La datation des Évangiles
La seconde étape de la rédaction des évangiles fut, dit-on, l’évangile de Marc, aux alentours de l’an 70. Selon Bultmann, la grande nouveauté fut d’y présenter Jésus comme un « homme divin » (theios anèr), à l’imitation des héros de la mythologie grecque. De nombreux miracles lui furent alors attribués.
La troisième étape fut la composition des évangiles de Matthieu et de Luc, vers 80-90. Ces évangiles auraient paraphrasé Marc (triple tradition), et inséré dans sa trame diverses paraboles, ainsi que la matière contenue en Q (double tradition). Rédigés sensiblement à la même époque, en des aires géographiques différentes, Matthieu et Luc ne se sont pas connus et sont indépendants l’un de l’autre. La croyance en la pleine divinité de Jésus s’étant développée, on explique ainsi que ces évangiles aient fait précéder l’histoire de son ministère de récits en grande partie légendaires relatant son enfance merveilleuse, et l’aient fait suivre de récits d’apparitions du ressuscité, tous situés en Galilée, selon Matthieu, tous situés à Jérusalem, selon Luc.
Une quatrième et dernière étape fut la rédaction du quatrième évangile, à la fin du Ier siècle. Ce nouveau recueil utilisait une tradition originale, différente de celle des synoptiques. La première forme de cette tradition était un recueil de « signes » (Sèmeiaquelle), enrichi postérieurement par un recueil de « révélations » (Offenbarungsquelle), présentant Jésus comme un être céleste, venu d’en-haut et retournant là où il était auparavant (christologie « haute » contrastant avec la christologie « basse » des synoptiques).
Depuis fort longtemps, j’ai acquis la conviction que la dépendance de Matthieu et de Luc par rapport au Marc actuel était impossible, et que le schéma généalogique des évangiles synoptiques était plus complexe qu’on ne l’admet communément. Je tiens une position médiane entre le simplisme de la théorie des « deux sources » (Mc + Q à l’origine de Mt et de Lc) et l’extrême complication du système de Boismard (7 documents écrits antérieurs à nos évangiles actuels). Les trois positions peuvent être ainsi schématisées :
En ce qui concerne la datation des évangiles synoptiques, le schéma généalogique que je propose (comme d’ailleurs celui de Boismard) permet de laisser ouvertes les questions de chronologie: Matthieu et Luc peuvent être postérieurs à Marc, mais ils peuvent aussi lui être antérieurs.
En ce qui concerne la datation du quatrième évangile, je ne doute pas de son origine tardive (fin du premier siècle). Mais je pense que la distinction entre un « recueil des signes » et un « recueil de révélations » est illusoire, et je maintiens avec la tradition patristique que l’oeuvre en son état actuel provient d’un témoin oculaire, Jean l’apôtre.
L’exposé se divisera donc en deux parties. Tout d’abord, je montrerai que le schéma de la théorie des deux sources ne s’impose pas, et qu’il doit être modifié de la manière que j’indique; et j’expliquerai pour quelles raisons il est préférable d’admettre que Matthieu et Luc ont été rédigés avant Marc. Dans la deuxième partie, j’exposerai mes convictions raisonnées sur l’origine du quatrième évangile.
I. l’histoire de la tradition synoptique
A) Examen d’un exemple typique: l’introduction à la première multiplication des pains
Une synopse linéaire de Mt 14,13a, de Mc 6,31-32 et de Lc 9,10b facilite le raisonnement:
Mt Et, ayant entendu, Jésus se retira (anechôrèsen) de là en barque vers un lieu désert à l’écart.
Mc Et il leur dit: « Venez (deute) vous-mêmes à l’écart vers un lieu désert et reposez-vous un peu. »Car les arrivants et les partants étaient beaucoup, et ils n’avaient pas même le temps de manger.
Et ils s’en allèrent (apèlthon) dans la barque vers un lieu désert à l’écart.
Lc Et, les emmenant, il (Jésus) fit retraite (hupechôrèsen) à l’écart vers une ville appelée Bethsaïde.
S’il est vrai, comme tout le monde s’accorde à le dire, que Matthieu et Luc ne se sont pas connus, il est très étrange qu’ils aient en commun deux détails absents de Marc: 1°) Le sujet de la phrase est Jésus, alors que chez Marc ce sont les disciples qui sont en mouvement; 2°) Le verbe employé est presque le même chez Matthieu et chez Luc (« il se retira », anechôrèsen, « il fit retraite », hupechôrèsen), alors que Marc utilise « venez » (deute) et « ils s’en allèrent » (apèlthon).
Dans sa ligne 1, Marc ressemble beaucoup à Luc (« à l’écart vers… »). Dans sa ligne 3, il ressemble beaucoup à Matthieu (« en barque vers un lieu désert à l’écart »). Dans sa ligne 2, Marc reproduit un motif (« ils n’avaient pas même le temps de manger ») qui se lit déjà en Marc 3:20 et que Matthieu et Luc ignorent en cet endroit.
Continuons l’examen de la synopse, avec Mt 14:13b, Mc 6:33 et Lc 9:11a:
Mt Et, ayant entendu, les foules le suivirent à pied des villes.
Mc Et ils les virent partir et beaucoup le surent, et à pied de toutes les villes ils accoururent là-bas et les devancèrent.
Lc Mais les foules, le sachant, le suivirent.
Là encore, Matthieu et Luc, bien qu’ils soient indépendants l’un de l’autre, concordent entre eux contre Marc pour plusieurs détails: 1°) Même sujet (« les foules »), absent de Marc; 2°) Même verbe (« le suivirent »), absent de Marc. Comme dans l’exemple précédent, Marc présente un phénomène de dualité: les gens « voient »et ils « savent » (même verbe qu’en Luc); ils « accourent, à pied des villes » (comme en Mt) et ils « devancent » le groupe apostolique.
