La vraie laïcité est ailleurs…
Davy, octobre 2015
Publié le 11 octobre 2015
« Au village sans prétention,
J’ai mauvaise réputation
Qu’je m’démène ou qu’je reste coi,
Je passe pour un je-ne-sais-quoi. […]
Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant les chemins qui n’mènent pas à Rome.
Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux… »
La mauvaise réputation, Georges Brassens.
S’il est à la mode de militer pour défendre le droit à la différence, il semble qu’en France toutes les différences ne soient pas acceptées de la même façon. De toute évidence, la diversité doit rester dans un cadre normalisé, sinon elle risque d’être stigmatisée par la majorité. Déjà en 2004, le journaliste Jean-François Kahn s’étonnait des réactions excessives contre des avis exprimés par des institutions religieuses sur des sujets sensibles comme l’avortement ou l’homosexualité. Il s’interrogeait à raison : « Mais qu’est-ce que le pluralisme et la tolérance sinon l’acceptation sans réticence du fidéisme de l’autre (c’est-à-dire de sa croyance en un Dieu créateur) ou même de son mysticisme, et le refus de ringardiser un tel engagement ? […] Quelle étrange conception de la liberté de croyances, en vérité, que celle qui consiste à exiger, même de ceux qui n’ont pas la même vision de l’essence du monde que nous, qu’ils s’expriment exactement comme s’ils partageaient les mêmes croyances ou non-croyances que nous [1] ! » Et de constater avec pertinence : « On plaide pour la différence, mais à condition que l’autre soit exactement comme moi. L’altérité n’a droit qu’au mimétisme. […] Le croyant est acceptable, à condition qu’il ne croie plus. »
Les différentes approches de la liberté de religion et de son encadrement en fonction du pays confirment la forte influence du contexte historique et de la culture locale. Le professeur de sociologie Micheline Milot l’illustre clairement dans les Archives de sciences sociales des religions par le décalage entre les perceptions française et canadienne des manifestations religieuses dans l’espace public : « On conviendra que d’une société à une autre, ces valeurs que sont la dignité humaine, l’autonomie et la sécurité se trouvent différemment interprétées et ne représentent pas les mêmes enjeux sociaux. Pensons au voile musulman, interdit dans les écoles en France, entre autres pour des questions relatives à l’autonomie et à la dignité des jeunes filles. Jusqu’à ce jour, une telle interdiction est impensable au Canada, l’autonomie se traduisant précisément par la liberté de la jeune fille de vouloir ou non porter son voile [2]. »
En réalité, la classe politique française a la fâcheuse tendance à croire qu’elle constitue le modèle de référence en matière de laïcité, dont elle serait à l’origine et dont les autres nations devraient largement s’inspirer. Or, non seulement la France n’a pas inventé la séparation des Églises et de l’État, mais surtout il existe d’autres formes de laïcité dans le monde qui peuvent nous en apprendre beaucoup pour améliorer notre vision du pluralisme religieux. Dans l’article « Le mythe de l’exception » issu du dossier du Monde des Religions sur le centenaire de loi de 1905, le professeur Jean Baubérot explique que « la France n’a pas le monopole des éléments de la laïcité : ceux-ci existent aussi dans d’autres pays d’Europe, qui ne se disent pourtant pas laïques, et qui sont néanmoins en avance, par certains côtés, sur une partie du modèle dit “français [3]” ». Il souligne en particulier que les pères fondateurs de la laïcité française, dont Jean Jaurès, se référaient justement aux modèles américain et mexicain, qui avaient déjà institué la séparation des Églises et de l’État.
Les États-Unis, sont-ils en avance ou en retard sur la France ?
Il est devenu coutumier dans l’hexagone, et plus spécialement chez les militants antisectes, de se défendre des accusations d’atteinte aux libertés religieuses en reprochant aux États-Unis de se montrer trop souples face à l’implication de la religion dans la vie publique, pour ne pas dire laxistes face aux excès de certaines manifestations religieuses. Car la France s’estime en avance en matière de prise de conscience du danger de certains mouvements et de lutter efficacement contre les dérives sectaires. Pourtant, comme le souligne l’anthropologue Nathalie Luca, un rapport américain dénonçait dès 1978 un mouvement sectaire représentant une menace pour la démocratie selon les parlementaires : « Bien que n’ayant pas conduit aux États-Unis à des décisions majeures, le Rapport Fraser est cité dans les premiers documents consacrés aux “sectes” en Europe. Il est le véritable point de départ de la mobilisation européenne. Les États-Unis sont donc les précurseurs de la mise en cause de certains groupes à caractère religieux, et les pays européens se disposent à les suivre [4]. »
Aussi une contribution très intéressante à lire dans la revue Société, Droit & Religion a-t-elle mis en avant une mauvaise appréhension du système américain : « Ces analyses, qui sont fréquemment un prétexte pour souligner en miroir l’exemplarité de la France en la matière, témoignent d’une certaine méconnaissance des rapports entre État et religion aux États-Unis. En réalité, l’examen attentif des intentions des “Founding Fathers”, et particulièrement celles de James Madison, conduit à la conclusion exactement inverse : le régime de laïcité américain est autrement plus strict que celui que connaît la France [5]. » Comme l’expliquent ces auteurs, la puissance publique et la religion n’interfèrent pas dans leurs domaines respectifs aux États-Unis. Cependant, l’expression cultuelle reste libre dans la sphère publique, sans que cela gêne qui que ce soit. À l’inverse, les français semblent plus préoccupés par la sécularisation de la société, tout en autorisant des interventions publiques dans les affaires religieuses ; sans parler des subventions aux écoles confessionnelles voire directement aux cultes dans certains départements… Le professeur Guy Haarscher arrive à une conclusion similaire dans le Que sais-je ? sur la laïcité : « Pour résumer la question, je dirais que les États-Unis sont en un sens plus séparatistes que la France, mais que les différentes “dénominations” religieuses y sont infiniment plus actives et prospères […] Sur le plan des relations entre les Églises et l’État, l’Amérique est plus proche de la France ; mais en ce qui concerne la vitalité de la religion dans la société et son rôle symbolique dans certains actes de la vie publique, France et États-Unis sont très opposés [6]. »
L’étude d’Élisabeth Zoller sur les rapports étatiques avec les Églises aux États-Unis conclut que la différence avec l’Europe réside principalement dans la clause de non-établissement, puisque la présence de religions dominantes dans la plupart des États européens est inconcevable aux États-Unis. Ce professeur à l’Université Paris II constate en particulier les conséquences pour les juges : « Le juge européen n’est donc pas du tout dans une situation comparable à celle du juge américain. Il lui faut compter avec des pesanteurs historiques, des nécessités politiques et des contraintes sociologiques que les États américains ont laissé derrière eux dès le 19e siècle lorsqu’ils ont opté pour le pluralisme religieux égalitaire, en désétablissant toutes les Églises établies. » Elle illustre clairement cette opposition de conceptions par une affaire jugée par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme en 2005 : « À la différence des États-Unis où elle est banalisée depuis longtemps, en Europe la religion reste une question sensible. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’affaire Leyla Sahin dans laquelle Françoise Tulkens fut le seul juge à souhaiter appliquer à la liberté religieuse le régime, maintes fois appliqué à la liberté d’expression, selon lequel seul un “besoin social impérieux” peut justifier une atteinte à un droit garanti par la Convention. Cette position est celle de la Cour suprême des États-Unis qui, avec une régularité sans faille, juge que seul un “intérêt d’État impérieux” (compelling state interest) peut justifier une atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté de religion. Françoise Tulkens fut bien la seule à défendre en filigrane dans son opinion dissidente la grande idée libérale selon laquelle les droits et libertés qui sont essentiels à la réalisation de l’autonomie de la personne (autonomy of self) et qui inclut les libertés de pensée, de religion, ou d’expression, ainsi que le droit à l’intimité ne sont pas de même nature que les libertés économiques ; ce sont des “droits préférés” (preferred rights) et, lorsque l’État entreprend de les restreindre, il faut qu’il ait de très sérieuses raisons pour ce faire et qu’il puisse fournir aux juges un motif convaincant, de nature à les persuader que la restriction est nécessaire ; en d’autres termes, il lui faut prouver un intérêt d’État impérieux [7]. »
Les États-Unis ont dégagé ces grands principes à la suite de leurs mauvaises expériences en matière d’ingérence paternaliste dans les libertés religieuses. En fait, ils sont déjà passés par la période de persécution des minorités religieuses sous l’influence de confessions dominantes. Dans un commentaire sur l’ouvrage américain Judging Jehovah’s Witnesses. Religious Persecution and the Dawn of the Rights Revolution paru en 2000, Régis Dericquebourg a souligné que la répression de minorités religieuses avait existé aussi en Amérique du Nord : « Les Témoins de Jéhovah peuvent aussi être menacés dans les pays démocratiques. Il suffit de se reporter à la lutte antisecte récente pour s’en rendre compte ou, un peu plus tôt, à la vague anti-jéhoviste qui s’est développée aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 1947 [8]. » Premièrement, ils rencontrèrent des difficultés en raison de leur objection de conscience et de leur idéal pacifique, en refusant le salut obligatoire au drapeau américain et l’accomplissement du service militaire. Leur activité d’évangélisation dans la rue fut également interprétée comme un trouble à l’ordre public. « Par contagion, ils furent victimes d’une opprobre généralisée. Ils furent licenciés et firent l’objet d’une discrimination à l’embauche. Ils furent abandonnés par leurs syndicats. Les enfants de divorcés furent confiés systématiquement au parent non-Témoin. Le public les assimila à des délinquants. » Bref, la France ne fait que copier à retardement les États-Unis !
