Dans ce nouvel épisode de La Loupe, Xavier Yvon reçoit Céline Delbecque, journaliste au service société de L'Express, qui nous explique pourquoi ces pratiques ne sont toujours pas formellement interdites.
Xavier Yvon : Ce sont des pratiques qui semblent appartenir à un autre temps, et pourtant, elles existent encore en France en 2021. On les appelle "thérapies de conversion". Ce sont des stages où l'homosexualité est présentée comme une perversion. Des séances d'exorcisme, voire même d'électrochocs, imposées à des victimes souvent mineures.
Laurence Vanceunebrock : "Ces pratiques terriblement violentes visent, selon leurs auteurs, à 'modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre d'une personne' et se basent donc sur le postulat que l'homosexualité ou la transidentité seraient des maladies qu'il faudrait 'guérir'... Il n'en est rien. Rien à guérir."
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Xavier Yvon : Il y a quelques semaines devant l'Assemblée nationale, la députée Laurence Vanceunebrock définissait en ces termes, les thérapies dites "de conversion". Elles sont organisées partout en France, souvent sur fond de religion, et elles ne sont pas toujours clairement interdites par la loi.
Thomas : Mon histoire a commencé quand j'avais à peu près huit ans. Ma mère m'a surpris en train d'embrasser un garçon. Elle était très pieuse, elle s'en est donc référée à son pasteur qui, par la suite, via des prières et des cures bibliques, a conclu que j'étais "possédé". Possédé par le démon de l'homosexualité. C'est comme ça que tout a commencé.
Xavier Yvon : L'homme qui parle s'appelle Thomas. Aujourd'hui, il a 26 ans et il est directeur d'un magasin de prêt-à-porter à Amiens, dans le nord de la France. Il a grandi en région parisienne, dans une famille évangélique protestante où la religion occupait une place très importante. Je vous préviens, son récit est susceptible de choquer.
Thomas : À l'époque, je ne me disais pas que j'aimais les garçons. C'était une pulsion comme ça, comme un enfant quoi... On ne sait pas toujours pourquoi on fait des trucs à cet âge-là. Leur but était de me déposséder, de faire sortir ce "démon" qui était moi. Tous les vendredis soir, entre minuit et six heures du matin, j'ai donc été amené à des veillées de prière où on restait éveillés à lire les paroles de la Bible, à prier une nuit entière. Cette première phase de ma thérapie, elle a duré peut-être deux ans, jusqu'à mon entrée au collège vers l'âge de dix ou onze ans. Quand mes parents ont vu que je m'affirmais un peu plus dans mon caractère, que j'étais un peu plus efféminé que les autres, etc. Là, la thérapie, elle s'est un peu durcie. Ils ont vu que me faire lire des paroles de la Bible et de les entendre, ça ne suffisait pas pour faire fuir le démon qui était en moi. Ils ont changé de stratégie : leur but, c'était de me faire jeûner. Il s'agissait de périodes de jeûne, qui duraient entre un et cinq jours pendant lesquels je ne devais ni boire, ni manger. Leur but était d'affaiblir le "démon" qui était en moi. À la fin de ces périodes de jeûne, on me faisait subir des séances d'exorcisme. Ça, ça a duré de mes onze ans jusqu'à mes douze ans. Le pasteur de mes parents connaissait quelqu'un qui était réputé pour "déshomosexaliser" les gens, mais qui ne vivait pas en France. Ils l'ont donc fait venir spécialement pour moi. Je me souviens d'une veillée de prière à laquelle je me rendais avec ma mère... Comme habituellement. Je mets un pied dans l'église, je me joins à l'assemblée et là, le prêtre s'arrête de parler. Il me regarde, il me pointe du doigt et dit : "Toi ! Tu as le démon de l'homosexualité. Avance". Naïvement (et avec un peu d'appréhension quand même), je m'avance. Il me demande de me déshabiller. Je me tourne vers ma mère et je vois qu'elle baisse la tête, qu'elle esquive un peu mon regard. Je me déshabille, je reste en caleçon... Il me dit "non, non, tout nu, tout nu". Je m'exécute, il me demande de mettre les mains en l'air et de fermer les yeux. Et là, il me lance du sel et il dit : "Lâche-le, lâche-le, tu n'as rien à faire dans son corps... C'est un garçon de dix ans. Quitte son corps, tu n'as rien à faire là". Pendant qu'il me jetait du sel, il parlait au "démon". Au bout d'un moment, il a dit : "s'il y a des personnes dans l'assemblée qui veulent prier et jeter du