismes, à tout sacrifice humain. On ne peut que s'en réjouir, tout en constatant que cela n'a pas suffi à empêcher les guerres de religion, ni à décourager - l'actualité hélas le rappelle - les très pieux massacreurs. Parce qu'ils se trompent sur leur propre religion ? Soit. Mais enfinJésuslui-même, tout pacifique qu'il se voulût, n'en annonçait pas moins qu'il apportait « non la paix mais le glaive ». Cela condamne-t-il son message ? Non pas, puisqu'il existe en effet des guerres justes ou des violences nécessaires. Mais cela confirme qu'aucun message ne vaut indépendamment de l'interprétation qu'on en donne. Or cette interprétation est humaine, donc faillible, quand bien même le message, lui, ne le serait pas. Que Dieu soit absolu, cela fait partie de sa définition. Les religions n'en sont pas moins relatives, donc discutables. C'est ce qui agace les fanatiques : ils enragent de n'être pas Dieu.|