Les témoins de Jéhovah ont également subi les assauts de groupes nationalistes, à tel point que l’American Civil Liberties Union a déclaré en 1941 : « Aucune organisation religieuse n’a souffert d’une telle persécution depuis l’époque des Mormons [9] ». Comme certains pays en Europe fermement repris par la Cour européenne, les autorités laissaient faire et retournaient les faits contre les victimes elles-mêmes, souligne le professeur Dericquebourg : « Pire, elles utilisaient parfois une argumentation spécieuse : les incidents provoqués par leurs attaquants montraient que les Témoins engendraient des troubles à l’ordre public. » Cela me rappelle la réaction choquante de Georges Fenech dans le rapport 2010 de la Miviludes, au sujet de la maltraitance des fidèles de cette confession en Nouvelle-Calédonie : « Cette visite s’est déroulée dans les deux provinces de l’île, ainsi que l’île de Lifou, où la rencontre avec les grands chefs coutumiers faisait apparaître un problème aigu qui touche aux risques de trouble à l’ordre public. En effet, la présence des Témoins de Jéhovah dans les tribus et leur refus systématique de participer aux travaux coutumiers sont interprétés par les garants de la coutume comme une volonté de déstabilisation de la vie tribale [10]. » Ces propos du président de la mission interministérielle contredisent carrément un arrêt de la Cour de cassation, qui avait validé la condamnation des prévenus jugés « coupables de violences volontaires commises avec arme et en réunion » par la Cour d’appel de Nouméa, en concluant « que la liberté religieuse est protégée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; que nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi, et que le simple fait d’être un adepte des Témoins de Jéhovah n’est pas constitutif d’un trouble à l’ordre public [11] ».
Au final, les témoins de Jéhovah ont usé des moyens juridiques prévus pour la protection de tout citoyen dans cet État de droit. Non seulement ils ont réussi à faire reconnaître leurs droits devant la Cour suprême, mais encore ils ont contribué à élargir les libertés aux États-Unis : « Le fait est connu et souvent cité : grâce aux recours en justice faits par les Témoins de Jéhovah, les juges américains ont produit une jurisprudence qui a étendu les libertés civiles. Une revue juridique de 1942 constatait à propos des Témoins de Jéhovah : “À travers un recours quasi constant à la justice cette organisation a permis d’accroître la liste des précédents concernant l’application du quatorzième amendement concernant la liberté de parole et de religion [12]”. » La jurisprudence qu’ils ont générée plus récemment en Europe, surtout devant la CEDH, a abouti plus ou moins au même résultat. Cela explique pourquoi les États-Unis se montrent plus tolérants à l’égard des Églises minoritaires et défendent un point de vue plus équilibré sur la répression des manifestations religieuses non conformes aux normes spécifiques à chaque société.
Pareillement au Canada, l’opposition légale aux témoins de Jéhovah a révélé le caractère non neutre et discriminatoire de certaines lois. Micheline Milot l’exprime sans détours : « Les diverses législations nationales portent nécessairement l’empreinte de l’héritage religieux et des habitus qu’il a tissés au fil de l’histoire. De ce fait, même dans un État officiellement laïque, des lois ou des règlements apparemment séculiers peuvent porter atteinte au principe fondamental de l’égalité de tous […] La volonté de laïciser l’espace public masque souvent des attentes implicites d’encadrer l’expression du religieux selon les normes et les références de la religion majoritaire, même dans une société où la sécularisation a fait son œuvre [13]. » Elle met en avant une cause célèbre jugée dans les années 1950 par la Cour suprême du Canada, lorsque la ville de Québec avait interdit à un témoin de Jéhovah de distribuer des tracts en invoquant un règlement local relatif à l’ordre public. La Cour suprême n’a pas été dupe de telles lois, qui répondaient avant-tout aux attentes de la majorité catholique plutôt qu’à une volonté de sécularisation législative.
D’autres modèles laïques en Europe
Parmi nos voisins européens, il existe différents systèmes de gestion de la pluralité religieuse qui fonctionnent très bien et dont nous pourrions tirer de nombreux enseignements. Les polémiques actuelles sur l’application de la laïcité dans divers domaines de la vie en société montrent que le modèle français ne se révèle pas la solution idéale, qui devrait s’imposer aux autres, puisqu’il a manifestement échoué à apaiser ces conflits. Nous retiendrons donc trois exemples marquants à l’étranger dans la façon d’intégrer les témoins de Jéhovah dans le paysage cultuel.
En Allemagne, où la reconnaissance cultuelle relève des seize états fédérés, les témoins de Jéhovah ont obtenu le statut de collectivité de droit public dans le Land de Berlin en 2006, puis progressivement dans les autres Länder [14]. Pourtant, l’autorité administrative berlinoise avait au départ refusé ce statut au motif que les membres de ce groupement refusaient d’accomplir leur service militaire et ne participaient pas aux élections politiques. Par deux arrêts du 19 décembre 2000, la Cour constitutionnelle fédérale a annulé cette décision et a estimé qu’une telle loyauté ne pouvait être exigée d’une collectivité religieuse pour lui accorder cette reconnaissance. Selon la revue Société, Droit & Religion, la Cour administrative fédérale a finalement conclu en examinant à nouveau l’affaire dans le fond que l’association des témoins de Jéhovah pouvait bénéficier de ce statut « dans la mesure où elle respecte les principes fondamentaux rappelés par la Cour constitutionnelle » et en établissant que ses membres « ne portent atteinte ni aux droits fondamentaux des enfants au libre développement de leur personnalité ni à la mission particulière qui incombe à l’État en matière éducative [15] ».
En cette circonstance, la presse allemande a montré son indépendance, son objectivité et la pertinence de son regard critique. Parmi les principaux journaux nationaux d’Allemagne, Die Welt et le Frankfurter Allgemeine Zeitung n’ont pas hésité à dévoiler le manque de crédibilité des témoignages portés contre ces chrétiens, en s’appuyant sur les conclusions définitives de la cour administrative d’appel, ainsi que sur leurs propres constats :
« Le 24 mars, la Cour d’appel administrative a une fois de plus reconnu que la communauté religieuse réunissait les conditions exigées pour l’octroi du statut de collectivité de droit public. […] Selon la Cour d’appel, toutes les accusations portées contre eux se sont avérées non fondées. “En conséquence, l’intimé (le Land de Berlin) n’a pu s’appuyer dans son argumentation que sur des témoignages d’anciens membres, [et] de rapports émanant de groupes antisectes […].” Leur vision des choses n’a cependant pas été corroborée par des tribunaux d’affaires familiales, des médecins, des psychologues et des enquêtes d’experts. “On ne pouvait guère s’attendre [que] des membres sortants […] puissent a posteriori retenir des aspects positifs de leur expérience vécue avec la communauté.” Cette estimation de la cour est en total contraste avec l’activité des responsables chargés des questions des sectes par les Églises officielles, qui font reposer leur opinion négative des concurrents religieux sur ces “témoignages d’anciens membres”, et qui, de surcroît, collaborent étroitement avec les ex-membres et les associations antisectes. […] Les autorités ecclésiastiques qui s’indignent du jugement prononcé par la cour d’appel vont devoir se demander comment elles réagiraient si les reproches formulés devant les tribunaux de droit commun par des prêtres défroqués et des associations d’athées très critiques des Églises étaient pris pour argent comptant [16]. »
« L’Église peut se satisfaire des renseignements fournis par les apostats, qu’elle veut convertir à un message plus heureux ; en revanche, devant une cour, les accusations doivent pouvoir se vérifier objectivement. Les juges n’ont accordé aucune valeur probante au flot d’écrits polémiques produits par les chercheurs antisectes au service des grandes églises. Ce qu’on y lit sur les usages des concurrents religieux est à considérer comme une exagération habituelle à laquelle l’État, neutre sur le plan religieux, ne peut accorder grande d’importance [17]. »
Notons que les autorités allemandes adoptent une approche prudente au sujet des risques de dérives sectaires. Contrairement au rapport parlementaire sur les sectes en France rendu public en 1996, celui de la commission d’enquête du Parlement fédéral présenté en 1998 s’est abstenu d’établir une liste de mouvements sectaires « parce qu’une telle liste comporte le risque considérable que les groupes mentionnés soient stigmatisés » et surtout qu’il ne paraissait pas « raisonnable de décrire un groupe donné comme globalement “radical” ou dangereux », ni de considérer les adeptes comme de simples « victimes passives [18] ». Jean-Paul Willaime, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, a relevé la mise en garde lancée par un rapport de l’Institut pour la formation continue des enseignants en Thuringe contre les conséquences de la stigmatisation comme « secte » : « L’emploi du concept de “secte”, tout autant que celui de ses dérivés […] n’est pas adapté à l’enseignement. De tels concepts véhiculent une image péjorative et connotée négativement des réalités religieuses. Qui plus est “secte” et ses dérivés incitent à la stigmatisation et au mépris des personnes qui suivent un autre mode de vie. Ces concepts sont donc contraires à la mission de l’école qui est d’entretenir un être-ensemble tolérant dans une démocratie pluraliste. »
Et pour une fois, il est agréable de constater que ces parlementaires s’efforcent de se mettre à la place des enfants ainsi marginalisés plutôt que de s’offusquer de leur différence : « Les élèves qui, par exemple comme Témoins de Jéhovah appartiennent eux-mêmes à une minorité religieuse, risquent d’être marginalisés et de se sentir incompris. De se retrouver dans une situation difficile et de pouvoir être exclus de la communauté que forme la classe [19]. » Tout est dit !