sel, levez-vous". Pendant deux, peut-être trois minutes, les gens sont passés devant moi les unes après les autres, pour me lancer du sel... Finalement, ça a pris fin, mais c'était l'événement le plus tragique pour moi. Non seulement j'étais jeune et on m'a mis à nu devant une cinquantaine de personnes, mais ce qui était encore plus grave pour moi, c'est qu'à aucun moment quelqu'un de sensé s'est dit "Stop les gars, on arrête". Ça a continué jusqu'à la dernière séance d'exorcisme où cette fois-là, j'étais seul avec des inconnus. À chacune de ces séances, il y avait mes parents et leur pasteur, donc des visages familiers. Mais cette fois-là, il n'y avait personne que je connaissais. J'étais assis sur une chaise comme les autres fois, mais là, j'avais les mains et les pieds liés à la chaise, ce qui a décuplé mon sentiment de peur. Ça a déclenché un instinct de survie en moi, ça m'a fait "tilt". J'avais peur et je me suis dit qu'il fallait que je rentre dans leur jeu. Tout bêtement, j'ai fait comme j'avais vu à la télévision, j'ai commencé à faire les yeux blancs, à simuler des convulsions, à trembler, à tomber de ma chaise. Tout ce que j'entendais à ce moment-là, c'était : "Ah, c'est bon ! Ça marche, ça a fonctionné ! Le démon a quitté son corps". C'est comme ça que j'ai vécu ma dernière séance d'exorcisme à ce jour. Moi, je pensais que c'était la fin de ma thérapie de conversion, mais finalement non. À la fin de cette séance, ma mère m'a dit : "si jamais tu vois que ça revient et tout, n'hésite pas à me le dire, on recommencera". C'est pour cela que de mes douze ans jusqu'à mon émancipation à vingt ans, j'ai vécu dans le mensonge, dans le déni. Je faisais croire à mes parents que j'aimais les filles, je me rognais moi-même, je rejetais mon attirance pour les garçons parce que justement, j'avais peur. Je ne faisais tellement pas confiance aux hommes que je pouvais rencontrer... Je me disais : "non, non, non ! Je ne vais rien faire, je veux rejeter cette tentation". J'avais du dégoût pour moi-même : je ne m'aimais plus, je ne me supportais plus... Je pense que l'après "thérapie de conversion" a été plus difficile que la thérapie elle-même. Je n'en veux pas à la religion parce que pour moi, les personnes qui ont fait croire ça à mes parents, ils n'agissaient pas au nom de la religion. Ils ont vu une détresse chez eux et ils en ont profité. Chez tous les "spécialistes" que mes parents m'ont emmené voir, il y avait toujours une transaction financière. Je pense que ces personnes-là ont vu que mes parents étaient perdus et qu'ils étaient déboussolés et qu'ils avaient besoin d'aide... Ils ont exploité leur misère. En tout cas, c'est le regard que je porte aujourd'hui sur toute cette situation.
Xavier Yvon : Le témoignage de Thomas est glaçant et il est loin d'être un cas isolé. Céline Delbecque, tu as enquêté pour L'Express sur ces thérapies dites "de conversion" et tu t'es rendu compte qu'elles avaient cours dans toutes les religions.
Céline Delbecque : Absolument, ça a lieu dans toutes les religions. Au cours de mon enquête, j'ai pu avoir le témoignage de personnes qui ont été élevées dans un milieu catholique, dans un milieu protestant, dans un milieu musulman. J'ai des associations qui m'ont expliqué que ça existait également dans la communauté juive. J'ai par exemple le témoignage de Gaëlle, une jeune femme transgenre de vingt ans qui a grandi en tant que garçon dans une famille chrétienne évangélique. Ses parents n'ont pas du tout accepté sa transidentité : quand ils ont découvert que leur fils cachait des robes, des jupes et des accessoires féminins dans une valise, ils ont complètement vrillé. Du jour au lendemain, il y a eu des coups, des insultes. Ils ont fini par l'emmener dans une église évangélique avec un pasteur qu'elle ne connaissait pas. Et pendant des semaines, elle a été victime d'un exorcisme, c'est-à-dire qu'elle s'est retrouvée face à un prêtre ou un pasteur qui lui faisait répéter des phrases absolument destructrices : "je ne suis pas une femme", "je ne serai jamais une femme"... Elle devait répéter ça pendant de longues minutes, des heures peut-être. Ça l'a complètement détruite et ça a été extrêmement violent pour elle...
Xavier Yvon : Alors, je précise que les personnes à qui tu as parlé ont toutes subi des thérapies en lien avec la religion. Mais ce n'est pas toujours le cas.
