Les religions ont aidé les sociétés à tenir pendant la guerre »
Le Monde.fr | 17.06.2014 à 19h58 |
Propos recueillis par Antoine Flandrin
Xavier Boniface, professeur d’histoire contemporaine à l'Université du Littoral, auteur de l'Histoire religieuse de la Grande Guerre (Fayard, 2014), revient sur le rôle géopolitique, social et politique des religions pendant la première guerre mondiale.
L'annonce de la mobilisation générale le 1er août 1914 a provoqué un vif émoi au sein de la société française. Les livres d'histoire expliquent que le 2 août les églises sont pleines et que les hommes qu'on ne voyait plus à la messe se précipitent dans les confessionnaux. Quelle a été l'ampleur de ce phénomène ?
Xavier Boniface : oui, il y a beaucoup plus de monde dans les églises, mais aussi dans les temples et les synagogues. Cela dit ce n'est pas un mouvement unanime et général. Il y a des tas d'exceptions. Parmi celles-ci, les paroisses du pays minier dans le Pas-de-Calais, où il y a trois ou quatre personnes en plus mais pas davantage.
Comment expliquez-vous cette affluence ?
Les Français se tournent vers les autels parce que, d'abord, il y a le bouleversement lié à la guerre, donc à l'incertitude : on ne sait pas de quoi sera fait le lendemain. On va donc chercher une sorte de protection spirituelle. Deuxièmement, c'est le moment de la séparation avec la famille. Les mobilisés vont quitter femmes et enfants pour une période qu'on pense relativement courte, mais en réalité, on n'en sait rien. Là aussi, il y a un besoin de réconfort moral. Troisièment, il y a la représentation qu'on se fait de la guerre, liée à la mort : on prend son assurance avec l'au-delà en allant se confesser ou en allant à la messe.
Le lien historique entre la foi et le patriotisme entre-t-il en ligne de compte ?
Je ne suis pas sûr que les Français y pensent dès le mois d'août 1914. Lors des trois premiers jours qui succèdent l'annonce de la mobilisation, la démarche me semble plus individuelle que patriotique. Ceux pour qui le lien entre la foi et la patrie joue un rôle sont des catholiques très pratiquants. Ceux qui allaient à l'église une fois par an n'en sont pas encore là. L'exaltation patriotico-religieuse aura lieu plus tard. Elle se fera au cours de différentes étapes qui seront franchies durant les premières semaines de la guerre.
Lire l'article de Xavier Boniface sur les religions dans la Grande Guerre sur le site de la Mission du centenaire
En 1914, la religion a été mise à rude épreuve par trente ans de politique anticléricale. Dans quelle mesure l'Union sacrée scelle la réconciliation des catholiques et des anticléricaux ?
Plutôt qu'une réconciliation, je dirais un apaisement des tensions. Deux exemples l'attestent. Dès le 2 août 1914, le ministre de l'intérieur, Louis Malvy, suspend l'application des lois contre les congrégations religieuses de 1901 et 1904. Ces lois étaient encore appliquées début 1914 : les autorités continuaient d'expulser des religieux et des religieuses. Cette volonté d'apaiser les relations transparaît également dans le discours appelant à l'Union sacrée prononcé le 4 août par le président Raymond Poincaré. Il demande aux Français d'oublier des tensions politiques et sociales. Cela contribue à un rapprochement pour une cause commune. La défense de la patrie fédère tout le monde. De son côté, l'Eglise joue le jeu à fond et soutient l'Union sacrée.
Environ 30 000 prêtres, religieux et séminaristes sont mobilisés dans l'armée française. Combien d'entre eux sont envoyés pour combattre au front ?
On compte 32 000 prêtres, séminaristes, religieux et novices. Ce décompte a été effectué par La Maison de la Bonne Presse dans les années 1920 dans Le Livre d'or du clergé et des congrégations. Entre 22 000 et 24 000 sont des prêtres : environ 20 000 d'entre eux appartiennent au clergé régulier, 3 000 au clergé séculier. Les prêtres ayant fait leur service militaire avant 1905 sont mobilisés dans le service de santé conformément à une disposition de la loi de 1889. Ils représentent la moitié du clergé mobilisé. Ils sont brancardiers – tâche éprouvante et dangereuse – et infirmiers dans les hôpitaux de campagne à l'arrière ou dans les postes de secours à l'avant. Les prêtres plus jeunes – ceux qui ont fait leur service militaire après 1905 – sont envoyés au front. Mais il arrive aussi qu'ils se retrouvent dans des services de santé.
La France est-elle un cas unique en Europe ?