Un reportage de la radio RFI sur l’influence croissante des témoins de Jéhovah en Europe s’est penché sur leur normalisation en Autriche [20]. Depuis l’année 2009, ils y constituent officiellement une collectivité de droit public. Comme l’expliquent les interviewés à l’occasion d’un congrès régional, si leur communauté bénéficiait déjà de nombreux droits, cette reconnaissance officielle en tant que religion a facilité la pratique de leur culte et notamment l’organisation de tels rassemblements dans de grandes salles municipales, autrefois refusées par des collectivités suspicieuses.
En Italie, ces chrétiens ont obtenu une première reconnaissance juridique dès 1976 et la convention signée en 2007 avec le gouvernement italien est quasiment validée par le Parlement. Dans cette nation très majoritairement catholique, une initiative originale a été mise en place : la mairie de Rome a organisé le Tavolo Interreligioso pour contribuer à une meilleure connaissance des principales religions dans les écoles. Chaque année, des rencontres avec les représentants de ces confessions, y compris les témoins de Jéhovah, sont prévues dans le cadre du programme scolaire. Cela leur permet à tour de rôle de présenter aux élèves les fondements de leur religion, les personnages-clés, et d’expliquer la signification de leurs fêtes religieuses. Bien entendu, cette initiative ne s’apparente ni à une quelconque démarche prosélyte, ni à des échanges œcuméniques, étant donné qu’elle consiste essentiellement à apporter des informations générales et relativement objectives sur chaque culte, à l’écart de toute discussion doctrinale ou de quelconques débats théologiques.
Pour les élèves des écoles primaires, une visite des lieux de culte conclut cette approche pédagogique, tandis que les élèves des écoles secondaires se retrouvent autour d’une table ronde pour discuter librement et poser leurs propres questions. Sabrina Pastorelli explique dans son étude comparative l’objectif d’une telle initiative : « L’organisation du Tavolo Interreligioso se base sur l’idée qu’une école qui se veut pluraliste et multiculturelle ne peut pas ignorer les appartenances religieuses et que la connaissance des différentes religions peut favoriser les processus d’acceptation des diversités et ouvrir des espaces de réflexion, tout en “reconnaissant le rôle que les communautés religieuses peuvent remplir dans l’activation d’une éducation à l’interculturalité dans la ville et prioritairement à l’école [21]”. »
La Miviludes comparée à ses équivalents européens
Le gouvernement français n’a pas réussi à bien définir dès le départ le rôle de son institution chargée de s’occuper de la gestion publique des dérives sectaires. Après un simple Observatoire interministériel sur les sectes créé en 1996, une Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) l’a remplacé pour répondre à une volonté plus offensive des autorités politiques. C’est seulement en 2002 qu’une orientation plus équilibrée a été suivie en instituant une Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes, inchangée à ce jour), qui ne viserait plus les groupes controversés eux-mêmes mais seulement leurs dérives pouvant porter atteinte aux droits d’autrui ou à l’ordre public [22].
Il existe ailleurs en Europe des alternatives intéressantes, qui s’avèrent plus mesurées dans leurs objectifs et plus sérieuses dans leurs méthodes de travail. Ces organismes d’information sur les mouvements religieux controversés manifestent un réel souci d’objectivité en consultant des sources documentaires relativement variées et aussi de neutralité en se retenant d’imposer un avis tout prêt aux personnes qui les contactent pour obtenir des renseignements. Lors d’un colloque organisé en 2010 par l’anthropologue Nathalie Luca sous le thème « Quelles régulations pour les nouveaux mouvements religieux et les dérives sectaires dans l’Union européenne ? », des chercheurs en sciences sociales, des juristes et des praticiens administratifs ont échangé leurs expériences. La secrétaire de la Miviludes y a expliqué la mission de cet organisme étatique rattaché au Premier ministre et le chef du Bureau central des cultes a résumé comment la loi et la jurisprudence autorisent l’État français à poser des limites aux libertés religieuses, notamment pour encadrer les risques de dérives sectaires. Analysant les actes de ces travaux dans les Archives de sciences sociales des religions, Emir Mahieddin y voit un intérêt plus large que les questions ainsi abordées : « La perspective comparatiste permet d’aborder plus que la question de la régulation des “sectes” elle-même, elle autorise une compréhension du rapport du politique européen aux phénomènes religieux dans sa diversité tout comme dans son unité culturelle, même si tous les pays de l’Union n’ont pas fait l’objet d’une communication [23]. »
Très proche de la France, la Belgique a établi le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) par une loi en 1998. Ce service affiche de ce fait son indépendance, puisque « le Centre ne reçoit ni directives du Ministre de la Justice, ni de l’administration, ni de quiconque [24] ». La Chambre des représentants désigne seize membres de son Conseil d’administration. Premièrement, le choix du langage témoigne d’une volonté de rester neutre sur les groupes qui génèrent des questions : « Vous noterez que le mot “organisation”, même dans notre travail de tous les jours, n’est pas connoté, parce que pour nous, il y a des mouvements à propos desquels le public pose des questions. Pour autant que les conditions préalables soient remplies, c’est-à-dire à vocation philosophique ou religieuse, ils rentrent dans notre portefeuille de responsabilité, dans notre obligation de réponse. Il n’est donc pas nécessaire, dans la pratique quotidienne, de se torturer sur l’utilisation de mots ambigus [25]. » Contrairement aux associations antisectes en France, le CIAOSN a compris que les interrogations à propos d’un groupe ne constituent qu’un « baromètre » de la situation et non une évaluation de sa dangerosité : « Ces échanges permettent de répondre au prescrit de la loi, mais aussi de cerner au plus près les attentes du public, de mieux connaître les sujets qui le préoccupent, les groupes à propos desquels il s’inquiète - à tort ou à raison - ou qui, très simplement, l’intéressent [26]. »
Sa manière de recueillir les informations et de les exploiter est remarquable : non seulement le centre se base sur des sources variées, tant des universités que des mouvements eux-mêmes, mais surtout il réalise tout un travail de vérification et de recoupage des données recueillies. Son directeur Éric Brasseur souligne cette nécessité : « Les étapes de l’étude du phénomène ou d’un groupe exigent une évaluation de la pertinence des sources. L’information est soumise à la critique et recoupée avec d’autres sources provenant de milieux différents, d’auteurs différents, provenant d’universités et de pays où l’approche de ce sujet est différente [27]. » Aussi son service d’étude travaille-t-il « uniquement à partir de documents publics, datés et contradictoires qui permettent aux destinataires de vérifier ou réfuter les informations transmises [28] ». Cela lui permet de citer toutes ses sources avec des références précises pour ainsi apporter une garantie de fiabilité, les uns et les autres ayant alors la faculté de retrouver l’origine de l’information et même d’y apporter une réponse ou des remarques complémentaires.
C’est pourquoi les témoignages sont examinés avec la prudence qui s’impose : « Et nous savons les témoins souvent partisans, qu’ils soient victimes éventuelles ou membres de groupes. […] Nous considérons pour ce qu’ils sont les témoignages anonymes, même rapportés par des autorités publiques. […] Quand on ne connaît pas la source première, il n’y a pas de garanties suffisantes pour l’exploitation. Il faut encore - n’est-ce pas une évidence ? - considérer avec suspicion les informations issues de l’Internet, les absences de dates, d’auteurs identifiables [29]. » Pendant les débats qui ont suivi son exposé, Éric Brasseur a catégoriquement rejeté la tentation d’utiliser de simples faits divers pour accuser une organisation : « Dans le travail d’information que nous faisons, nous n’indiquons pas une causalité entre un individu agissant comme tel et un groupe quelconque. S’il y a un viol commis dans la rue par quelqu’un, c’est un viol commis par un individu, le fait qu’il soit membre d’un groupe est a priori sans rapport. Si c’était une pratique organisée et volontaire, s’il était écrit dans les textes qu’il convenait de violer, nous en tiendrions compte, et nous devrions le faire et signaler la chose aux autorités [30]. » Nous voyons là de nombreuses leçons que pourraient retenir les acteurs de la lutte contre les dérives sectaires en France, ainsi que certains journalistes à la recherche de polémique et de sensationnel sur les sectes.
