[size=33]Chapitre III. Le Quiétisme et la dissolution de la mystique chrétienne[/size]
TEXTE INTÉGRAL
1
[size]
Dans le régime clérical de l’idéologie de la monarchie de droit divin, la fin normale de la spiritualité est le Quiétisme. La tutelle aliénante de l’Absolu sur les réalités humaines constitue, à elle seule, un raccourci et comme une sorte de Quiétisme de la pratique chrétienne, dans la mesure où l’on prétend, au nom de la Vérité du salut, faire l’impasse sur les réalités contingentes de la vie profane. Une éthique de la passivité se prolonge, pour les laïcs frustrés de toute intimité spirituelle vraie, naturellement, dans une spiritualité de raccourci, de voie courte, de chemin direct vers la perfection chrétienne. Telle est la requête des quiétistes.
[/size]
2
[size][size]Cette récupération d’une mystique pour l’idéologie devait constituer le signe avant-coureur de la mutation de la sensibilité qu’allait bientôt connaître l’idéologie chrétienne de l’Occident au cours du XVIII
e siècle. A partir de ce moment (1688- 1699) la vision de la nature sera libérée de sa référence aliénante à une sur-nature et la nouvelle
idéologie des Lumières, rationaliste-naturaliste émergera puissamment dans tous les milieux, principalement en France.
[/size][/size]
- 1 Trois ans seulement séparent les Principes mathématiques de la philosophie naturelle de Newton (168 (...)
3
[size][size]Non pas que tout dualisme ait disparu, tout au contraire. L’héritage de l’idéologie du christianisme surnaturaliste continue de peser sur les destinées des
Lumières. Mais c’est désormais entre une raison divinisée face à une nature qui cherche à fonder son autonomie propre, dans l’empirisme génial de Locke (1690). L’effet le plus visiblement pervers de l’héritage idéologique du Grand Siècle sur le
Siècle des Lumières est justement constitué par la nature idéologique et artificielle du concept même de
Nature au XVIII
e siècle. Avec celui-ci commence le règne de l’artificiel naturel. Rien de plus artificiel, en effet, que le
naturel omniprésent chez les théologiens, les philosophes, les politiques et les artistes de Locke à Rousseau, de Newton à Condorcet, de Fontenelle à Gœthe. Ce
naturel n’a plus rien à voir avec la vieille nature médiévale définie dans sa relation intime à la grâce transformante de Dieu. C’est une nature que la théologie moderne a mise en orbite, tout au long de son évolution, jusqu’à l’instant où elle s’est elle-même effondrée par sa propre dissolution surnaturaliste et idéologique dans le Quiétisme
1.
[/size][/size]
4
[size][size]L’épisode de la querelle autour du Quiétisme qui a ébranlé les milieux catholiques de la cour de Louis XIV entre 1693 et 1699 revêt une signification historique considérable. Il est évident que sur ce point, l’historiographie commune est restée très en retrait de la réalité du phénomène. Rien d’étonnant à cela s’il est vrai que le Quiétisme représente la phase de la dissolution de l’idéologie chrétienne au triple plan de la mystique, de la religion et de la politique.
[/size][/size]
5
[size][size]Dans son aspect doctrinal, le Quiétisme concerne le problème de l’oraison mystique et les aspects les plus fins de la doctrine traditionnelle. Dans son aspect politique, nous venons d’y faire allusion, le Quiétisme a sonné l’heure d’un changement radical parce qu’il discréditait, en apparence définitivement, la vision sur-naturaliste qui avait été celle de la théologie occidentale depuis plus de deux siècles.
[/size][/size]
6
[size][size]La théologie du Grand Siècle a débouché sur le scandale quiétiste par deux voies distinctes mais convergentes : la voie cléricale des théologiens qu’avait tracée, dès les premières décades du siècle, le Carme Thomas de Jésus (1597-1623) et la voie laïque des philosophes ouverte par Descartes (1619-1650) dans laquelle devait s’illustrer Leibniz et, après lui, Fénelon.
[/size][/size]
7
[size][size]Cette dualité des approches du phénomène quiétiste ne doit pas dissimuler le caractère unique et idéologique de sa nature. Il s’agit du problème de l’idéologisation de la mystique surnaturelle. La dissolution de celle-ci (comme celle du poisson, selon le proverbe chinois) avait bien commencé par la tête. Ce dont il est question n’est autre que la problématique globale de la théologie moderne relative à la béatitude possible sur terre selon la révélation de l’Evangile, ou plus simplement à la question de la pratique des béatitudes évangéliques.
