Jean-Louis Bianco : "Une seule règle : nous en tenir à la lettre et à l’esprit de la loi de 1905"
Propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 20/01/2016
Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire national de la laïcité, est depuis quelques jours au cœur d’une polémique. Une pétition lancée par le journaliste Mohamed Sifaoui et la présidente de l'Observatoire de la laïcité du Val d'Oise (non lié à l’Observatoire national de la laïcité), Laurence Marchand-Taillade, l’accuse de « privilégier les accommodements irraisonnables et le repli communautariste au détriment de l’esprit d’une véritable République laïque », et appelle à sa démission. L’affaire s’est envenimée lundi 18 janvier, Manuel Valls ayant publiquement désavoué les travaux de l’Observatoire. Jean-Louis Bianco affirme, pour sa part, s’en tenir à la loi
Laurence Marchand-Taillade, présidente de l'Observatoire de la laïcité du Val d'Oise, et Mohamed Sifaoui, président de l'association Onze janvier, ont lancé un appel à votre démission de la présidence de l’Observatoire de la laïcité. Les pétitionnaires vous accusent de privilégier « les accommodements irraisonnables et le repli communautariste au détriment de l’esprit d’une véritable République laïque ». Pourtant, vous affirmez défendre la laïcité telle qu’elle est définie dans la loi de 1905. Comment expliquer ces accusations ?
C'est aux accusateurs qu'il faut poser la question. Ce n'est pas en répétant des mensonges énormes comme un moulin à prières qu’ils peuvent devenir des vérités. La vérité, c'est que je n'ai jamais soutenu la position de l'accommodement raisonnable. C'est une position du Québec, pas celle de la laïcité française. À l'Observatoire de la laïcité, nous n'avons qu'une seule règle : nous en tenir à la lettre et à l'esprit de la loi 1905. Il n'y a pas 36 laïcités : il y a la laïcité du droit, la laïcité des textes, de l'Histoire, des principes. Quand on commence à lui accoler des adjectifs, on la déforme, on l'utilise, on la manipule.
Comment expliquer la conception, défendue par les pétitionnaires, de « neutralité laïque de l'espace public » envers les religions, alors que la loi parle de neutralité de l'État et de ses institutions ?
Il y a des confusions surprenantes. Quand j'entends ce genre de déclarations, parlant de neutralité de l'espace public, c'est tout le contraire : l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen dit : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. » Parce que la liberté de conscience, qui comporte la liberté de culte, est garantie par la loi de 1905. L'interprétation d'une neutralité de l'espace public est donc totalement fausse. C'est une crispation par rapport au fait religieux. Avec le rapporteur général de l’Observatoire, Nicolas Cadène, nous faisons deux à trois réunions par semaine. Je peux vous garantir que dans des milieux très divers – associations laïques, réunions politiques, réunions de formation pour des fonctionnaires, des magistrats, des élus, des gens de l'Éducation nationale –, notre travail est très chaleureusement accueilli et plébiscité. Ce sont ces gens-là qui font vivre la laïcité au quotidien. Pas les gens qui font des discours à la tribune.
La pétition va jusqu'à accuser la tribune « Nous sommes unis », rédigée au lendemain des attentats du 13 novembre, d'atrophier le débat sur l'islam en dénonçant l'islamophobie. Cela, peu de temps après la déclaration d’Élisabeth Badinter, affirmant sur France Inter, le 6 janvier, qu’il ne fallait « pas avoir peur de se faire traiter d'islamophobe ». Comment expliquer ce repli et cette peur de l’islam ?
Encore une fois, il faut juger sur les textes. Le texte de « Nous sommes unis » me semble impeccable. Après, il y en a qui n'aiment pas certains signataires. Mais à ce moment-là, on est dans l'exclusion. Est-ce qu'on accepte, ou non, que des gens signent un texte de rassemblement, au moment où on en a besoin ? Qui plus est, un texte signé par des gens aussi différents que le Grand rabbin de France, Haïm Korsia, et des responsables musulmans. Le sujet de l'islam n'est pas un sujet tabou. Qu'il y ait des interrogations des musulmans eux-mêmes, des citoyens non musulmans et des spécialistes de la théologie est tout à fait légitime. La liberté de croyance va de pair avec la liberté de critiquer, de s'interroger. L'islam, pas plus que toute autre conviction, n'est à l'abri de la critique scientifique, historique, politique. Simplement, quand on se pose des questions dans l'abstrait sur l'islam, je pense que l'on se trompe. La question de la laïcité tient au comportement des gens. Est-ce que, quelles que soient leurs croyances, les citoyens respectent la liberté des autres, ou non ? Est-ce qu'ils respectent l'ordre public, ou non ? La loi doit être ferme quand on brime la liberté des autres ou que l’on trouble l'ordre public. Que l'on soit croyant ou pas, la loi est la même pour tous. Il n'y en a pas de spécifique pour l'islam.
Contre les problèmes de radicalisation et de repli communautaire, quelles sont les solutions proposées par l'Observatoire de la laïcité ?
Il faut d'abord connaître la laïcité. Il faut la faire vivre, que les gens y adhèrent. Il faut donc montrer comment la laïcité donne des réponses au quotidien, sur des sujets qui peuvent être difficiles, conflictuels, pouvant se traduire par des crispations, en disant très clairement ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi l'un de nos premiers avis a été un rappel à la loi. Pour le reste, je pense que la prévention de la radicalisation n'est pas directement liée à la laïcité, mais à un phénomène politique, de société, d'ordre public. Nous n'avons pas de recommandation spécifique à faire là-dessus, si ce n'est à la marge de notre action. En disant, par exemple, que toutes les actions pour faire des choses ensemble, comme le Fonds du 11 janvier ou le service civique, sont de bonnes manières de se connaître et de travailler ensemble : la dimension de la fraternité.
Les crispations autour de la laïcité nous donnent l'impression d'une division entre une France de la rencontre, de l'ouverture, et une France de l'intolérance, du repli sur soi. Comment inviter nos concitoyens à faire société ?
C'est vrai. À travers la diversité des convictions philosophiques, religieuses, politiques, il se dessine une carte qui oppose deux France : la France de la laïcité, toute la laïcité, rien que la laïcité, qui est aussi une France de la fraternité, qui veut vivre ensemble, mais aussi faire ensemble. Et de l'autre côté, une France de l'intolérance. Pour que nos concitoyens fassent société, il faut qu'ils s'informent, se forment, regardent les textes, participent au débat citoyen pour faire vivre la laïcité. C'est la laïcité en action, et pas la laïcité en discours.
L'enseignement du fait religieux et de la laïcité à l'école serait-il une bonne manière de combler ces ignorances et d'éviter la peur de l'autre ?
C'est capital. Cela a été recommandé par un rapport de Régis Debray, voilà plus de dix ans. Cette proposition est soutenue par l'Observatoire de la laïcité, et elle commence à être mise en œuvre cette année par l'Éducation nationale. Il ne s’agit pas de catéchisme, bien entendu, mais d’un enseignement laïque du fait religieux. Quels sont les faits historiquement prouvés ? Quelles sont les croyances ? Quels sont les préjugés ? Pour que chacun puisse se faire sa propre opinion, quelles que soient son origine familiale et ses convictions. Que chacun connaisse non seulement le fait religieux et spirituel, mais aussi le fait philosophique, le fait humaniste... Des formes d'éclairages qui n'ont pas de dimension religieuse.