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Au Ghana, la cathédrale de la discorde
Alors que le pays traverse une grave crise économique, le chantier de l’édifice imaginé par l’architecte star David Adjaye est à l’arrêt.
Par Marie de Vergès(Accra, envoyée spéciale)
Publié le 01 mai 2023 à 21h00, modifié le 02 mai 2023 à 13h20
Vue d’artiste du projet de cathédrale en chantier à Accra, capitale du Ghana, contruite par l’architecte David Adjaye. L’édifice devait être livré début 2024. DAVID ADJAYE
En plein cœur d’Accra, à quelques encablures du Parlement ghanéen, trois grues immobiles veillent sur un chantier à l’arrêt. Un long mur d’enceinte protège le site des regards. « Il ne se passe rien en ce moment, mais ça va être énorme ici », murmure le gardien, en se relevant de la chaise en plastique où il s’était légèrement assoupi. Ce vaste espace de quelque 7 hectares devrait en effet accueillir un jour « le bâtiment le plus significatif de l’histoire du Ghana », selon ses promoteurs. Et d’ores et déjà, avant même d’être sorti de terre, l’un des plus controversés : une « cathédrale nationale » construite par le « starchitecte » ghanéo-britannique David Adjaye, flanquée de jardins, et intégrant un musée de la Bible, mais aussi un centre de conférence, des boutiques, des restaurants, une galerie d’art…
Une partie de l’opinion publique critique la démesure du projet, à l’heure où le pays d’Afrique de l’Ouest est secoué par une crise économique d’une rare intensité. Depuis des mois, l’inflation galope (+ 45 % en mars) et la dette a explosé, à plus de 100 % du produit intérieur brut (PIB), contraignant le gouvernement à réclamer l’aide du Fonds monétaire international (FMI).
Dans ce contexte tendu, les financements octroyés à la cathédrale soulèvent un vent de protestations. Même si l’essentiel des coûts futurs doit être couvert par des donations et des fonds privés, jusqu’à 58 millions de dollars (52,2 millions d’euros) d’argent public ont déjà été consacrés à ce complexe. En décembre 2022, le Parlement a refusé d’approuver une nouvelle allocation de 80 millions de cedis (6,1 millions d’euros). Les travaux sont désormais suspendus, mais pas les attaques de l’opposition, qui dénonce à tout-va la gabegie du gouvernement et un manque de transparence dans le processus de sélection des consultants et des entreprises chargées d’exécuter le projet.
« Pour les chrétiens d’Afrique »
« Cette cathédrale est le plus terrible exemple du gaspillage d’argent public qui nous a conduits là où nous sommes aujourd’hui, cingle le politologue Emmanuel Gyimah-Boadi, président fondateur du bureau de recherche panafricain Afrobarometer. En réalité, les critiques des députés arrivent bien tard, sans doute parce qu’eux aussi voulaient ménager la communauté chrétienne dont le poids politique est très important dans le pays. »
En plus d’accueillir des cérémonies officielles, la vocation de cette cathédrale « interconfessionnelle » est d’offrir un lieu de cohésion aux chrétiens du Ghana qui forment plus de 70 % de la population mais se divisent en de nombreuses églises. Le projet a été annoncé en 2017, lors du soixantième anniversaire de l’indépendance, par l’actuel président Nana Akufo-Addo, qui l’a également présenté comme « une promesse faite au Dieu tout-puissant », en remerciement de sa victoire à l’élection présidentielle de 2016 après deux tentatives malheureuses.
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Le chantier a rapidement été confié à David Adjaye, l’un des architectes les plus en vue du moment, célèbre notamment pour avoir conçu le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines à Washington. Fils d’un diplomate ghanéen, réputé proche de la famille présidentielle, celui-ci a imaginé un édifice audacieux, intégrant des motifs inspirés des cultures locales. La cathédrale doit être ainsi coiffée d’un toit en quinconce, évoquant l’architecture traditionnelle du peuple akan. L’aménagement paysager devrait quant à lui rappeler les « adinkra », ces symboles idéographiques créés par les Ashanti.