Céline Delbecque : Non, effectivement. On distingue trois grandes "familles" de thérapies de conversion, reconnues par les associations. Il y a les thérapies religieuses, dont on vient de parler bien sûr. Elles font intervenir des prières, des séances d'exorcisme... Elles s'appuient sur l'idée qu'il faut libérer quelqu'un du démon, le libérer du diable, de quelque chose de contre-nature...
Xavier Yvon : ...comme on l'a entendu avec Thomas ?
Céline Delbecque : Comme on l'a entendu avec Thomas, effectivement. Mais il y a aussi des thérapies qui sont dites "médicales", avec des médecins, des psychologues, des infirmiers qui affirment pouvoir "guérir" l'homosexualité avec des méthodes prétendument "thérapeutiques" qui peuvent aller de la "simple parole" - même si celle-ci est très violente - jusqu'à des électrochocs. On sait qu'ils sont encore pratiqués dans certaines cliniques du sud de la France...
Xavier Yvon : Donc ça, ça existe encore ? Des électrochocs pour "guérir" de l'homosexualité ?
Céline Delbecque : Dans la mission parlementaire qui a été co-écrite par Laurence Vanceunebrock, une députée La République en Marche, elle a effectivement obtenu des témoignages en ce sens, notamment celui d'une jeune fille qui aurait subi des électrochocs, en effet.
Xavier Yvon : Et donc, quelle est la troisième "grande famille" de thérapie de conversion ?
Céline Delbecque : Il y a des thérapies qui vont être plus "sociétales". Là, on parle plus de pressions dans la famille : il n'y a pas forcément de rapport avec la religion, même si souvent, c'est lié. Il s'agit de pratiques comme par exemple, expliquer à son fils que l'on n'accepte pas qu'il soit homosexuel, qu'il faut qu'il change pour qu'il soit accepté dans la famille... Il peut s'agir de menaces de couper les ponts aussi. Il peut y avoir des pressions qui vont jusqu'à demander à son fils homosexuel de regarder des pornos hétérosexuels, voire même jusqu'au mariage forcé. Toutes ces pressions peuvent être aussi destructrices que ces fameux stages ou séances d'exorcisme.
Xavier Yvon : Est-ce qu'on a une idée du nombre de victimes de ces pratiques aujourd'hui, en 2021 ?
Céline Delbecque : Alors malheureusement, on n'a pas de chiffres précis à propos du nombre de victimes en France. En revanche, on a des chiffres sur lesquels on peut s'appuyer dans la mission parlementaire de Laurence Vanceunebrock. L'Association Le Refuge, qui vient en aide aux personnes LGBTQI+ a indiqué qu'en 2019, 4,2 % des appels reçus sur sa ligne d'écoute étaient directement en lien avec les thérapies de conversion. Concrètement, ça représente neuf à dix appels par mois. Laurence Vanceunebrock indiquait à l'époque que ce chiffre était en augmentation. On peut aussi s'appuyer sur des chiffres qui viennent de l'étranger : en Angleterre, une étude statistique a montré que 7 % des personnes LGBTQI+ interrogées se sont vues proposer des thérapies de conversion. Ce chiffre double quand on parle de personnes transgenres. 2 % des personnes interrogées ont indiqué qu'elles ont suivi une telle thérapie.
Xavier Yvon : Pourquoi n'a-t-on pas de chiffres similaires en France ?
Céline Delbecque : La problématique en France, c'est que, dans le Code pénal, il n'y a pas d'infractions spécifiques qui disent clairement que les thérapies de conversion sont interdites. Donc, il n'y a pas de suivi spécifique par la police, ni même par le ministère de la Justice. On ne peut donc pas avoir de statistiques précises.
Xavier Yvon : Et cette absence de cadre législatif précis a fait beaucoup parler ces derniers mois. Cela pourrait bientôt bouger, mais rien n'est encore gagné.
Benoît Berthe : C'est justement parce que ce n'est pas clair que, pendant ces trente dernières années, ces thérapies de conversion ont pu se déployer en France et passer entre les mailles du filet...
Xavier Yvon : Je vous présente Benoît Berthe. Il est l'un des fondateurs du collectif Rien à guérir qui milite pour l'adoption d'une loi spécifique en France. Lui aussi a été victime de thérapies de conversion - en l'occurrence des stages et des séances de confessions forcées de ses quinze à dix-huit ans - au sein de la communauté des Béatitudes, donc dans la religion catholique.