Si nous ignorions l’existence de Marc, nous ne pourrions pas douter que Matthieu et Luc dépendent ici d’un texte bien plus court qui est leur dénominateur commun: « Et, les emmenant, il se retira à l’écart vers un lieu désert. Et les foules, l’apprenant, le suivirent. » Par rapport au texte de Luc (en dehors de la mention de Bethsaïde), le texte de Matthieu est presque identique, mais contient en plus des précisions sur les moyens de locomotion: Jésus et ses disciples sont en barque, les foules suivent à pied. Le texte de Marc est beaucoup plus riche et pittoresque, et on comprendrait mal que Matthieu et Luc, indépendamment l’un de l’autre, l’aient appauvri de la même manière. Quant au texte de Marc, il se comprend bien comme une harmonisation intelligente de la tradition pré-matthéenne et de la tradition pré-lucanienne: les gens ne se sont pas contentés de « suivre » Jésus, ils ont couru afin de le devancer lorsqu’il descendrait de la barque.
Examinons encore une synopse dans le même contexte: Mt 14:14b, Mc 6:5b et 6:13b, Lc 9:11b.
Mt … et il guérit leurs infirmes.
Mc I … il guérit quelques infimes en leur imposant les mains.
Mc II … ils faisaient des onctions d’huile à de nombreux infirmes et les guérissaient.
Lc … il rendit la santé à ceux qui avaient besoin de guérisons.
Dans le contexte de la multiplication des pains, Jésus guérit les malades chez Matthieu et chez Luc (comme d’ailleurs en Jn 6:2). Dans ce contexte, Marc ne mentionne que l’enseignement de Jésus. Le motif des guérisons se trouve chez lui en deux autres contextes assez proches: la visite de Jésus à Nazareth (Mt 13:58 et Lc 4:23 insistent, au contraire, sur l’absence de guérisons dans la patrie de Jésus), et la tournée missionnaire des apôtres (Mt et Lc ne mentionnent pas explicitement les guérisons qu’ils ont pu réaliser). Si l’on prend au sérieux le fait que Matthieu et Luc sont indépendants l’un de l’autre, on devra reconnaître que la tradition primitive situait ces guérisons dans le contexte de la multiplication des pains, et que Marc les a déplacées rédactionnellement dans deux contextes qui lui paraissaient plus adaptés: en Mc 6:5b et en Mc 6:13b.
Des observations semblables peuvent être faites tout au long de la synopse des trois premiers évangiles: à chaque page, on repère de multiples accords minimes de Matthieu et de Luc contre Marc, dont un exemple classique se lit en Matthieu 9:17, Marc 2:22 et Luc 5:37 :
Mt … et le vin se répand, et les outres sont perdues.
Mc … et le vin est perdu, ainsi que les outres.
Lc … et il se répandra, et les outres seront perdues.
Dans notre hypothèse d’un évangile sémitique primitif à la base de la tradition synoptique, la différence entre Matthieu et Luc s’explique très bien. Les langues sémitiques ne connaissent que deux formes du verbe: le parfait et l’imparfait (ou l’inaccompli). En grec, l’imparfait peut être rendu, soit par le présent, soit par le futur. Le fait que Matthieu utilise le présent et que Luc utilise le futur s’explique fort bien si ces deux évangiles reproduisent deux versions indépendantes d’un même évangile sémitique primitif: le pré-Matthieu et le pré-Luc.
Tout au long de la synopse, on constate également un phénomène de dualité chez Marc, dont l’exemple le plus souvent relevé est en Mt 8:16, Mc 1:32 et Lc 4:40 :
Mt Le soir venu…
Mc Le soir venu, quand fut couché le soleil…
Lc Au coucher du soleil…
Il faut observer ici que l’expression lucanienne est sémitique, tandis que l’expression matthéenne ne l’est pas. L’idée commune aux deux textes est toujours rendue dans la bible hébraïque de la même manière qu’en Luc. Le mot « soir », commun à Matthieu et à Marc, signifie en fait « une heure tardive » (opsia en grec), concept qui n’existe pas dans l’Ancien Testament; quant au substantif opsia, il ne se lit pas dans la Septante, sinon dans des parties rédigées directement en grec. La traduction utilisée par Luc se révèle ici plus sémitisante que celle utilisée par Matthieu.
De tels faits, qui se relèvent tout au long de nos trois premiers évangiles, ont confirmé d’année en année ce qui au début n’était qu’une hypothèse de travail: Matthieu et Luc ne dépendent pas de Marc, mais de deux sources, le pré-Matthieu et le pré-Luc, que Marc a harmonisées.
B) Vraisemblance historique de ce schéma généalogique
L’existence d’un évangile sémitique aux origines de l’histoire chrétienne est attestée par les Pères de l’Eglise, fait dont l’historien se doit de tenir compte. Il est naturel de situer la rédaction de cet évangile à Jérusalem.
Lorsque le christianisme se répandit hors de la terre d’Israël (notamment à cause de la première persécution des disciples, Ac 8:1 et 11:19), il devint nécessaire d’adapter cet évangile en milieu grec. Une première version fut réalisée, probablement à Antioche. Différentes considérations de vocabulaire m’ont amené à penser que Pierre avait présidé à l’élaboration de cette adaptation, pendant son séjour à Antioche (Ga 2:11).
Au cours de ses missions lointaines, Paul se servait sans doute de la Tradition de Jérusalem (cf. 1 Co 11:23): n’était-il pas lui-même « Hébreu, fils d’Hébreux » (Ph 3:5)? Mais, lorsqu’il décida de quitter les régions qu’il avait évangélisées (cf. Rm 15:23), il se devait de laisser à ses communautés, en langue grecque, un témoignage de sa prédication. C’est, au plus tard, au cours de son troisième voyage missionnaire qu’une nouvelle adaptation de l’évangile de Jérusalem fut réalisée.
Quant à la source Q, dont l’existence réelle me paraît certaine, je situe volontiers sa rédaction à Césarée. Selon moi, il s’agit d’une catéchèse complémentaire à l’usage des convertis du paganisme. En effet, Dieu n’y est pas présenté comme le Dieu de l’Alliance avec Israël, mais comme le Créateur dont la Providence s’étend à tous les hommes (celui qui nourrit les oiseaux et revêt de splendeur les fleurs des champs). Les sentences rassemblées dans ce document manifestent de la sympathie pour Tyr et Sidon, de l’indulgence pour Sodome et Gomorrhe, de l’admiration pour les Ninivites et pour la reine de Saba. Abel, Noé, Lot y sont l’objet de louanges. Un amour sans frontières y est enseigné. La principale guérison qu’on y lit est celle du serviteur d’un centurion. Ces tendances universalistes me paraissent remarquables, et il me semble naturel de voir dans ce document un recueil catéchétique adapté aux besoins de païens semblables à Corneille (Ac 10-11).