Autre voisin francophone, un groupe de Cantons en Suisse a institué un Centre d’information sur les croyances (CIC), qu’il finance depuis 2001 essentiellement pour répondre aux inquiétudes sur le phénomène sectaire et pour déployer une mission d’information préventive. Géré par un conseil de dix personnes, ce centre emploie deux universitaires, une sociologue et une historienne des religions. Adoptant une politique de neutralité, le CIC diversifie lui aussi ses sources documentaires pour confronter plusieurs points de vue et proposer au public des dossiers qui lui permettent de se forger un avis personnel. Par exemple, il s’y trouve autant de documents dénonçant des dérives sectaires dans le groupe que de rapports sur les discriminations qu’il subit [31]. Pour le Président du conseil de fondation du CIC François Bellanger et sa directrice Brigitte Knobel, tout groupe religieux peut être perçu avec suspicion sans pour autant être dangereux : « Le CIC distingue dans son appréciation ce qui peut déranger de ce qui peut être dangereux. Dans une société laïque, tout groupe religieux paraît suspect, surtout lorsqu’il valorise des pratiques démonstratives ou initiatiques. Il n’en est pas pour autant dangereux [32]. » D’ailleurs, le centre a constaté que les médias sont en partie responsables des inquiétudes exprimées par les personnes et des questions adressées au CIC à la suite d’émissions sur les sectes [33].
Dans la conclusion de leur exposé, les représentants de cet organisme suisse d’information regrettent que leur approche sans jugement de valeur soit généralement considérée comme un avis favorable aux mouvements religieux controversés. Pourtant, ils mettent en avant que la neutralité favorise le dialogue avec les groupes, tandis que la stigmatisation ne fait que renforcer les réactions sectaires, comme l’ont montré plusieurs études de psychologie sociale [34]. Lors des débats qui ont suivi, la question de la définition de la neutralité a été abordée : l’information apportée doit-elle rester entièrement neutre ou bien est-ce l’association de points de vue opposés qui rend l’ensemble neutre ? Le professeur de droit public François Bellanger a répondu : « Il existe différentes manières d’appréhender la neutralité. La première serait de dire : nous devons produire un rapport complètement indépendant comprenant exclusivement une analyse scientifique neutre. […] L’autre approche, que nous avons adoptée, est de considérer le lecteur de nos avis comme une personne responsable pouvant construire sa propre opinion sur la base des informations que nous lui fournissons. Nous réunissons de manière équilibrée l’information, pour ou contre, uniquement sur la base de sources accessibles au public. Nous les présentons dans une forme qui soit aisément compréhensible pour le lecteur avec des annexes lui permettant de contrôler les sources s’il le souhaite ou d’approfondir son analyse [35]. »
Nous terminerons par l’approche anglo-saxonne du phénomène sectaire à travers l’organisme indépendant INFORM (Information Network Focus on Religious Movements), reconnu en Grande-Bretagne comme organisme de bienfaisance [36] et subventionné par le gouvernement britannique. Ce groupe d’observation des sectes a été fondé en 1988 avec l’ambition de fournir une information qui soit aussi objective, équilibrée et à jour, que possible sur les minorités religieuses [37]. En effet, la sociologue des religions Eileen Barker a constaté durant ses recherches qu’il existait beaucoup de souffrance inutile en raison de réactions inappropriées face aux nouveaux mouvements religieux, simplement par ignorance ou par manque d’information. Elle remarque que la désinformation peut provenir parfois des mouvements eux-mêmes ou de leurs détracteurs, mais surtout des médias de masse : « Misinformation about the movements has sometimes originated from the movements themselves, and sometimes from their oponents, but it is the mass media that have been the main vehicle for spreading sensational and frequently distorted stories about unusual and bizarre groups. It is, after all, in the media’s interest to gain and keep readers, listeners and viewers, and the relatively unsensational accounts that social scientists produce, with their pedantic qualifications and footnotes, are far less attractive for such purposes [38]. »
Eileen Barker explique que la méthodologie des sciences sociales apprend à obtenir des informations plus fiables. Un exemple illustre bien la différence entre la manière des médias d’aborder certains faits divers reliés à un mouvement sectaire par rapport à l’analyse scientifique des sociologues. En apprenant dans la presse qu’à trois reprises des membres d’un mouvement se sont suicidés, on pourrait s’interroger sur ce qui inciterait au suicide à l’intérieur du groupe. Ce serait oublier que le suicide d’un catholique ne ferait pas l’objet d’un tel reportage, car l’histoire rencontrerait moins d’intérêt… Le spécialiste des sciences sociales, quant à lui, préférera comparer le taux de suicides au sein du groupe avec celui de la société en général. Peut-être s’apercevra-t-il que le deuxième taux est deux fois plus important que le premier. Il serait donc plus réaliste de se demander ce qui retient les gens de se suicider dans ce mouvement. Aussi conclut-elle qu’il peut y avoir de nombreuses raisons sans lien direct avec le mouvement qui peuvent expliquer la différence entre ces deux proportions de suicides [39].
Depuis 2010, le bureau d’INFORM est composé d’un directeur et de six personnes, ayant tous étudié la sociologie des religions ainsi que les sciences sociales et disposant d’au moins une maîtrise comme diplôme universitaire [40]. Le directeur, son adjoint et l’un des agents de recherche disposent d’un doctorat sur un thème en lien avec les nouvelles religions. Son réseau composé de centaines de contacts à travers le monde assure une grande diversité de points de vue : universitaires, chercheurs, juristes, médecins, responsables religieux, personnalités politiques, journalistes, militants antisectes, anciens et actuels membres des mouvements, ainsi que leurs proches, etc. Les informations sont également collectées auprès d’un panel de sources le plus large possible : études universitaires, publications des mouvements, témoignages des anciens membres, associations antisectes, articles de presse, rapports officiels, décisions de justice… L’équipe d’INFORM s’active également à surfer sur Internet, à lire des ouvrages, à contacter ceux qui disposent d’informations pertinentes, à assister à des réunions, à rendre visite aux mouvements concernés ou à leur envoyer des questionnaires. Pour défendre cette démarche auprès des groupes eux-mêmes, l’organisme estime qu’il est important de prendre en considération leur point de vue et de leur donner la possibilité de répondre aux accusations les visant ; cela lui permet parfois d’intervenir comme médiateur [41].
Le centre britannique d’information sur les mouvements religieux admet qu’une telle variété de sources conduit à de nombreuses informations confuses ou contradictoires, puisque chacun n’a pas la même compréhension ni la même perception des événements, selon s’il les observe de l’intérieur ou de l’extérieur du mouvement, tout comme l’enthousiasme des uns ou le traumatisme des autres peuvent conduire à des descriptions biaisées : « Given the enormous variety of sources that Inform draws upon to obtain its material, it is not suprising that much of the information it receives is confusing and/or contradictory. Sometimes this is because people have different understanding of what is going on. We would not expect new converts to have the same perception of their movement as the long-term leadership or as their parents. Part of Inform’s work is to try to understand such different perspectives. Futhermore, confusions may arise because different questions are being asked ; for exemple, different answers might be given to enquiries depending on whether they are concerned with the members of a movement, with the movement itself, and/or its founder or leader. It is also the case that some things may be true about a movement at one time or place but not about the same movement at another time or place [42]. »
D’où la nécessité de vérifier régulièrement les informations obtenues et de les actualiser. C’est pourquoi Eileen Barker insiste sur la nécessité d’une rigueur scientifique systématique pour écarter le risque de généralisations excessives et de présomptions faciles : « And, as almost all social scientists would readily admit, social science is not as exact a science as the natural sciences. None the less, systematic scientific rigour alerts us to the dangers of generalisations and the importance of comparison, an approach that is fundamental to all science and wich, as intimated in the earlier example of suicide rates can take us beyond overly simplistic assumptions [43]. »
On relèvera que peu de questions sont posées au sujet des mouvements plus familiers, tels que les témoins de Jéhovah [44]. Entre parenthèses, la note en bas de page remarque fort à propos que le fait qu’une question soit posée sur un groupe particulier ne signifie pas forcément qu’il y a effectivement des causes d’inquiétude. En ce qui concerne les témoins de Jéhovah, leur reconnaissance en tant qu’organisme de bienfaisance n’y est probablement pas étrangère. D’autant que les entités religieuses ne bénéficient plus automatiquement du statut de « charity » depuis 2006, mais elles doivent justifier en quoi leurs objectifs servent l’intérêt public. Trois associations nationales affiliées à ce culte figurent encore sur le registre des organismes de bienfaisance [45].
La France, un modèle unique ?
Après ce survol de quelques exemples significatifs repérés chez nos voisins européens, force est de constater que la France n’a pas le monopole de la laïcité dans le monde. Il existe d’autres modèles de laïcités, qui gèrent avec succès le pluralisme religieux en garantissant la neutralité de l’État et le respect des libertés de chacun, croyant ou athée. Ces nations réussissent apparemment à régler les éventuels conflits dans un contexte plus apaisé, là où la France connaît encore aujourd’hui des réactions rigides et passionnées plus de cent ans après la fameuse loi de 1905 séparant les Églises et l’État.
Quant à la régulation des mouvements religieux controversés et au contrôle des risques de dérives sectaires, nous pouvons conclure que la Miviludes n’est pas unique dans la réalisation de cette mission en Europe, si ce n’est par sa vision très étroite du droit à la différence, son incapacité à enquêter et à vérifier les informations récoltées [46], ainsi que sa préférence pour les faits divers au détriment d’études menées par des chercheurs en sciences sociales.
