"Le féminisme ne va pas à l'encontre de l'islam"
propos recueillis par Camille Dubruelh et Céline Chadelat - publié le 07/12/2010
Pakistanaise, Saba Mahmoud a participé aux mouvements d'émancipation des femmes avant d'embrasser une carrière de chercheuse à l'université de Berkeley (Etats-Unis). Son dernier ouvrage, La Politique de la piété, offre un éclairage corrosif sur la relation des femmes égyptiennes à la religion et au politique, en s'intéressant au "mouvement des mosquées".
En mettant à mal de nombreux "présupposés occidentaux", Saba Mahmoud se démarque des théories féministes libérales et refuse de réduire ces faits sociaux et religieux à une analyse de type culturaliste. Interview.
Comment ce mouvement de piété questionne-t-il l'idée de "féminisme"?
Le "mouvement des mosquées" se manifeste par la prolifération de mosquées de quartier et une visibilité plus grande de la sociabilité religieuse dans l'espace social. Avec, par exemple, le port du voile, la multiplication des médias et des publications à caractère religieux. Ce mouvement est une composante essentielle du renouveau islamique en Egypte. Mais qui a pour spécificité de passer par les femmes.
C'est un renouveau religieux pour ces femmes, qui a aussi une incidence importante sur leur entourage. Cela s'opère non pas de façon aveugle, mais d'une manière très intellectuelle. Le Coran est en effet un texte spirituel, qui ne comprend pas de règles strictes. Les femmes qui participent à ces "cours" ne se limitent pas simplement à la lecture de textes sacrés, elles cherchent avant tout à comprendre comment gérer leur vie quotidienne en restant en adéquation avec leur foi.
Leur objectif est de trouver dans les textes ce qui est applicable et ce qui ne l'est pas. Par exemple, le sexe extramarital est interdit dans l'islam. Comment apprendre alors à leurs enfants l'importance de ces valeurs, lorsque les incitations sexuelles dans les médias sont récurrentes? Elles ont conscience que les enfants sont sollicités par ces images, alors elles cherchent à comprendre comment les aider à prendre de la distance. Se rendre à ces cours, discuter, argumenter, comprendre, aide les femmes à faire le tri en apprenant à gérer les difficultés auxquelles elles font face au quotidien.
Pour mieux comprendre la portée de ce mouvement, il faut, dites-vous, se pencher sur la très longue histoire du colonialisme. Expliquez-nous.
On trouve un certain nombre de présupposés parmi les raisons justifiant la colonisation. Le premier considère que les femmes n'appartenant pas à l'Occident sont inférieures. Le second découle du premier : elles doivent être sauvées de leur propre culture, de leurs hommes, par la civilisation blanche. Or cet argument trouve toujours un écho en Europe. C'est une idée tenace de penser que la culture musulmane traite les femmes comme des êtres inférieurs, imposant à l'Occident le devoir de les sauver.
L'acceptation de cette responsabilité s'est paradoxalement construite sur une absence de reconnaissance de sa propre inégalité. Le monde occidental n'a pas fait pas son autocritique en matière d'égalité des sexes. Le féminisme n'est pas le pendant de la culture occidentale. Dire cela reviendrait à renier toutes les batailles, toutes les souffrances que les femmes ont, ici, subies afin de pouvoir imposer des droits fondamentaux, comme les droits civiques. En Occident, on oppose souvent la liberté à son contraire, comme s'il n'y avait pas d'entre-deux. En réalité, ce n'est pas aussi simple.
La liberté que l'on croit acquise implique parfois un assujettissement d'un autre genre. Prenez par exemple la manière dont les femmes ont lutté pour libérer leur corps. Pourtant, cette liberté est allée de pair avec une volonté de correspondre à un certain modèle, de rester l'objet du désir des hommes, avec tout ce que cela implique, comme la chirurgie esthétique. Et ça, ce n'est pas la liberté. Le féminisme n'est pas un concept propre à l'Occident, qui pourrait être transposé tel quel à d'autres sociétés. Il y a diverses formes de féminisme, et cela ne va pas forcément à l'encontre de la piété, ni de l'islam.
Ce mouvement correspond-il à une réapropriation de l'islam par ces femmes?
Effectivement, mais nous devons bien comprendre de quoi il s'agit. Cela ne me paraît pas être un courant radicalement plus individualiste, plus libéral, même si d'un certain côté, il y a une approche plus personnelle : "Je travaille sur moi-même, ma morale éthique." Aucune religion ne peut comporter cette notion individualiste de façon radicale, il y a toujours un passé, des lignes directrices.
Ce n'est pas non plus une mise en question de l'autorité du Coran. Les femmes du "mouvement des mosquées" acceptent le Coran, mais d'une façon très différente qui provient de leurs défis quotidiens. Par exemple, je montre dans mon livre des femmes qui vont à l'encontre de leur entourage, pères et maris, pour se rendre aux réunions ou pour mettre en application leurs croyances. Que font-elles? Qui offensent-elles? Dieu? Non. Elles offensent leurs maris. Et elles l’assument en se disant : "Mon premier devoir est envers Dieu, le second devoir est envers mon mari."
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