Le schéma généalogique qui a été présenté doit alors être confronté aux indications fournies par Irénée de Lyon:
Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Évangile, alors que Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Eglise. Après leur exode, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Évangile, tandis qu’il séjournait à Éphèse, en Asie[2].
Le schéma proposé fait de Matthieu grec l’héritier principal du Matthieu hébreu dont parle la Tradition. Il fait de Luc l’héritier de Paul. Quant à Marc, Irénée le situe à Rome, après la venue et le départ (probablement la mort) de Pierre et de Paul, donc après les événements relatés en Ac 28:30-31. Selon le schéma proposé, Pierre a présidé à Antioche à la rédaction du pré-Matthieu, qu’il a ensuite emporté à Rome. Paul, de son côté, a dû apporter à Rome le pré-Luc. On comprend dès lors la nécessité où se trouvaient les chrétiens de Rome d’harmoniser entre elles les deux adaptations de l’évangile primitif qu’ils possédaient, l’héritage de Pierre et l’héritage de Paul. C’est de cette harmonisation que Marc fut chargé.
La catéchèse du document Q, certainement connue de l’Église de Rome, n’avait pas à être intégrée dans cet évangile à usage liturgique: il s’agissait simplement d’unifier deux documents parallèles. Mais Matthieu grec et Luc avaient une autre intention, ils voulaient réunir en un seul ouvrage tous les éléments essentiels de la vie et du message de Jésus: ils ont donc utilisé toutes les sources disponibles.
Le schéma généalogique se présente alors ainsi:
C) La datation des évangiles synoptiques.
Les indications que donne Irénée à propos de Marc sont précises, et il n’existe pas de raisons de critique interne qui conduise à mettre en doute son témoignage. Le deuxième évangile a été rédigé après « l’exode » de Pierre et de Paul. Si le mot « exode » désigne un simple « départ » de la ville de Pierre et de Paul, celui-ci ne peut avoir eu lieu que deux ans après l’arrivée de Paul à Rome (Ac 28:30-31). Marc ne peut pas être antérieur à 63. Si l’on tient compte du langage de Sag 3:2, de Luc 9:31 et surtout de 2 Pierre 1:15, l’exode signifie la mort des apôtres (probablement en 65 plutôt qu’en 67). On se trouve à l’époque du début de la guerre juive, et Marc souligne, dans ce contexte, que Jésus n’est pas un Messie temporel: il est à jamais le Crucifié (Mc 16:6). La date la plus probable de Marc est celle que retiennent la plupart des chronologies: 66 ou 67.
Puisque l’évangile de Luc fait corps avec les Actes des Apôtres, l’intervalle entre la rédaction des deux livres ne doit pas être bien grand. Pour les Actes, la limite la plus précoce est la fin de la captivité de Paul dont parle Ac 28:30-31, donc l’année 63. Mais le livre ne doit pas être beaucoup plus tardif. En effet, on comprendrait mal qu’après la persécution par Néron des chrétiens de Rome, Luc ait pu avoir le courage de toujours présenter comme impartiales vis-à-vis du christianisme les autorités romaines (Sergius Paulus, Gallion, Festus, le centurion Julius, et même le gouverneur Félix, pour lequel Luc n’a pourtant guère d’estime). Rien dans son texte ne laisse pressentir que le Néron devant qui Paul fait appel est un futur criminel. Le silence de l’auteur sur le martyre de Paul, signe éclatant de sa fidélité, étonne de la part d’un tel admirateur de l’Apôtre, si le livre est écrit après cet événement. L’année 64 semble la dernière date possible pour la rédaction des Actes, si bien que l’évangile de Luc ne peut guère avoir été terminé après 62-63.
Les annonces par Jésus de la ruine de Jérusalem ne sont pas des compositions lucaniennes à la lumière des événements de 70. Rappelons à ce sujet les excellentes notes de la Bible de Jérusalem sur Lc 19:41-44 et 21:20.
En ce qui concerne Matthieu grec, je fais le raisonnement suivant. S’il est vrai que Luc a été rédigé en 63, il est difficilement concevable que Matthieu ait été composé après 70. Les écrits chrétiens circulaient très vite. L’auteur de Matthieu grec n’aurait pas composé un récit presque inconciliable avec celui de son devancier, notamment dans son évangile de l’enfance et dans sa finale (chez Luc, toutes les apparitions ont lieu à Jérusalem; chez Matthieu, elles sont toutes situées en Galilée). Il faut admettre que Luc et Matthieu ont été composés dans des aires géographiques différentes et à peu près au même moment.
Comme l’a souligné Robinson, on ne peut conclure de Mt 22:7 que le rédacteur de Matthieu grec avait connaissance de l’incendie de Jérusalem par Titus en l’an 70. Dans toute la littérature antique, et notamment dans l’Ancien Testament, les villes capturées sont systématiquement incendiées. En Mt 22:7, il s’agit d’un cliché littéraire et non d’une prédiction ex eventu.
Un autre élément à prendre en considération est la séparation, constatable en Mt 21:43 et 28:15, entre la communauté juive et la communauté chrétienne. Bien des exégètes enseignent que cette séparation ne fut effective qu’après la ruine de Jérusalem et la constitution du judaïsme rabbinique sous l’autorité de Yohannan ben Zakkai. Mais l’excommunication des chrétiens par les autorités du judaïsme doit être plus ancienne. En 62, Jacques a été lapidé sur l’ordre du grand-prêtre Anan. En 64, le christianisme était considéré par Néron comme une religion illicite, rendant passible de la peine capitale: les chrétiens n’étaient plus protégés par les privilèges dont jouissait la religion juive. La rupture était consommée. Rien n’empêche donc de situer la rédaction du premier évangile à partir de l’an 62.
Ce n’est sans doute pas sans raisons qu’Eusèbe de Césarée accorde du crédit à un propos de Clément d’Alexandrie:
Clément… au sujet de l’ordre des évangiles, rapporte une tradition des anciens des premiers temps, dont voici le contenu : il disait qu’ont été écrits d’abord ceux des évangiles qui comportent les généalogies…[3]
Cette tradition favoriserait l’ordre Matthieu, Luc, Marc. On peut rester hésitant. Mais il est raisonnable de placer la rédaction des trois synoptiques dans une fourchette allant de 62 à 67.