Davy, octobre 2015
Publié le 11 octobre 2015
« Au village sans prétention,
J’ai mauvaise réputation
Qu’je m’démène ou qu’je reste coi,
Je passe pour un je-ne-sais-quoi. […]
Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant les chemins qui n’mènent pas à Rome.
Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux… »
La mauvaise réputation, Georges Brassens.
S’il est à la mode de militer pour défendre le droit à la différence, il semble qu’en France toutes les différences ne soient pas acceptées de la même façon. De toute évidence, la diversité doit rester dans un cadre normalisé, sinon elle risque d’être stigmatisée par la majorité. Déjà en 2004, le journaliste Jean-François Kahn s’étonnait des réactions excessives contre des avis exprimés par des institutions religieuses sur des sujets sensibles comme l’avortement ou l’homosexualité. Il s’interrogeait à raison : « Mais qu’est-ce que le pluralisme et la tolérance sinon l’acceptation sans réticence du fidéisme de l’autre (c’est-à-dire de sa croyance en un Dieu créateur) ou même de son mysticisme, et le refus de ringardiser un tel engagement ? […] Quelle étrange conception de la liberté de croyances, en vérité, que celle qui consiste à exiger, même de ceux qui n’ont pas la même vision de l’essence du monde que nous, qu’ils s’expriment exactement comme s’ils partageaient les mêmes croyances ou non-croyances que nous [1] ! » Et de constater avec pertinence : « On plaide pour la différence, mais à condition que l’autre soit exactement comme moi. L’altérité n’a droit qu’au mimétisme. […] Le croyant est acceptable, à condition qu’il ne croie plus. »
Les différentes approches de la liberté de religion et de son encadrement en fonction du pays confirment la forte influence du contexte historique et de la culture locale. Le professeur de sociologie Micheline Milot l’illustre clairement dans les Archives de sciences sociales des religions par le décalage entre les perceptions française et canadienne des manifestations religieuses dans l’espace public : « On conviendra que d’une société à une autre, ces valeurs que sont la dignité humaine, l’autonomie et la sécurité se trouvent différemment interprétées et ne représentent pas les mêmes enjeux sociaux. Pensons au voile musulman, interdit dans les écoles en France, entre autres pour des questions relatives à l’autonomie et à la dignité des jeunes filles. Jusqu’à ce jour, une telle interdiction est impensable au Canada, l’autonomie se traduisant précisément par la liberté de la jeune fille de vouloir ou non porter son voile [2]. »
En réalité, la classe politique française a la fâcheuse tendance à croire qu’elle constitue le modèle de référence en matière de laïcité, dont elle serait à l’origine et dont les autres nations devraient largement s’inspirer. Or, non seulement la France n’a pas inventé la séparation des Églises et de l’État, mais surtout il existe d’autres formes de laïcité dans le monde qui peuvent nous en apprendre beaucoup pour améliorer notre vision du pluralisme religieux. Dans l’article « Le mythe de l’exception » issu du dossier du Monde des Religions sur le centenaire de loi de 1905, le professeur Jean Baubérot explique que « la France n’a pas le monopole des éléments de la laïcité : ceux-ci existent aussi dans d’autres pays d’Europe, qui ne se disent pourtant pas laïques, et qui sont néanmoins en avance, par certains côtés, sur une partie du modèle dit “français [3]” ». Il souligne en particulier que les pères fondateurs de la laïcité française, dont Jean Jaurès, se référaient justement aux modèles américain et mexicain, qui avaient déjà institué la séparation des Églises et de l’État.
Les États-Unis, sont-ils en avance ou en retard sur la France ?
Il est devenu coutumier dans l’hexagone, et plus spécialement chez les militants antisectes, de se défendre des accusations d’atteinte aux libertés religieuses en reprochant aux États-Unis de se montrer trop souples face à l’implication de la religion dans la vie publique, pour ne pas dire laxistes face aux excès de certaines manifestations religieuses. Car la France s’estime en avance en matière de prise de conscience du danger de certains mouvements et de lutter efficacement contre les dérives sectaires. Pourtant, comme le souligne l’anthropologue Nathalie Luca, un rapport américain dénonçait dès 1978 un mouvement sectaire représentant une menace pour la démocratie selon les parlementaires : « Bien que n’ayant pas conduit aux États-Unis à des décisions majeures, le Rapport Fraser est cité dans les premiers documents consacrés aux “sectes” en Europe. Il est le véritable point de départ de la mobilisation européenne. Les États-Unis sont donc les précurseurs de la mise en cause de certains groupes à caractère religieux, et les pays européens se disposent à les suivre [4]. »
Aussi une contribution très intéressante à lire dans la revue Société, Droit & Religion a-t-elle mis en avant une mauvaise appréhension du système américain : « Ces analyses, qui sont fréquemment un prétexte pour souligner en miroir l’exemplarité de la France en la matière, témoignent d’une certaine méconnaissance des rapports entre État et religion aux États-Unis. En réalité, l’examen attentif des intentions des “Founding Fathers”, et particulièrement celles de James Madison, conduit à la conclusion exactement inverse : le régime de laïcité américain est autrement plus strict que celui que connaît la France [5]. » Comme l’expliquent ces auteurs, la puissance publique et la religion n’interfèrent pas dans leurs domaines respectifs aux États-Unis. Cependant, l’expression cultuelle reste libre dans la sphère publique, sans que cela gêne qui que ce soit. À l’inverse, les français semblent plus préoccupés par la sécularisation de la société, tout en autorisant des interventions publiques dans les affaires religieuses ; sans parler des subventions aux écoles confessionnelles voire directement aux cultes dans certains départements… Le professeur Guy Haarscher arrive à une conclusion similaire dans le Que sais-je ? sur la laïcité : « Pour résumer la question, je dirais que les États-Unis sont en un sens plus séparatistes que la France, mais que les différentes “dénominations” religieuses y sont infiniment plus actives et prospères […] Sur le plan des relations entre les Églises et l’État, l’Amérique est plus proche de la France ; mais en ce qui concerne la vitalité de la religion dans la société et son rôle symbolique dans certains actes de la vie publique, France et États-Unis sont très opposés [6]. »
L’étude d’Élisabeth Zoller sur les rapports étatiques avec les Églises aux États-Unis conclut que la différence avec l’Europe réside principalement dans la clause de non-établissement, puisque la présence de religions dominantes dans la plupart des États européens est inconcevable aux États-Unis. Ce professeur à l’Université Paris II constate en particulier les conséquences pour les juges : « Le juge européen n’est donc pas du tout dans une situation comparable à celle du juge américain. Il lui faut compter avec des pesanteurs historiques, des nécessités politiques et des contraintes sociologiques que les États américains ont laissé derrière eux dès le 19e siècle lorsqu’ils ont opté pour le pluralisme religieux égalitaire, en désétablissant toutes les Églises établies. » Elle illustre clairement cette opposition de conceptions par une affaire jugée par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme en 2005 : « À la différence des États-Unis où elle est banalisée depuis longtemps, en Europe la religion reste une question sensible. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’affaire Leyla Sahin dans laquelle Françoise Tulkens fut le seul juge à souhaiter appliquer à la liberté religieuse le régime, maintes fois appliqué à la liberté d’expression, selon lequel seul un “besoin social impérieux” peut justifier une atteinte à un droit garanti par la Convention. Cette position est celle de la Cour suprême des États-Unis qui, avec une régularité sans faille, juge que seul un “intérêt d’État impérieux” (compelling state interest) peut justifier une atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté de religion. Françoise Tulkens fut bien la seule à défendre en filigrane dans son opinion dissidente la grande idée libérale selon laquelle les droits et libertés qui sont essentiels à la réalisation de l’autonomie de la personne (autonomy of self) et qui inclut les libertés de pensée, de religion, ou d’expression, ainsi que le droit à l’intimité ne sont pas de même nature que les libertés économiques ; ce sont des “droits préférés” (preferred rights) et, lorsque l’État entreprend de les restreindre, il faut qu’il ait de très sérieuses raisons pour ce faire et qu’il puisse fournir aux juges un motif convaincant, de nature à les persuader que la restriction est nécessaire ; en d’autres termes, il lui faut prouver un intérêt d’État impérieux [7]. »
Les États-Unis ont dégagé ces grands principes à la suite de leurs mauvaises expériences en matière d’ingérence paternaliste dans les libertés religieuses. En fait, ils sont déjà passés par la période de persécution des minorités religieuses sous l’influence de confessions dominantes. Dans un commentaire sur l’ouvrage américain Judging Jehovah’s Witnesses. Religious Persecution and the Dawn of the Rights Revolution paru en 2000, Régis Dericquebourg a souligné que la répression de minorités religieuses avait existé aussi en Amérique du Nord : « Les Témoins de Jéhovah peuvent aussi être menacés dans les pays démocratiques. Il suffit de se reporter à la lutte antisecte récente pour s’en rendre compte ou, un peu plus tôt, à la vague anti-jéhoviste qui s’est développée aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 1947 [8]. » Premièrement, ils rencontrèrent des difficultés en raison de leur objection de conscience et de leur idéal pacifique, en refusant le salut obligatoire au drapeau américain et l’accomplissement du service militaire. Leur activité d’évangélisation dans la rue fut également interprétée comme un trouble à l’ordre public. « Par contagion, ils furent victimes d’une opprobre généralisée. Ils furent licenciés et firent l’objet d’une discrimination à l’embauche. Ils furent abandonnés par leurs syndicats. Les enfants de divorcés furent confiés systématiquement au parent non-Témoin. Le public les assimila à des délinquants. » Bref, la France ne fait que copier à retardement les États-Unis !