Benoît Berthe : Nous aujourd'hui, on le dit clairement : la loi française n'a pas été suffisante et n'est toujours pas suffisante. La preuve : ces thérapies se poursuivent. Aucune d'entre elles n'a été condamnée par la Justice. Il y a donc des trous dans la raquette et il faut attaquer ces thérapies plus directement pour les enrayer.
Xavier Yvon : Alors Céline, "il y a des trous dans la raquette", mais il y a quand même des moyens de lutter contre ces thérapies de conversion. Peux-tu nous expliquer ce qui existe dans l'arsenal législatif actuel pour lutter contre ces thérapies ?
Céline Delbecque : Oui, c'est important de rappeler qu'aujourd'hui, les victimes peuvent porter plainte. Elles ne pourront pas porter plainte pour "thérapie de conversion" à proprement parler en revanche, elles pourront porter plainte pour abus de faiblesse, pour violences volontaires, peut-être pour exercice illégal de la médecine... Elles pourront porter plainte pour homophobie. En revanche, elles devront effectivement le prouver. L'abus de faiblesse est quelque chose qui est extrêmement difficile à prouver, notamment quand les faits ont eu lieu des années auparavant. Et puis, sur ce type de sujet, avec des victimes qui, parfois, ne se rendent même pas compte qu'elles ont été abusées, qu'elles ont subi quelque chose d'illégal, ces bouts de loi ne sont pas suffisants...
Xavier Yvon : D'après Benoît Berthe, justement, il est capital de mettre des termes clairs sur ce qui se passe.
Benoît Berthe : Tant qu'on n'a pas une législation claire là-dessus, c'est très compliqué pour les victimes de se reconnaître en tant que telles, de porter plainte et c'est très permissif. Cela permet à plein de groupes de faire passer ces pratiques et de ne pas se faire condamner. Aujourd'hui, rien qu'à Paris, notre collectif a ciblé une vingtaine d'organisations ou d'individus, qui pratiquent ou qui encouragent de manière répétée, à la pratique des thérapies de conversion. Rien qu'à Paris, en 2021. Donc, ce n'est pas un phénomène de niche.
Xavier Yvon : À noter que deux propositions de loi spécifiquement dédiées aux thérapies de conversion ont été déposées par la députée Laurence Vanceunebrock, très engagée sur ces sujets. C'était en juin 2020 et en mars 2021. Mais le sujet n'est toujours pas à l'ordre du jour au Parlement. Céline, peux-tu nous expliquer pourquoi ça traîne autant ? Y a-t-il un débat sur ces thérapies ?
Céline Delbecque : Tous les bords politiques luttent contre ces thérapies et sont choqués qu'elles existent encore. En revanche, l'agenda législatif est très serré. Les interdire, ça n'apparaît pas vraiment comme une priorité actuellement. Il y a eu la crise sanitaire... On peut peut-être le justifier comme ça... Il y a eu d'autres lois qui ont été extrêmement discutées. Je pense par exemple à la loi bioéthique sur la PMA (ndlr : procréation médicalement assistée) pour toutes, qui ont pris beaucoup de temps... La prochaine niche parlementaire est en décembre pour ces propositions de loi. À voir si, effectivement, elle sera discutée à ce moment-là.
Xavier Yvon : Est-ce que justement, ça ne traîne pas en longueur parce qu'on touche aux religions ?
Céline Delbecque : C'est effectivement ce que déplorent les associations. Quand on parle de thérapie de conversion, on parle d'extrémisme religieux d'une certaine manière. On parle également de sujets extrêmement tabou : l'homosexualité, la transidentité... Ce sont des sujets qui ne font pas consensus aujourd'hui et qui peuvent être compliqués à aborder. C'est une des pistes sur lesquelles on peut s'appuyer pour comprendre pourquoi ça traîne encore autant.
Xavier Yvon : Alors en attendant, une circulaire vient d'être publiée par la ministre Elisabeth Moreno pour rappeler toutes les dispositions qui existent déjà dans ces petits morceaux de loi... Pendant ce temps, il y en a d'autres qui vont beaucoup plus vite. Au Royaume-Uni, c'est la reine Elizabeth II elle-même, qui a annoncé en mai dernier l'interdiction des thérapies de conversion. De quoi peut être inspirer la France... Merci Céline, on peut lire l'intégralité de ton enquête sur ces thérapies de conversion sur le site de L'Express. Si cet épisode vous a plu, vous savez ce qu'il vous reste à faire : nous mettre des étoiles sur vos plateformes d'écoute, vous abonner pour ne rater aucun de nos podcasts.