Il en résulte que les constructions de Bultmann sont sans fondement. La présentation de Jésus comme un thaumaturge n’est pas une invention faite en milieu grec entre 50 et 70: elle est déjà attestée à Jérusalem dans le Matthieu hébreu. Les évangiles de l’enfance ne sont pas des légendes fabriquées vers l’an 80: ils ont fait partie des récits évangéliques de Matthieu et de Luc vers 62/67, du vivant de Pierre et de Paul ou immédiatement après leur mort. Ils ont autant de valeur documentaire que l’évangile de Marc.
II. lLa datation du quatrième évangile
A) La datation tardive du quatrième évangile
Tous les Pères de l’Église, Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène, situent la rédaction de l’évangile de Jean après celle des évangiles synoptiques. Irénée précise que l’Apocalypse a été vue « vers la fin du règne de Domitien » et que Jean n’est mort que sous le règne de Trajan.
L’analyse interne du livre montre que son chapitre 21 n’a pu être rédigé sous sa forme actuelle qu’après le martyre de Pierre (Jn 21:18-19). On peut également avancer que la formulation des craintes du Sanhédrin en Jean 11:47-48 est d’une précision extrême, et qu’il s’agit plutôt d’une réécriture du rédacteur, faite après 70, que d’une reproduction littérale des propos réellement tenus. Je soumets ces réflexions, qui vont dans le même sens que la Tradition patristique, à l’appréciation des spécialistes.
B) L’identification de l’auteur de l’ouvrage
Une étude attentive des écrits d’Irénée de Lyon montre que pour lui, en dehors de Jean-Baptiste, il n’existe qu’un seul Jean dans l’entourage de Jésus: Irénée l’appelle « Jean l’Apôtre », ou « le disciple de Jésus », ou « le disciple bien-aimé », mais il s’agit bien du même personnage. Il lui attribue l’Apocalypse, deux épîtres et le dernier des évangiles canoniques.
Nul ne contestera, même si on parle d’une « école johannique » plutôt que de Jean, que tous ces textes sont rédigés dans la même ambiance de pensée, à une époque où la communauté chrétienne est en violente opposition avec la Synagogue (Ap 2:9 et 3:9; Jn 9:22 et 12:42) et avec l’autorité impériale (Ap 17:9; etc.). Ceci confirme le caractère tardif de ce corpus.
La première épître de Jean se présente explicitement comme l’oeuvre d’un témoin oculaire. Cette qualité ne peut avoir été usurpée. En effet, toute l’argumentation de l’épître repose sur l’autorité du témoin: les antichrists peuvent bien « nier que Jésus soit le Christ » (1 Jn 2:22), leur enseignement n’a aucun poids face à celui des témoins, qui ont « vu de leurs yeux, palpé de leurs mains » (1 Jn 1:1). Si l’épître avait été l’oeuvre d’un anonyme de la deuxième génération chrétienne, elle n’aurait eu aucune efficacité dans la lutte contre l’hérésie. De même, le quatrième évangéliste revendique hautement sa qualité de témoin (Jn 1:14; 19:35; 20:30; etc.).
Dans les écrits chrétiens les plus anciens, on ne connaît dans l’entourage de Jésus qu’un seul Jean, le frère de Jacques. Son autorité était très grande (Ga 2:9; Ac 3:1; etc.). Il n’est pas impossible que Zébédée et ses fils aient été de race sacerdotale (cf. Jn 18:15), car les prêtres juifs pouvaient habiter en Galilée, et ce leur était un devoir de gagner leur vie de leurs mains (travaux de J. Jeremias). Les difficultés classiques contre l’identification du disciple bien-aimé avec l’apôtre Jean ne sont pas insurmontables.
C) L’unité de l’ouvrage
L’hypothèse en vogue selon laquelle il faudrait distinguer dans l’ouvrage deux types de matériaux: les parties historiques et les discours, n’est pas confirmée par la recherche contemporaine. Les spécialistes peuvent se reporter sur ce point au livre magistral de G. van Belle, The Signs Source in the Fourth Gospel (Leuven, 1994). Il est impossible, par exemple, d’attribuer une existence séparée au récit de Jean 11:22-24: cet épisode de grande valeur historique n’a de sens que comme introduction au discours de Jn 11:25-30.
Les discours du quatrième évangile ont la même forme littéraire que la première épître de Jean. Le Jésus de Jean s’exprime à la manière de Jean. On ne cherchera pas dans cet évangile l’ipsissima vox de Jésus, comme on peut le faire dans les synoptiques. Mais c’est la portée la plus profonde de l’enseignement du Maître qui est exprimée, à une époque tardive, sous la motion de l’Esprit (cf. Jn 16:13-15), par son disciple bien-aimé, dans un langage adapté aux chrétiens de la fin du premier siècle et aux chrétiens fervents de tous les temps.
Conclusion
Les opinions exprimées dans cet exposé succinct sont des convictions raisonnées, mais qui peuvent évidemment être discutées et éventuellement corrigées, en fonction d’autres arguments.
J’espère toutefois avoir montré que la science contemporaine n’a pas un caractère définitif, et qu’il n’existe pas de « dogme critique ».
La datation tardive, après 70, des évangiles de Matthieu et de Luc, n’a pas été démontrée de manière irréfutable.
La datation tardive de l’évangile de Jean me paraît solidement fondée, mais il n’a pas été démontré de manière irréfutable que cet ouvrage n’a pas été rédigé par l’apôtre Jean, dont la longévité fut exceptionnelle, selon le témoignage très crédible d’Irénée de Lyon, disciple de Polycarpe, lui-même disciple de Jean.
* P. Rolland est prêtre et chercheur. Il est l’auteur des ouvrages suivants: Les premiers évangiles. Un nouveau regard sur le problème synoptique (Paris: Cerf, 1984); A l’écoute de l’épître aux Romains (Paris: Cerf, 1991); L’origine et la date des évangiles. Les témoins oculaires de Jésus (Paris: éd. St-Paul, 1994);
https://larevuereformee.net/articlerr/n200/la-datation-des-evangiles
La datation des Évangiles
Philippe ROLLAND*
Selon l’opinion la plus répandue, la première mise par écrit des paroles de Jésus eut lieu vers l’an 50, dans un recueil appelé La Source, en allemand die Quelle (sigle Q). Jésus y était présenté comme un sage, auquel on attribuait un seul geste thaumaturgique: la guérison à distance du serviteur d’un centurion[1] (Mt 8,5-13 = Lc 7,1-10).La seconde étape de la rédaction des évangiles fut, dit-on, l’évangile de Marc, aux alentours de l’an 70. Selon Bultmann, la grande nouveauté fut d’y présenter Jésus comme un « homme divin » (theios anèr), à l’imitation des héros de la mythologie grecque. De nombreux miracles lui furent alors attribués.