L’ensemble doit comprendre un auditorium de 5 000 places et, surtout, un musée de la Bible visant à raconter et réhabiliter le rôle du continent africain dans le christianisme. « Cet endroit est destiné à devenir une plateforme pour les chrétiens d’Afrique, insiste Paul Opoku-Mensah, directeur exécutif de la cathédrale nationale. Il n’est pas juste question de religion mais de transformer le Ghana en créant une infrastructure qui attire pèlerins et touristes et génère des recettes. »
« Une promesse au Seigneur »
Cet homme affable défend la rationalité économique d’un projet dont les plus féroces détracteurs affirment qu’il pourrait coûter jusqu’à 1 milliard de dollars, soit cinq à dix fois plus que les estimations initiales. M. Opoku-Mensah rétorque que le montant final ne dépassera pas 350 millions de dollars. Selon ses calculs, la cathédrale pourrait en outre permettre d’encaisser 95 millions de dollars sur les cinq premières années de fonctionnement grâce aux visites des touristes, à l’organisation de conférences et autres produits dérivés. D’un même élan, il réfute les accusations d’opacité et de corruption liées aux procédures de passation de marché, affirmant que les autorités s’en sont tenues strictement à la loi et mettent tous les documents à disposition du Parlement. « Il n’y a pas de criminalité, pas de scandale et rien d’illégal, martèle-t-il. Cette polémique est avant tout le reflet des profondes divisions politiques du pays. »
Reste que la cathédrale a réussi à liguer contre elle des personnalités que tout oppose. Parmi elles, Sam George, député de l’opposition et principal instigateur au Parlement d’un projet de loi anti-LGBT très dur, fustige un chantier « parfaitement décalé à un moment où le Ghana n’est plus en mesure d’honorer sa dette. » « Certaines écoles n’ont même plus les moyens de servir des déjeuners à leurs élèves et il faudrait se démener pour trouver comment financer une promesse de notre président au Seigneur ? », ironise celui qui se présente sur Twitter comme un « fils de Dieu ». Et de comparer le futur édifice à la gigantesque basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, fruit des désirs de l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, « aujourd’hui en très mauvais état faute d’argent pour son entretien ».
A l’autre bout du spectre idéologique, la féministe Akosua Hanson, très impliquée dans la défense des droits des homosexuels, s’indigne aussi que l’argent du contribuable ait pu être utilisé à des fins religieuses. « Nous sommes pourtant un pays laïc, s’agace-t-elle. De la sorte, on laisse penser que les chrétiens ont le droit d’institutionnaliser leur religion alors même que les églises sont des lieux de radicalisation sur de nombreux sujets de société. »
Face à la controverse, la communauté chrétienne demeure relativement discrète. Le conseil d’administration de la cathédrale, composé de responsables ecclésiastiques des principales églises du Ghana, a malgré tout pris acte, fin janvier, de l’émotion suscitée par le projet après avoir subi la démission de deux de ses membres. Dans un communiqué, il a indiqué confier une mission d’audit au cabinet Deloitte pour restaurer la confiance du public.
« Le trou le plus cher d’Afrique »
« De toute façon, cette cathédrale n’en serait pas vraiment une, car elle n’est reliée à aucune hiérarchie épiscopale : il n’y a pas d’“évêque national” au Ghana, analyse Bright Simons, vice-président du cercle de réflexion ghanéen Imani. Et, surtout, l’ensemble ressemble davantage à un projet commercial. » Très remonté, l’expert dépeint « un symbole des mauvaises pratiques du Ghana », citant le point qui lui semble le plus litigieux : « Il n’y a eu aucune compétition ouverte pour choisir l’architecte, ce qui a contribué à l’inflation des dépenses. La cathédrale était censée représenter l’émergence du Ghana et rehausser son image de marque, mais la réalité est bien en deça et l’on se retrouve avec un site dénaturé en plein centre de la capitale. »