Non, l'Italie a introduit le service militaire auprès du clergé quelques années avant la France. Les prêtres sont mobilisés avec un exemple fameux : le futur pape Jean XXIII est enrôlé comme infirmier en 1915.
Selon la propagande de l'époque, la guerre aurait opposé l'Allemagne luthérienne à la France catholique. Quel discours tient l'Eglise française ?
Dès août 1914, l'Eglise affirme que la France est agressée par une puissance étrangère et qu'il faut se défendre. Le discours anti-protestant est porté par les intellectuels catholiques, jusqu'en 1917, date de l'entrée en guerre des Etats-Unis. Mais contrairement à la guerre franco-allemande de 1870-1871, ce discours reste très minoritaire.
Le rôle géopolitique de l'Eglise italienne est plus complexe...
Son rôle est plus complexe en raison des tensions qu'elle entretient avec l'Etat italien au sujet de la question romaine, controverse politique relative au rôle de Rome, siège du pouvoir temporel du pape, mais aussi capitale du Royaume d'Italie. Depuis l'unification de l'Italie en 1870, le pape ne dispose plus des Etats pontificaux. L'Eglise italienne doit surtout convaincre qu'il faut faire la guerre à l'Autriche catholique. Or, une importante partie du clergé italien se souvient que l'Italie a été autrichienne et que cette Italie sous tutelle autrichienne a très bien vécu au milieu du XIXe siècle. Ils ne comprennent pas très bien pourquoi ils doivent faire la guerre contre ceux avec qui ils s'entendaient bien. D'autant qu'a priori rien ne rapproche les catholiques italiens des Russes orthodoxes et des Anglais protestants.
Lire le programme du colloque « Les religions dans les tranchées organisé par la Mission du centenaire »
Il n'existe pas d'Eglise nationale en Allemagne. Quelles sont les relations entre protestants et catholiques ?
En Allemagne, les discours des protestants et des catholiques vont converger pour défendre la patrie. Même si l'Allemagne a pris l'initiative de la guerre, les Allemands sont convaincus qu'ils mènent une guerre défensive en raison de l'encerclement dont ils font l'objet. Les Allemands soutiennent tous le Burgfrieden, équivalent de l'Union sacrée. Pour les catholiques, ce soutien est impératif : ils veulent éviter d'être à nouveau en proie à la politique anticléricale du gouvernement, qui est lié aux Prussiens protestants. Le souvenir du Kulturkampf, manifestation de la politique libérale du chancelier Otto von Bismarck visant à séparer l'Etat et l'Eglise, dans les années 1875-1880, est présent. Pour Bismarck, les catholiques n'étaient pas de bons Allemands parce qu'ils obéissaient à un souverain étranger : le pape. Cela a ensuite nourri l'idée qu'ils étaient des citoyens de seconde zone. En 1914, les catholiques allemands veulent montrer qu'ils sont avant tout des Allemands et que leur religion ne change rien à leur amour pour la patrie. Ils soutiennent à fond le Burgfrieden quitte à faire un peu de la surenchère.
Les juifs et les protestants de France ne sont-ils pas dans un cas similaire ?
Tout à fait. L'affaire Dreyfus, qui éclate en 1894, avant de battre son plein en 1899, n'est close qu'en 1906. Le capitaine Dreyfus est réhabilité, mais les juifs ont été traités comme des citoyens de seconde zone. Les juifs se rallient à l'Union sacrée pour montrer qu'ils sont de très bons citoyens français et de vrais patriotes. On verra la même chose en Russie : les juifs, qui furent véritablement persécutés une décennie auparavant au moment des pogroms, vont soutenir l'effort de guerre du Tsar.
Giacommo della Chiesa devient le pape Benoît XV en septembre 1914. Il proclame la neutralité et appelle à la fin de la guerre. Comment expliquez-vous qu'il soit si inaudible et si détesté ?
Détesté, c'est le moins qu'on puisse dire... Il est inaudible parce que la guerre est totale et que chaque pays veut une victoire totale. L'ennemi doit être totalement vaincu. Or ce que demande Benoît XV, c'est l'arrêt de la guerre. Il va jusqu'à demander « une paix sans vainqueur ni vaincu ». Pour les belligérants, c'est inacceptable. Ce discours de modération, de paix, d'arbitrage ne passe pas. Deuxième élément, qui compte davantage pour l'Entente, en tout cas pour les Français et les Belges : le pape ne fait pas allusion aux atrocités allemandes et au fait que la France et la Belgique ont été agressées. En fait, le pape renvoie dos à dos les crimes imputés aux uns et aux autres en affirmant que tout cela se vaut. Cet argument n'est pas compris. Les catholiques français et surtout les catholiques belges ont le sentiment d'être abandonnés par le pape.