Les témoins de Jéhovah ont également subi les assauts de groupes nationalistes, à tel point que l’American Civil Liberties Union a déclaré en 1941 : « Aucune organisation religieuse n’a souffert d’une telle persécution depuis l’époque des Mormons [9] ». Comme certains pays en Europe fermement repris par la Cour européenne, les autorités laissaient faire et retournaient les faits contre les victimes elles-mêmes, souligne le professeur Dericquebourg : « Pire, elles utilisaient parfois une argumentation spécieuse : les incidents provoqués par leurs attaquants montraient que les Témoins engendraient des troubles à l’ordre public. » Cela me rappelle la réaction choquante de Georges Fenech dans le rapport 2010 de la Miviludes, au sujet de la maltraitance des fidèles de cette confession en Nouvelle-Calédonie : « Cette visite s’est déroulée dans les deux provinces de l’île, ainsi que l’île de Lifou, où la rencontre avec les grands chefs coutumiers faisait apparaître un problème aigu qui touche aux risques de trouble à l’ordre public. En effet, la présence des Témoins de Jéhovah dans les tribus et leur refus systématique de participer aux travaux coutumiers sont interprétés par les garants de la coutume comme une volonté de déstabilisation de la vie tribale [10]. » Ces propos du président de la mission interministérielle contredisent carrément un arrêt de la Cour de cassation, qui avait validé la condamnation des prévenus jugés « coupables de violences volontaires commises avec arme et en réunion » par la Cour d’appel de Nouméa, en concluant « que la liberté religieuse est protégée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; que nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi, et que le simple fait d’être un adepte des Témoins de Jéhovah n’est pas constitutif d’un trouble à l’ordre public [11] ».
Au final, les témoins de Jéhovah ont usé des moyens juridiques prévus pour la protection de tout citoyen dans cet État de droit. Non seulement ils ont réussi à faire reconnaître leurs droits devant la Cour suprême, mais encore ils ont contribué à élargir les libertés aux États-Unis : « Le fait est connu et souvent cité : grâce aux recours en justice faits par les Témoins de Jéhovah, les juges américains ont produit une jurisprudence qui a étendu les libertés civiles. Une revue juridique de 1942 constatait à propos des Témoins de Jéhovah : “À travers un recours quasi constant à la justice cette organisation a permis d’accroître la liste des précédents concernant l’application du quatorzième amendement concernant la liberté de parole et de religion [12]”. » La jurisprudence qu’ils ont générée plus récemment en Europe, surtout devant la CEDH, a abouti plus ou moins au même résultat. Cela explique pourquoi les États-Unis se montrent plus tolérants à l’égard des Églises minoritaires et défendent un point de vue plus équilibré sur la répression des manifestations religieuses non conformes aux normes spécifiques à chaque société.
Pareillement au Canada, l’opposition légale aux témoins de Jéhovah a révélé le caractère non neutre et discriminatoire de certaines lois. Micheline Milot l’exprime sans détours : « Les diverses législations nationales portent nécessairement l’empreinte de l’héritage religieux et des habitus qu’il a tissés au fil de l’histoire. De ce fait, même dans un État officiellement laïque, des lois ou des règlements apparemment séculiers peuvent porter atteinte au principe fondamental de l’égalité de tous […] La volonté de laïciser l’espace public masque souvent des attentes implicites d’encadrer l’expression du religieux selon les normes et les références de la religion majoritaire, même dans une société où la sécularisation a fait son œuvre [13]. » Elle met en avant une cause célèbre jugée dans les années 1950 par la Cour suprême du Canada, lorsque la ville de Québec avait interdit à un témoin de Jéhovah de distribuer des tracts en invoquant un règlement local relatif à l’ordre public. La Cour suprême n’a pas été dupe de telles lois, qui répondaient avant-tout aux attentes de la majorité catholique plutôt qu’à une volonté de sécularisation législative.
D’autres modèles laïques en Europe
Parmi nos voisins européens, il existe différents systèmes de gestion de la pluralité religieuse qui fonctionnent très bien et dont nous pourrions tirer de nombreux enseignements. Les polémiques actuelles sur l’application de la laïcité dans divers domaines de la vie en société montrent que le modèle français ne se révèle pas la solution idéale, qui devrait s’imposer aux autres, puisqu’il a manifestement échoué à apaiser ces conflits. Nous retiendrons donc trois exemples marquants à l’étranger dans la façon d’intégrer les témoins de Jéhovah dans le paysage cultuel.
En Allemagne, où la reconnaissance cultuelle relève des seize états fédérés, les témoins de Jéhovah ont obtenu le statut de collectivité de droit public dans le Land de Berlin en 2006, puis progressivement dans les autres Länder [14]. Pourtant, l’autorité administrative berlinoise avait au départ refusé ce statut au motif que les membres de ce groupement refusaient d’accomplir leur service militaire et ne participaient pas aux élections politiques. Par deux arrêts du 19 décembre 2000, la Cour constitutionnelle fédérale a annulé cette décision et a estimé qu’une telle loyauté ne pouvait être exigée d’une collectivité religieuse pour lui accorder cette reconnaissance. Selon la revue Société, Droit & Religion, la Cour administrative fédérale a finalement conclu en examinant à nouveau l’affaire dans le fond que l’association des témoins de Jéhovah pouvait bénéficier de ce statut « dans la mesure où elle respecte les principes fondamentaux rappelés par la Cour constitutionnelle » et en établissant que ses membres « ne portent atteinte ni aux droits fondamentaux des enfants au libre développement de leur personnalité ni à la mission particulière qui incombe à l’État en matière éducative [15] ».
En cette circonstance, la presse allemande a montré son indépendance, son objectivité et la pertinence de son regard critique. Parmi les principaux journaux nationaux d’Allemagne, Die Welt et le Frankfurter Allgemeine Zeitung n’ont pas hésité à dévoiler le manque de crédibilité des témoignages portés contre ces chrétiens, en s’appuyant sur les conclusions définitives de la cour administrative d’appel, ainsi que sur leurs propres constats :
« Le 24 mars, la Cour d’appel administrative a une fois de plus reconnu que la communauté religieuse réunissait les conditions exigées pour l’octroi du statut de collectivité de droit public. […] Selon la Cour d’appel, toutes les accusations portées contre eux se sont avérées non fondées. “En conséquence, l’intimé (le Land de Berlin) n’a pu s’appuyer dans son argumentation que sur des témoignages d’anciens membres, [et] de rapports émanant de groupes antisectes […].” Leur vision des choses n’a cependant pas été corroborée par des tribunaux d’affaires familiales, des médecins, des psychologues et des enquêtes d’experts. “On ne pouvait guère s’attendre [que] des membres sortants […] puissent a posteriori retenir des aspects positifs de leur expérience vécue avec la communauté.” Cette estimation de la cour est en total contraste avec l’activité des responsables chargés des questions des sectes par les Églises officielles, qui font reposer leur opinion négative des concurrents religieux sur ces “témoignages d’anciens membres”, et qui, de surcroît, collaborent étroitement avec les ex-membres et les associations antisectes. […] Les autorités ecclésiastiques qui s’indignent du jugement prononcé par la cour d’appel vont devoir se demander comment elles réagiraient si les reproches formulés devant les tribunaux de droit commun par des prêtres défroqués et des associations d’athées très critiques des Églises étaient pris pour argent comptant [16]. »
« L’Église peut se satisfaire des renseignements fournis par les apostats, qu’elle veut convertir à un message plus heureux ; en revanche, devant une cour, les accusations doivent pouvoir se vérifier objectivement. Les juges n’ont accordé aucune valeur probante au flot d’écrits polémiques produits par les chercheurs antisectes au service des grandes églises. Ce qu’on y lit sur les usages des concurrents religieux est à considérer comme une exagération habituelle à laquelle l’État, neutre sur le plan religieux, ne peut accorder grande d’importance [17]. »
Notons que les autorités allemandes adoptent une approche prudente au sujet des risques de dérives sectaires. Contrairement au rapport parlementaire sur les sectes en France rendu public en 1996, celui de la commission d’enquête du Parlement fédéral présenté en 1998 s’est abstenu d’établir une liste de mouvements sectaires « parce qu’une telle liste comporte le risque considérable que les groupes mentionnés soient stigmatisés » et surtout qu’il ne paraissait pas « raisonnable de décrire un groupe donné comme globalement “radical” ou dangereux », ni de considérer les adeptes comme de simples « victimes passives [18] ». Jean-Paul Willaime, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, a relevé la mise en garde lancée par un rapport de l’Institut pour la formation continue des enseignants en Thuringe contre les conséquences de la stigmatisation comme « secte » : « L’emploi du concept de “secte”, tout autant que celui de ses dérivés […] n’est pas adapté à l’enseignement. De tels concepts véhiculent une image péjorative et connotée négativement des réalités religieuses. Qui plus est “secte” et ses dérivés incitent à la stigmatisation et au mépris des personnes qui suivent un autre mode de vie. Ces concepts sont donc contraires à la mission de l’école qui est d’entretenir un être-ensemble tolérant dans une démocratie pluraliste. »
Et pour une fois, il est agréable de constater que ces parlementaires s’efforcent de se mettre à la place des enfants ainsi marginalisés plutôt que de s’offusquer de leur différence : « Les élèves qui, par exemple comme Témoins de Jéhovah appartiennent eux-mêmes à une minorité religieuse, risquent d’être marginalisés et de se sentir incompris. De se retrouver dans une situation difficile et de pouvoir être exclus de la communauté que forme la classe [19]. » Tout est dit !