La troisième étape fut la composition des évangiles de Matthieu et de Luc, vers 80-90. Ces évangiles auraient paraphrasé Marc (triple tradition), et inséré dans sa trame diverses paraboles, ainsi que la matière contenue en Q (double tradition). Rédigés sensiblement à la même époque, en des aires géographiques différentes, Matthieu et Luc ne se sont pas connus et sont indépendants l’un de l’autre. La croyance en la pleine divinité de Jésus s’étant développée, on explique ainsi que ces évangiles aient fait précéder l’histoire de son ministère de récits en grande partie légendaires relatant son enfance merveilleuse, et l’aient fait suivre de récits d’apparitions du ressuscité, tous situés en Galilée, selon Matthieu, tous situés à Jérusalem, selon Luc.
Une quatrième et dernière étape fut la rédaction du quatrième évangile, à la fin du Ier siècle. Ce nouveau recueil utilisait une tradition originale, différente de celle des synoptiques. La première forme de cette tradition était un recueil de « signes » (Sèmeiaquelle), enrichi postérieurement par un recueil de « révélations » (Offenbarungsquelle), présentant Jésus comme un être céleste, venu d’en-haut et retournant là où il était auparavant (christologie « haute » contrastant avec la christologie « basse » des synoptiques).
Depuis fort longtemps, j’ai acquis la conviction que la dépendance de Matthieu et de Luc par rapport au Marc actuel était impossible, et que le schéma généalogique des évangiles synoptiques était plus complexe qu’on ne l’admet communément. Je tiens une position médiane entre le simplisme de la théorie des « deux sources » (Mc + Q à l’origine de Mt et de Lc) et l’extrême complication du système de Boismard (7 documents écrits antérieurs à nos évangiles actuels). Les trois positions peuvent être ainsi schématisées :
En ce qui concerne la datation des évangiles synoptiques, le schéma généalogique que je propose (comme d’ailleurs celui de Boismard) permet de laisser ouvertes les questions de chronologie: Matthieu et Luc peuvent être postérieurs à Marc, mais ils peuvent aussi lui être antérieurs.
En ce qui concerne la datation du quatrième évangile, je ne doute pas de son origine tardive (fin du premier siècle). Mais je pense que la distinction entre un « recueil des signes » et un « recueil de révélations » est illusoire, et je maintiens avec la tradition patristique que l’oeuvre en son état actuel provient d’un témoin oculaire, Jean l’apôtre.
L’exposé se divisera donc en deux parties. Tout d’abord, je montrerai que le schéma de la théorie des deux sources ne s’impose pas, et qu’il doit être modifié de la manière que j’indique; et j’expliquerai pour quelles raisons il est préférable d’admettre que Matthieu et Luc ont été rédigés avant Marc. Dans la deuxième partie, j’exposerai mes convictions raisonnées sur l’origine du quatrième évangile.
I. l’histoire de la tradition synoptique
A) Examen d’un exemple typique: l’introduction à la première multiplication des pains
Une synopse linéaire de Mt 14,13a, de Mc 6,31-32 et de Lc 9,10b facilite le raisonnement:
Mt Et, ayant entendu, Jésus se retira (anechôrèsen) de là en barque vers un lieu désert à l’écart.
Mc Et il leur dit: « Venez (deute) vous-mêmes à l’écart vers un lieu désert et reposez-vous un peu. »Car les arrivants et les partants étaient beaucoup, et ils n’avaient pas même le temps de manger.
Et ils s’en allèrent (apèlthon) dans la barque vers un lieu désert à l’écart.
Lc Et, les emmenant, il (Jésus) fit retraite (hupechôrèsen) à l’écart vers une ville appelée Bethsaïde.
S’il est vrai, comme tout le monde s’accorde à le dire, que Matthieu et Luc ne se sont pas connus, il est très étrange qu’ils aient en commun deux détails absents de Marc: 1°) Le sujet de la phrase est Jésus, alors que chez Marc ce sont les disciples qui sont en mouvement; 2°) Le verbe employé est presque le même chez Matthieu et chez Luc (« il se retira », anechôrèsen, « il fit retraite », hupechôrèsen), alors que Marc utilise « venez » (deute) et « ils s’en allèrent » (apèlthon).
Dans sa ligne 1, Marc ressemble beaucoup à Luc (« à l’écart vers… »). Dans sa ligne 3, il ressemble beaucoup à Matthieu (« en barque vers un lieu désert à l’écart »). Dans sa ligne 2, Marc reproduit un motif (« ils n’avaient pas même le temps de manger ») qui se lit déjà en Marc 3:20 et que Matthieu et Luc ignorent en cet endroit.
Continuons l’examen de la synopse, avec Mt 14:13b, Mc 6:33 et Lc 9:11a:
Mt Et, ayant entendu, les foules le suivirent à pied des villes.
Mc Et ils les virent partir et beaucoup le surent, et à pied de toutes les villes ils accoururent là-bas et les devancèrent.
Lc Mais les foules, le sachant, le suivirent.
Là encore, Matthieu et Luc, bien qu’ils soient indépendants l’un de l’autre, concordent entre eux contre Marc pour plusieurs détails: 1°) Même sujet (« les foules »), absent de Marc; 2°) Même verbe (« le suivirent »), absent de Marc. Comme dans l’exemple précédent, Marc présente un phénomène de dualité: les gens « voient »et ils « savent » (même verbe qu’en Luc); ils « accourent, à pied des villes » (comme en Mt) et ils « devancent » le groupe apostolique.