A l'instar de celle de Tannenberg en août 1914, les batailles ont souvent été mises en scène comme des croisades par les gouvernements. Comment les opinions publiques réagissent-elles face à ces discours ?
La bataille de la Marne a également été mise en scène comme un signe divin : on a parlé du « miracle de la Marne ». Ceux qui en parlent dans ces termes sont des écrivains ou des journalistes catholiques. Le clergé ne tient pas forcément ce discours. Les opinions publiques restent souvent éloignées de ces conceptions. Mais dans la cas de la Marne, ça marche. La France était tellement mal engagée que ce retournement de situation passe pour miraculeux. Ce discours a toutefois ses limites : Verdun n'a jamais été présenté de cette manière. Côté italien, c'est l'inverse : après la défaite de Caporetto en novembre 1917, on pense que Dieu a abandonné l'Italie. Mais ce discours tenu par certains prêtres italiens reste assez marginal.
L'appel au djihad lancé par le sultan-calife à Istanbul n'a pas été suivi par les populations musulmanes des empires français et britanniques...
Cet appel n'a pas du tout pris. Mais en fait, les Anglais et les Français se sont faits une fausse peur. Ils ont imaginé que l'autorité du sultan-calife sur les musulmans était l'équivalent de celle du pape sur les catholiques. Le pape n'était pourtant pas écouté... En réalité, l'influence du calife a été surestimée. L'Empire ottoman a mis en place un travail de propagande énorme pour faire connaître ce discours, mais pendant longtemps personne ne fut au courant.
L'état-major français se préoccupe-t-il de la présence des soldats musulmans au front ?
L'état-major français est un peu sensible à la présence du soldat musulman. Il a essayé de régler le problème des rations, mais cela reste à la marge, parce que c'est compliqué à organiser. Mais surtout dès le mois de novembre 1914, il va régler la question des tombes musulmanes. Jusque-là un modèle de tombe avait été prévu : une croix. Il faudra attendre le printemps 1915 pour qu'on adopte des tombes spécifiques pour les juifs. Certains imams seront autorisés à visiter certains camps, mais on n'ira pas jusqu'à organiser des services d'aumônerie musulmane dans les tranchées. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Tout d'abord, l'état-major se méfie. Il a peur de créer un encadrement religieux sur lequel il n'aurait pas de contrôle. Le général Lyautey, résident du protectorat français au Maroc, estime pour sa part que ce n'est pas au gouvernement français de s'occuper des aumôniers musulmans. Sa vision est influencée par le Maroc où le sultan a autorité sur les musulmans de son pays. Dernier argument : il n'y a pas de clergé dans l'islam, on ne va pas commencer à inventer quelque chose qui n'existe pas.
Peut-on dire que la Grande Guerre a profondément modifié la mentalité des croyants ?
Je ne suis pas si certain que ce soit le cas. La guerre a fait redécouvrir la foi à un certain nombre d'entre eux. Elle l'a fait perdre à d'autres. Cette perte n'est jamais brutale. C'est une évolution. Chez certaines personnes, le doute était souvent en germe avant la guerre. D'une manière générale, l'épreuve a amené les croyants à s'accrocher à la religion : Dieu devient un paratonnerre. Mais on ne dispose pas de statistiques satisfaisantes pour affirmer qu'il y a une hausse de la pratique religieuse. Elle est réelle dans certaines régions, mais ce n'est pas un phénomène massif et durable. Au lendemain de la guerre, les déclarations de prêtres sont alarmantes : les églises sont vides sauf lors des cérémonies de deuil de guerre qui sont organisées à l'occasion de la Fête des morts du 2 novembre et de l'armistice du 11 novembre.
Face au carnage, beaucoup de croyants ont refusé le discours qui exaltait l'héroïsme. Y a-t-il eu des refus de la guerre du côté des Eglises ?
Des révoltes et des refus, quasiment jamais. Des interrogations, certainement. Quelques groupes pacifistes comme les Quakers en Grande-Bretagne sont contre la guerre mais surtout contre le service obligatoire. Mais cela reste marginal. Les groupes religieux qui ont appelé à la paix sont restés très isolés. Pendant la guerre, les Eglises ont avant tout joué un rôle de soutien. Elles ont aidé les soldats à tenir pendant quatre ans dans des conditions terribles. Elles ont aidé les sociétés à vouloir la victoire et à continuer jusqu'au bout.
Antoine Flandrin
Journaliste au Monde
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