Un reportage de la radio RFI sur l’influence croissante des témoins de Jéhovah en Europe s’est penché sur leur normalisation en Autriche [20]. Depuis l’année 2009, ils y constituent officiellement une collectivité de droit public. Comme l’expliquent les interviewés à l’occasion d’un congrès régional, si leur communauté bénéficiait déjà de nombreux droits, cette reconnaissance officielle en tant que religion a facilité la pratique de leur culte et notamment l’organisation de tels rassemblements dans de grandes salles municipales, autrefois refusées par des collectivités suspicieuses.
En Italie, ces chrétiens ont obtenu une première reconnaissance juridique dès 1976 et la convention signée en 2007 avec le gouvernement italien est quasiment validée par le Parlement. Dans cette nation très majoritairement catholique, une initiative originale a été mise en place : la mairie de Rome a organisé le Tavolo Interreligioso pour contribuer à une meilleure connaissance des principales religions dans les écoles. Chaque année, des rencontres avec les représentants de ces confessions, y compris les témoins de Jéhovah, sont prévues dans le cadre du programme scolaire. Cela leur permet à tour de rôle de présenter aux élèves les fondements de leur religion, les personnages-clés, et d’expliquer la signification de leurs fêtes religieuses. Bien entendu, cette initiative ne s’apparente ni à une quelconque démarche prosélyte, ni à des échanges œcuméniques, étant donné qu’elle consiste essentiellement à apporter des informations générales et relativement objectives sur chaque culte, à l’écart de toute discussion doctrinale ou de quelconques débats théologiques.
Pour les élèves des écoles primaires, une visite des lieux de culte conclut cette approche pédagogique, tandis que les élèves des écoles secondaires se retrouvent autour d’une table ronde pour discuter librement et poser leurs propres questions. Sabrina Pastorelli explique dans son étude comparative l’objectif d’une telle initiative : « L’organisation du Tavolo Interreligioso se base sur l’idée qu’une école qui se veut pluraliste et multiculturelle ne peut pas ignorer les appartenances religieuses et que la connaissance des différentes religions peut favoriser les processus d’acceptation des diversités et ouvrir des espaces de réflexion, tout en “reconnaissant le rôle que les communautés religieuses peuvent remplir dans l’activation d’une éducation à l’interculturalité dans la ville et prioritairement à l’école [21]”. »
La Miviludes comparée à ses équivalents européens
Le gouvernement français n’a pas réussi à bien définir dès le départ le rôle de son institution chargée de s’occuper de la gestion publique des dérives sectaires. Après un simple Observatoire interministériel sur les sectes créé en 1996, une Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) l’a remplacé pour répondre à une volonté plus offensive des autorités politiques. C’est seulement en 2002 qu’une orientation plus équilibrée a été suivie en instituant une Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes, inchangée à ce jour), qui ne viserait plus les groupes controversés eux-mêmes mais seulement leurs dérives pouvant porter atteinte aux droits d’autrui ou à l’ordre public [22].
Il existe ailleurs en Europe des alternatives intéressantes, qui s’avèrent plus mesurées dans leurs objectifs et plus sérieuses dans leurs méthodes de travail. Ces organismes d’information sur les mouvements religieux controversés manifestent un réel souci d’objectivité en consultant des sources documentaires relativement variées et aussi de neutralité en se retenant d’imposer un avis tout prêt aux personnes qui les contactent pour obtenir des renseignements. Lors d’un colloque organisé en 2010 par l’anthropologue Nathalie Luca sous le thème « Quelles régulations pour les nouveaux mouvements religieux et les dérives sectaires dans l’Union européenne ? », des chercheurs en sciences sociales, des juristes et des praticiens administratifs ont échangé leurs expériences. La secrétaire de la Miviludes y a expliqué la mission de cet organisme étatique rattaché au Premier ministre et le chef du Bureau central des cultes a résumé comment la loi et la jurisprudence autorisent l’État français à poser des limites aux libertés religieuses, notamment pour encadrer les risques de dérives sectaires. Analysant les actes de ces travaux dans les Archives de sciences sociales des religions, Emir Mahieddin y voit un intérêt plus large que les questions ainsi abordées : « La perspective comparatiste permet d’aborder plus que la question de la régulation des “sectes” elle-même, elle autorise une compréhension du rapport du politique européen aux phénomènes religieux dans sa diversité tout comme dans son unité culturelle, même si tous les pays de l’Union n’ont pas fait l’objet d’une communication [23]. »
Très proche de la France, la Belgique a établi le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) par une loi en 1998. Ce service affiche de ce fait son indépendance, puisque « le Centre ne reçoit ni directives du Ministre de la Justice, ni de l’administration, ni de quiconque [24] ». La Chambre des représentants désigne seize membres de son Conseil d’administration. Premièrement, le choix du langage témoigne d’une volonté de rester neutre sur les groupes qui génèrent des questions : « Vous noterez que le mot “organisation”, même dans notre travail de tous les jours, n’est pas connoté, parce que pour nous, il y a des mouvements à propos desquels le public pose des questions. Pour autant que les conditions préalables soient remplies, c’est-à-dire à vocation philosophique ou religieuse, ils rentrent dans notre portefeuille de responsabilité, dans notre obligation de réponse. Il n’est donc pas nécessaire, dans la pratique quotidienne, de se torturer sur l’utilisation de mots ambigus [25]. » Contrairement aux associations antisectes en France, le CIAOSN a compris que les interrogations à propos d’un groupe ne constituent qu’un « baromètre » de la situation et non une évaluation de sa dangerosité : « Ces échanges permettent de répondre au prescrit de la loi, mais aussi de cerner au plus près les attentes du public, de mieux connaître les sujets qui le préoccupent, les groupes à propos desquels il s’inquiète - à tort ou à raison - ou qui, très simplement, l’intéressent [26]. »
Sa manière de recueillir les informations et de les exploiter est remarquable : non seulement le centre se base sur des sources variées, tant des universités que des mouvements eux-mêmes, mais surtout il réalise tout un travail de vérification et de recoupage des données recueillies. Son directeur Éric Brasseur souligne cette nécessité : « Les étapes de l’étude du phénomène ou d’un groupe exigent une évaluation de la pertinence des sources. L’information est soumise à la critique et recoupée avec d’autres sources provenant de milieux différents, d’auteurs différents, provenant d’universités et de pays où l’approche de ce sujet est différente [27]. » Aussi son service d’étude travaille-t-il « uniquement à partir de documents publics, datés et contradictoires qui permettent aux destinataires de vérifier ou réfuter les informations transmises [28] ». Cela lui permet de citer toutes ses sources avec des références précises pour ainsi apporter une garantie de fiabilité, les uns et les autres ayant alors la faculté de retrouver l’origine de l’information et même d’y apporter une réponse ou des remarques complémentaires.
C’est pourquoi les témoignages sont examinés avec la prudence qui s’impose : « Et nous savons les témoins souvent partisans, qu’ils soient victimes éventuelles ou membres de groupes. […] Nous considérons pour ce qu’ils sont les témoignages anonymes, même rapportés par des autorités publiques. […] Quand on ne connaît pas la source première, il n’y a pas de garanties suffisantes pour l’exploitation. Il faut encore - n’est-ce pas une évidence ? - considérer avec suspicion les informations issues de l’Internet, les absences de dates, d’auteurs identifiables [29]. » Pendant les débats qui ont suivi son exposé, Éric Brasseur a catégoriquement rejeté la tentation d’utiliser de simples faits divers pour accuser une organisation : « Dans le travail d’information que nous faisons, nous n’indiquons pas une causalité entre un individu agissant comme tel et un groupe quelconque. S’il y a un viol commis dans la rue par quelqu’un, c’est un viol commis par un individu, le fait qu’il soit membre d’un groupe est a priori sans rapport. Si c’était une pratique organisée et volontaire, s’il était écrit dans les textes qu’il convenait de violer, nous en tiendrions compte, et nous devrions le faire et signaler la chose aux autorités [30]. » Nous voyons là de nombreuses leçons que pourraient retenir les acteurs de la lutte contre les dérives sectaires en France, ainsi que certains journalistes à la recherche de polémique et de sensationnel sur les sectes.