Si nous ignorions l’existence de Marc, nous ne pourrions pas douter que Matthieu et Luc dépendent ici d’un texte bien plus court qui est leur dénominateur commun: « Et, les emmenant, il se retira à l’écart vers un lieu désert. Et les foules, l’apprenant, le suivirent. » Par rapport au texte de Luc (en dehors de la mention de Bethsaïde), le texte de Matthieu est presque identique, mais contient en plus des précisions sur les moyens de locomotion: Jésus et ses disciples sont en barque, les foules suivent à pied. Le texte de Marc est beaucoup plus riche et pittoresque, et on comprendrait mal que Matthieu et Luc, indépendamment l’un de l’autre, l’aient appauvri de la même manière. Quant au texte de Marc, il se comprend bien comme une harmonisation intelligente de la tradition pré-matthéenne et de la tradition pré-lucanienne: les gens ne se sont pas contentés de « suivre » Jésus, ils ont couru afin de le devancer lorsqu’il descendrait de la barque.
Examinons encore une synopse dans le même contexte: Mt 14:14b, Mc 6:5b et 6:13b, Lc 9:11b.
Mt … et il guérit leurs infirmes.
Mc I … il guérit quelques infimes en leur imposant les mains.
Mc II … ils faisaient des onctions d’huile à de nombreux infirmes et les guérissaient.
Lc … il rendit la santé à ceux qui avaient besoin de guérisons.
Dans le contexte de la multiplication des pains, Jésus guérit les malades chez Matthieu et chez Luc (comme d’ailleurs en Jn 6:2). Dans ce contexte, Marc ne mentionne que l’enseignement de Jésus. Le motif des guérisons se trouve chez lui en deux autres contextes assez proches: la visite de Jésus à Nazareth (Mt 13:58 et Lc 4:23 insistent, au contraire, sur l’absence de guérisons dans la patrie de Jésus), et la tournée missionnaire des apôtres (Mt et Lc ne mentionnent pas explicitement les guérisons qu’ils ont pu réaliser). Si l’on prend au sérieux le fait que Matthieu et Luc sont indépendants l’un de l’autre, on devra reconnaître que la tradition primitive situait ces guérisons dans le contexte de la multiplication des pains, et que Marc les a déplacées rédactionnellement dans deux contextes qui lui paraissaient plus adaptés: en Mc 6:5b et en Mc 6:13b.
Des observations semblables peuvent être faites tout au long de la synopse des trois premiers évangiles: à chaque page, on repère de multiples accords minimes de Matthieu et de Luc contre Marc, dont un exemple classique se lit en Matthieu 9:17, Marc 2:22 et Luc 5:37 :
Mt … et le vin se répand, et les outres sont perdues.
Mc … et le vin est perdu, ainsi que les outres.
Lc … et il se répandra, et les outres seront perdues.
Dans notre hypothèse d’un évangile sémitique primitif à la base de la tradition synoptique, la différence entre Matthieu et Luc s’explique très bien. Les langues sémitiques ne connaissent que deux formes du verbe: le parfait et l’imparfait (ou l’inaccompli). En grec, l’imparfait peut être rendu, soit par le présent, soit par le futur. Le fait que Matthieu utilise le présent et que Luc utilise le futur s’explique fort bien si ces deux évangiles reproduisent deux versions indépendantes d’un même évangile sémitique primitif: le pré-Matthieu et le pré-Luc.
Tout au long de la synopse, on constate également un phénomène de dualité chez Marc, dont l’exemple le plus souvent relevé est en Mt 8:16, Mc 1:32 et Lc 4:40 :
Mt Le soir venu…
Mc Le soir venu, quand fut couché le soleil…
Lc Au coucher du soleil…
Il faut observer ici que l’expression lucanienne est sémitique, tandis que l’expression matthéenne ne l’est pas. L’idée commune aux deux textes est toujours rendue dans la bible hébraïque de la même manière qu’en Luc. Le mot « soir », commun à Matthieu et à Marc, signifie en fait « une heure tardive » (opsia en grec), concept qui n’existe pas dans l’Ancien Testament; quant au substantif opsia, il ne se lit pas dans la Septante, sinon dans des parties rédigées directement en grec. La traduction utilisée par Luc se révèle ici plus sémitisante que celle utilisée par Matthieu.
De tels faits, qui se relèvent tout au long de nos trois premiers évangiles, ont confirmé d’année en année ce qui au début n’était qu’une hypothèse de travail: Matthieu et Luc ne dépendent pas de Marc, mais de deux sources, le pré-Matthieu et le pré-Luc, que Marc a harmonisées.
B) Vraisemblance historique de ce schéma généalogique
L’existence d’un évangile sémitique aux origines de l’histoire chrétienne est attestée par les Pères de l’Eglise, fait dont l’historien se doit de tenir compte. Il est naturel de situer la rédaction de cet évangile à Jérusalem.
Lorsque le christianisme se répandit hors de la terre d’Israël (notamment à cause de la première persécution des disciples, Ac 8:1 et 11:19), il devint nécessaire d’adapter cet évangile en milieu grec. Une première version fut réalisée, probablement à Antioche. Différentes considérations de vocabulaire m’ont amené à penser que Pierre avait présidé à l’élaboration de cette adaptation, pendant son séjour à Antioche (Ga 2:11).
Au cours de ses missions lointaines, Paul se servait sans doute de la Tradition de Jérusalem (cf. 1 Co 11:23): n’était-il pas lui-même « Hébreu, fils d’Hébreux » (Ph 3:5)? Mais, lorsqu’il décida de quitter les régions qu’il avait évangélisées (cf. Rm 15:23), il se devait de laisser à ses communautés, en langue grecque, un témoignage de sa prédication. C’est, au plus tard, au cours de son troisième voyage missionnaire qu’une nouvelle adaptation de l’évangile de Jérusalem fut réalisée.
Quant à la source Q, dont l’existence réelle me paraît certaine, je situe volontiers sa rédaction à Césarée. Selon moi, il s’agit d’une catéchèse complémentaire à l’usage des convertis du paganisme. En effet, Dieu n’y est pas présenté comme le Dieu de l’Alliance avec Israël, mais comme le Créateur dont la Providence s’étend à tous les hommes (celui qui nourrit les oiseaux et revêt de splendeur les fleurs des champs). Les sentences rassemblées dans ce document manifestent de la sympathie pour Tyr et Sidon, de l’indulgence pour Sodome et Gomorrhe, de l’admiration pour les Ninivites et pour la reine de Saba. Abel, Noé, Lot y sont l’objet de louanges. Un amour sans frontières y est enseigné. La principale guérison qu’on y lit est celle du serviteur d’un centurion. Ces tendances universalistes me paraissent remarquables, et il me semble naturel de voir dans ce document un recueil catéchétique adapté aux besoins de païens semblables à Corneille (Ac 10-11).
Le schéma généalogique qui a été présenté doit alors être confronté aux indications fournies par Irénée de Lyon:
Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Évangile, alors que Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Eglise. Après leur exode, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Évangile, tandis qu’il séjournait à Éphèse, en Asie[2].
Le schéma proposé fait de Matthieu grec l’héritier principal du Matthieu hébreu dont parle la Tradition. Il fait de Luc l’héritier de Paul. Quant à Marc, Irénée le situe à Rome, après la venue et le départ (probablement la mort) de Pierre et de Paul, donc après les événements relatés en Ac 28:30-31. Selon le schéma proposé, Pierre a présidé à Antioche à la rédaction du pré-Matthieu, qu’il a ensuite emporté à Rome. Paul, de son côté, a dû apporter à Rome le pré-Luc. On comprend dès lors la nécessité où se trouvaient les chrétiens de Rome d’harmoniser entre elles les deux adaptations de l’évangile primitif qu’ils possédaient, l’héritage de Pierre et l’héritage de Paul. C’est de cette harmonisation que Marc fut chargé.
La catéchèse du document Q, certainement connue de l’Église de Rome, n’avait pas à être intégrée dans cet évangile à usage liturgique: il s’agissait simplement d’unifier deux documents parallèles. Mais Matthieu grec et Luc avaient une autre intention, ils voulaient réunir en un seul ouvrage tous les éléments essentiels de la vie et du message de Jésus: ils ont donc utilisé toutes les sources disponibles.
Le schéma généalogique se présente alors ainsi:
C) La datation des évangiles synoptiques.
Les indications que donne Irénée à propos de Marc sont précises, et il n’existe pas de raisons de critique interne qui conduise à mettre en doute son témoignage. Le deuxième évangile a été rédigé après « l’exode » de Pierre et de Paul. Si le mot « exode » désigne un simple « départ » de la ville de Pierre et de Paul, celui-ci ne peut avoir eu lieu que deux ans après l’arrivée de Paul à Rome (Ac 28:30-31). Marc ne peut pas être antérieur à 63. Si l’on tient compte du langage de Sag 3:2, de Luc 9:31 et surtout de 2 Pierre 1:15, l’exode signifie la mort des apôtres (probablement en 65 plutôt qu’en 67). On se trouve à l’époque du début de la guerre juive, et Marc souligne, dans ce contexte, que Jésus n’est pas un Messie temporel: il est à jamais le Crucifié (Mc 16:6). La date la plus probable de Marc est celle que retiennent la plupart des chronologies: 66 ou 67.
Puisque l’évangile de Luc fait corps avec les Actes des Apôtres, l’intervalle entre la rédaction des deux livres ne doit pas être bien grand. Pour les Actes, la limite la plus précoce est la fin de la captivité de Paul dont parle Ac 28:30-31, donc l’année 63. Mais le livre ne doit pas être beaucoup plus tardif. En effet, on comprendrait mal qu’après la persécution par Néron des chrétiens de Rome, Luc ait pu avoir le courage de toujours présenter comme impartiales vis-à-vis du christianisme les autorités romaines (Sergius Paulus, Gallion, Festus, le centurion Julius, et même le gouverneur Félix, pour lequel Luc n’a pourtant guère d’estime). Rien dans son texte ne laisse pressentir que le Néron devant qui Paul fait appel est un futur criminel. Le silence de l’auteur sur le martyre de Paul, signe éclatant de sa fidélité, étonne de la part d’un tel admirateur de l’Apôtre, si le livre est écrit après cet événement. L’année 64 semble la dernière date possible pour la rédaction des Actes, si bien que l’évangile de Luc ne peut guère avoir été terminé après 62-63.
Les annonces par Jésus de la ruine de Jérusalem ne sont pas des compositions lucaniennes à la lumière des événements de 70. Rappelons à ce sujet les excellentes notes de la Bible de Jérusalem sur Lc 19:41-44 et 21:20.
En ce qui concerne Matthieu grec, je fais le raisonnement suivant. S’il est vrai que Luc a été rédigé en 63, il est difficilement concevable que Matthieu ait été composé après 70. Les écrits chrétiens circulaient très vite. L’auteur de Matthieu grec n’aurait pas composé un récit presque inconciliable avec celui de son devancier, notamment dans son évangile de l’enfance et dans sa finale (chez Luc, toutes les apparitions ont lieu à Jérusalem; chez Matthieu, elles sont toutes situées en Galilée). Il faut admettre que Luc et Matthieu ont été composés dans des aires géographiques différentes et à peu près au même moment.
Comme l’a souligné Robinson, on ne peut conclure de Mt 22:7 que le rédacteur de Matthieu grec avait connaissance de l’incendie de Jérusalem par Titus en l’an 70. Dans toute la littérature antique, et notamment dans l’Ancien Testament, les villes capturées sont systématiquement incendiées. En Mt 22:7, il s’agit d’un cliché littéraire et non d’une prédiction ex eventu.
Un autre élément à prendre en considération est la séparation, constatable en Mt 21:43 et 28:15, entre la communauté juive et la communauté chrétienne. Bien des exégètes enseignent que cette séparation ne fut effective qu’après la ruine de Jérusalem et la constitution du judaïsme rabbinique sous l’autorité de Yohannan ben Zakkai. Mais l’excommunication des chrétiens par les autorités du judaïsme doit être plus ancienne. En 62, Jacques a été lapidé sur l’ordre du grand-prêtre Anan. En 64, le christianisme était considéré par Néron comme une religion illicite, rendant passible de la peine capitale: les chrétiens n’étaient plus protégés par les privilèges dont jouissait la religion juive. La rupture était consommée. Rien n’empêche donc de situer la rédaction du premier évangile à partir de l’an 62.