Autre voisin francophone, un groupe de Cantons en Suisse a institué un Centre d’information sur les croyances (CIC), qu’il finance depuis 2001 essentiellement pour répondre aux inquiétudes sur le phénomène sectaire et pour déployer une mission d’information préventive. Géré par un conseil de dix personnes, ce centre emploie deux universitaires, une sociologue et une historienne des religions. Adoptant une politique de neutralité, le CIC diversifie lui aussi ses sources documentaires pour confronter plusieurs points de vue et proposer au public des dossiers qui lui permettent de se forger un avis personnel. Par exemple, il s’y trouve autant de documents dénonçant des dérives sectaires dans le groupe que de rapports sur les discriminations qu’il subit [31]. Pour le Président du conseil de fondation du CIC François Bellanger et sa directrice Brigitte Knobel, tout groupe religieux peut être perçu avec suspicion sans pour autant être dangereux : « Le CIC distingue dans son appréciation ce qui peut déranger de ce qui peut être dangereux. Dans une société laïque, tout groupe religieux paraît suspect, surtout lorsqu’il valorise des pratiques démonstratives ou initiatiques. Il n’en est pas pour autant dangereux [32]. » D’ailleurs, le centre a constaté que les médias sont en partie responsables des inquiétudes exprimées par les personnes et des questions adressées au CIC à la suite d’émissions sur les sectes [33].
Dans la conclusion de leur exposé, les représentants de cet organisme suisse d’information regrettent que leur approche sans jugement de valeur soit généralement considérée comme un avis favorable aux mouvements religieux controversés. Pourtant, ils mettent en avant que la neutralité favorise le dialogue avec les groupes, tandis que la stigmatisation ne fait que renforcer les réactions sectaires, comme l’ont montré plusieurs études de psychologie sociale [34]. Lors des débats qui ont suivi, la question de la définition de la neutralité a été abordée : l’information apportée doit-elle rester entièrement neutre ou bien est-ce l’association de points de vue opposés qui rend l’ensemble neutre ? Le professeur de droit public François Bellanger a répondu : « Il existe différentes manières d’appréhender la neutralité. La première serait de dire : nous devons produire un rapport complètement indépendant comprenant exclusivement une analyse scientifique neutre. […] L’autre approche, que nous avons adoptée, est de considérer le lecteur de nos avis comme une personne responsable pouvant construire sa propre opinion sur la base des informations que nous lui fournissons. Nous réunissons de manière équilibrée l’information, pour ou contre, uniquement sur la base de sources accessibles au public. Nous les présentons dans une forme qui soit aisément compréhensible pour le lecteur avec des annexes lui permettant de contrôler les sources s’il le souhaite ou d’approfondir son analyse [35]. »
Nous terminerons par l’approche anglo-saxonne du phénomène sectaire à travers l’organisme indépendant INFORM (Information Network Focus on Religious Movements), reconnu en Grande-Bretagne comme organisme de bienfaisance [36] et subventionné par le gouvernement britannique. Ce groupe d’observation des sectes a été fondé en 1988 avec l’ambition de fournir une information qui soit aussi objective, équilibrée et à jour, que possible sur les minorités religieuses [37]. En effet, la sociologue des religions Eileen Barker a constaté durant ses recherches qu’il existait beaucoup de souffrance inutile en raison de réactions inappropriées face aux nouveaux mouvements religieux, simplement par ignorance ou par manque d’information. Elle remarque que la désinformation peut provenir parfois des mouvements eux-mêmes ou de leurs détracteurs, mais surtout des médias de masse : « Misinformation about the movements has sometimes originated from the movements themselves, and sometimes from their oponents, but it is the mass media that have been the main vehicle for spreading sensational and frequently distorted stories about unusual and bizarre groups. It is, after all, in the media’s interest to gain and keep readers, listeners and viewers, and the relatively unsensational accounts that social scientists produce, with their pedantic qualifications and footnotes, are far less attractive for such purposes [38]. »
Eileen Barker explique que la méthodologie des sciences sociales apprend à obtenir des informations plus fiables. Un exemple illustre bien la différence entre la manière des médias d’aborder certains faits divers reliés à un mouvement sectaire par rapport à l’analyse scientifique des sociologues. En apprenant dans la presse qu’à trois reprises des membres d’un mouvement se sont suicidés, on pourrait s’interroger sur ce qui inciterait au suicide à l’intérieur du groupe. Ce serait oublier que le suicide d’un catholique ne ferait pas l’objet d’un tel reportage, car l’histoire rencontrerait moins d’intérêt… Le spécialiste des sciences sociales, quant à lui, préférera comparer le taux de suicides au sein du groupe avec celui de la société en général. Peut-être s’apercevra-t-il que le deuxième taux est deux fois plus important que le premier. Il serait donc plus réaliste de se demander ce qui retient les gens de se suicider dans ce mouvement. Aussi conclut-elle qu’il peut y avoir de nombreuses raisons sans lien direct avec le mouvement qui peuvent expliquer la différence entre ces deux proportions de suicides [39].
Depuis 2010, le bureau d’INFORM est composé d’un directeur et de six personnes, ayant tous étudié la sociologie des religions ainsi que les sciences sociales et disposant d’au moins une maîtrise comme diplôme universitaire [40]. Le directeur, son adjoint et l’un des agents de recherche disposent d’un doctorat sur un thème en lien avec les nouvelles religions. Son réseau composé de centaines de contacts à travers le monde assure une grande diversité de points de vue : universitaires, chercheurs, juristes, médecins, responsables religieux, personnalités politiques, journalistes, militants antisectes, anciens et actuels membres des mouvements, ainsi que leurs proches, etc. Les informations sont également collectées auprès d’un panel de sources le plus large possible : études universitaires, publications des mouvements, témoignages des anciens membres, associations antisectes, articles de presse, rapports officiels, décisions de justice… L’équipe d’INFORM s’active également à surfer sur Internet, à lire des ouvrages, à contacter ceux qui disposent d’informations pertinentes, à assister à des réunions, à rendre visite aux mouvements concernés ou à leur envoyer des questionnaires. Pour défendre cette démarche auprès des groupes eux-mêmes, l’organisme estime qu’il est important de prendre en considération leur point de vue et de leur donner la possibilité de répondre aux accusations les visant ; cela lui permet parfois d’intervenir comme médiateur [41].
Le centre britannique d’information sur les mouvements religieux admet qu’une telle variété de sources conduit à de nombreuses informations confuses ou contradictoires, puisque chacun n’a pas la même compréhension ni la même perception des événements, selon s’il les observe de l’intérieur ou de l’extérieur du mouvement, tout comme l’enthousiasme des uns ou le traumatisme des autres peuvent conduire à des descriptions biaisées : « Given the enormous variety of sources that Inform draws upon to obtain its material, it is not suprising that much of the information it receives is confusing and/or contradictory. Sometimes this is because people have different understanding of what is going on. We would not expect new converts to have the same perception of their movement as the long-term leadership or as their parents. Part of Inform’s work is to try to understand such different perspectives. Futhermore, confusions may arise because different questions are being asked ; for exemple, different answers might be given to enquiries depending on whether they are concerned with the members of a movement, with the movement itself, and/or its founder or leader. It is also the case that some things may be true about a movement at one time or place but not about the same movement at another time or place [42]. »
D’où la nécessité de vérifier régulièrement les informations obtenues et de les actualiser. C’est pourquoi Eileen Barker insiste sur la nécessité d’une rigueur scientifique systématique pour écarter le risque de généralisations excessives et de présomptions faciles : « And, as almost all social scientists would readily admit, social science is not as exact a science as the natural sciences. None the less, systematic scientific rigour alerts us to the dangers of generalisations and the importance of comparison, an approach that is fundamental to all science and wich, as intimated in the earlier example of suicide rates can take us beyond overly simplistic assumptions [43]. »
On relèvera que peu de questions sont posées au sujet des mouvements plus familiers, tels que les témoins de Jéhovah [44]. Entre parenthèses, la note en bas de page remarque fort à propos que le fait qu’une question soit posée sur un groupe particulier ne signifie pas forcément qu’il y a effectivement des causes d’inquiétude. En ce qui concerne les témoins de Jéhovah, leur reconnaissance en tant qu’organisme de bienfaisance n’y est probablement pas étrangère. D’autant que les entités religieuses ne bénéficient plus automatiquement du statut de « charity » depuis 2006, mais elles doivent justifier en quoi leurs objectifs servent l’intérêt public. Trois associations nationales affiliées à ce culte figurent encore sur le registre des organismes de bienfaisance [45].
La France, un modèle unique ?
Après ce survol de quelques exemples significatifs repérés chez nos voisins européens, force est de constater que la France n’a pas le monopole de la laïcité dans le monde. Il existe d’autres modèles de laïcités, qui gèrent avec succès le pluralisme religieux en garantissant la neutralité de l’État et le respect des libertés de chacun, croyant ou athée. Ces nations réussissent apparemment à régler les éventuels conflits dans un contexte plus apaisé, là où la France connaît encore aujourd’hui des réactions rigides et passionnées plus de cent ans après la fameuse loi de 1905 séparant les Églises et l’État.
Quant à la régulation des mouvements religieux controversés et au contrôle des risques de dérives sectaires, nous pouvons conclure que la Miviludes n’est pas unique dans la réalisation de cette mission en Europe, si ce n’est par sa vision très étroite du droit à la différence, son incapacité à enquêter et à vérifier les informations récoltées [46], ainsi que sa préférence pour les faits divers au détriment d’études menées par des chercheurs en sciences sociales.