Ce n’est sans doute pas sans raisons qu’Eusèbe de Césarée accorde du crédit à un propos de Clément d’Alexandrie:
Clément… au sujet de l’ordre des évangiles, rapporte une tradition des anciens des premiers temps, dont voici le contenu : il disait qu’ont été écrits d’abord ceux des évangiles qui comportent les généalogies…[3]
Cette tradition favoriserait l’ordre Matthieu, Luc, Marc. On peut rester hésitant. Mais il est raisonnable de placer la rédaction des trois synoptiques dans une fourchette allant de 62 à 67.
Il en résulte que les constructions de Bultmann sont sans fondement. La présentation de Jésus comme un thaumaturge n’est pas une invention faite en milieu grec entre 50 et 70: elle est déjà attestée à Jérusalem dans le Matthieu hébreu. Les évangiles de l’enfance ne sont pas des légendes fabriquées vers l’an 80: ils ont fait partie des récits évangéliques de Matthieu et de Luc vers 62/67, du vivant de Pierre et de Paul ou immédiatement après leur mort. Ils ont autant de valeur documentaire que l’évangile de Marc.
II. lLa datation du quatrième évangile
A) La datation tardive du quatrième évangile
Tous les Pères de l’Église, Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène, situent la rédaction de l’évangile de Jean après celle des évangiles synoptiques. Irénée précise que l’Apocalypse a été vue « vers la fin du règne de Domitien » et que Jean n’est mort que sous le règne de Trajan.
L’analyse interne du livre montre que son chapitre 21 n’a pu être rédigé sous sa forme actuelle qu’après le martyre de Pierre (Jn 21:18-19). On peut également avancer que la formulation des craintes du Sanhédrin en Jean 11:47-48 est d’une précision extrême, et qu’il s’agit plutôt d’une réécriture du rédacteur, faite après 70, que d’une reproduction littérale des propos réellement tenus. Je soumets ces réflexions, qui vont dans le même sens que la Tradition patristique, à l’appréciation des spécialistes.
B) L’identification de l’auteur de l’ouvrage
Une étude attentive des écrits d’Irénée de Lyon montre que pour lui, en dehors de Jean-Baptiste, il n’existe qu’un seul Jean dans l’entourage de Jésus: Irénée l’appelle « Jean l’Apôtre », ou « le disciple de Jésus », ou « le disciple bien-aimé », mais il s’agit bien du même personnage. Il lui attribue l’Apocalypse, deux épîtres et le dernier des évangiles canoniques.
Nul ne contestera, même si on parle d’une « école johannique » plutôt que de Jean, que tous ces textes sont rédigés dans la même ambiance de pensée, à une époque où la communauté chrétienne est en violente opposition avec la Synagogue (Ap 2:9 et 3:9; Jn 9:22 et 12:42) et avec l’autorité impériale (Ap 17:9; etc.). Ceci confirme le caractère tardif de ce corpus.
La première épître de Jean se présente explicitement comme l’oeuvre d’un témoin oculaire. Cette qualité ne peut avoir été usurpée. En effet, toute l’argumentation de l’épître repose sur l’autorité du témoin: les antichrists peuvent bien « nier que Jésus soit le Christ » (1 Jn 2:22), leur enseignement n’a aucun poids face à celui des témoins, qui ont « vu de leurs yeux, palpé de leurs mains » (1 Jn 1:1). Si l’épître avait été l’oeuvre d’un anonyme de la deuxième génération chrétienne, elle n’aurait eu aucune efficacité dans la lutte contre l’hérésie. De même, le quatrième évangéliste revendique hautement sa qualité de témoin (Jn 1:14; 19:35; 20:30; etc.).
Dans les écrits chrétiens les plus anciens, on ne connaît dans l’entourage de Jésus qu’un seul Jean, le frère de Jacques. Son autorité était très grande (Ga 2:9; Ac 3:1; etc.). Il n’est pas impossible que Zébédée et ses fils aient été de race sacerdotale (cf. Jn 18:15), car les prêtres juifs pouvaient habiter en Galilée, et ce leur était un devoir de gagner leur vie de leurs mains (travaux de J. Jeremias). Les difficultés classiques contre l’identification du disciple bien-aimé avec l’apôtre Jean ne sont pas insurmontables.
C) L’unité de l’ouvrage
L’hypothèse en vogue selon laquelle il faudrait distinguer dans l’ouvrage deux types de matériaux: les parties historiques et les discours, n’est pas confirmée par la recherche contemporaine. Les spécialistes peuvent se reporter sur ce point au livre magistral de G. van Belle, The Signs Source in the Fourth Gospel (Leuven, 1994). Il est impossible, par exemple, d’attribuer une existence séparée au récit de Jean 11:22-24: cet épisode de grande valeur historique n’a de sens que comme introduction au discours de Jn 11:25-30.
Les discours du quatrième évangile ont la même forme littéraire que la première épître de Jean. Le Jésus de Jean s’exprime à la manière de Jean. On ne cherchera pas dans cet évangile l’ipsissima vox de Jésus, comme on peut le faire dans les synoptiques. Mais c’est la portée la plus profonde de l’enseignement du Maître qui est exprimée, à une époque tardive, sous la motion de l’Esprit (cf. Jn 16:13-15), par son disciple bien-aimé, dans un langage adapté aux chrétiens de la fin du premier siècle et aux chrétiens fervents de tous les temps.
Conclusion
Les opinions exprimées dans cet exposé succinct sont des convictions raisonnées, mais qui peuvent évidemment être discutées et éventuellement corrigées, en fonction d’autres arguments.
J’espère toutefois avoir montré que la science contemporaine n’a pas un caractère définitif, et qu’il n’existe pas de « dogme critique ».
La datation tardive, après 70, des évangiles de Matthieu et de Luc, n’a pas été démontrée de manière irréfutable.
La datation tardive de l’évangile de Jean me paraît solidement fondée, mais il n’a pas été démontré de manière irréfutable que cet ouvrage n’a pas été rédigé par l’apôtre Jean, dont la longévité fut exceptionnelle, selon le témoignage très crédible d’Irénée de Lyon, disciple de Polycarpe, lui-même disciple de Jean.
* P. Rolland est prêtre et chercheur. Il est l’auteur des ouvrages suivants: Les premiers évangiles. Un nouveau regard sur le problème synoptique (Paris: Cerf, 1984); A l’écoute de l’épître aux Romains (Paris: Cerf, 1991); L’origine et la date des évangiles. Les témoins oculaires de Jésus (Paris: éd. St-Paul, 1994);
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