[/size][/size]
1. - Le Quiétisme des spirituels
8
[size][size]On peut observer, en effet, que la théologie moderne a atteint la Révélation au cœur lorsqu’elle a idéologiquement séparé l’homme dans sa nature spirituelle (prise dans le désir naturel de la béatitude surnaturelle) du Dieu de Jésus-Christ qui lui ménage sa divinisation. Ce que la théologie traditionnelle a appelé
beatitudo inchoata, le Christ l’avait révélé aux hommes en leur annonçant que le
Royaume était
proche. La vie sur terre s’ouvrait donc pour la foi des croyants sur une béatitude commencée dans la pratique de l’union mystique au Christ glorieux. La foi et l’espérance eschatologique se voyaient intimement liées l’une à l’autre dans le lien de la charité et la pratique de la science de la charité. Cette
ciencia de amor qu’est la mystique, selon l’expression si heureuse de saint Jean de la Croix, comportait une éducation spirituelle de la foi et de l’espérance capable de mettre ces vertus effectivement au service de la sanctification et de la divinisation de l’homme. Mais le premier effet de la théologie dualiste a consisté à rompre le lien vital entre la charité, principe de la divine transformation, et les deux autres vertus théologales, la foi et l’espérance. Dans la nouvelle théologie extrinséciste ces deux vertus ne relient plus à Dieu, elles ne sont plus à proprement parler théologales, elles tiennent à distance de Dieu une intelligence et une mémoire humaines condamnées à penser les choses divines selon le mode humain de la raison et à espérer leur béatitude d’une vie future dont on est exilé. Le ciel n’est plus sur terre, le ciel n’est plus qu’au ciel et la terre ne lui est plus reliée.
[/size][/size]
9
[size][size]Qu’il s’agisse de la doctrine et de la théorie de la mystique que Thomas de Jésus a consignées dans ses grands
Traités parus en 1620 et en 1623, qu’il s’agisse de la
fable mystique telle que l’ont pratiquée certains Jésuites thérésiens français, par exemple le Père Surin, entre 1623 et 1635, toujours la même idéologisation de la mystique chrétienne se manifeste. Entre la foi et la gloire, plus de relation vivante. La première procure une perfection chrétienne à la mesure de la raison humaine, qu’elle éclaire (ascéticisme) ; la seconde destine l’homme à une contemplation rarement atteinte et seulement concédée par une communication miraculeuse de la
lumière de gloire.
[/size][/size]
10
[size][size]On ne saurait comprendre l’émergence du Quiétisme à partir des positions doctrinales des Jésuites et de Thomas de Jésus, l’initiateur de la mystique des Lumières, qu’en partant de cette observation. En effet, l’ascéticisme qui se trouvait chez les Jésuites prudemment maîtrisé contre tout retour d’illuminisme, grâce au parti-pris brutal de l’anti-mysticisme, se voit, au contraire, doublé d’un mysticisme original dans la doctrine de la contemplation acquise qu’invente Thomas de Jésus. Dès 1604, il composait l’ouvrage qui devait voir le jour vers la fin du siècle, intitulé "
De la contemplation acquise". Paradoxalement, il superposait une contemplation à la méditation définie par les Jésuites. C’est à saint Jean de la Croix qu’on osera en faire bientôt porter la paternité !
[/size][/size]
11
[size][size]La doctrine de la
Montée du Mont Carmel et de la
Nuit Obscure, concernant le passage de la méditation à la contemplation, prenait un sens nouveau qui révolutionnait l’esprit de saint Jean de la Croix. De même que sainte Thérèse avait parlé de la contemplation miraculeuse (donnée avec des charismes et des grâces de la prophétie), Jean de la Croix, lui, aurait aussi enseigné une contemplation
à la portée de l’homme ("
contemplación nuestro modo"), qui pouvait être acquise selon les moyens naturels aidés des secours ordinaires de la grâce. L’ascéticisme se couronnait d’une mystique d’une nouvelle sorte,
purement acquise,
nullement infuse, la mystique quiétiste. Pourquoi "quiétiste" ? Parce qu’elle consistait en une
quiétude, c’est-à-dire à une mise en repos de toutes les facultés actives de l’âme, intelligence et mémoire (pensée sur Dieu, désirs du ciel),
volonté comprise, en une cessation active à l’égard de la méditation ordinaire. La perversité doctrinale de la théologie moderne se manifestait pratiquement dans cette vision d’une quiétude chrétienne obtenue par la suspension à l’égard de toute activité
y compris de la volonté et de l’affectivité.
[/size][/size]
12
[size][size]Avant que n’éclate, à la fin du siècle, le scandale du Quiétisme, la mystique de l’idéologie chrétienne avait déjà défrayé la chronique, non seulement en Espagne (dès la fin du XVIe siècle avec les illuminés de Llerena), mais en France avec les néo-illuminés jésuites dont le P. Michel de Certeau a retracé l’histoire. De 1615 à 1645, c’est la chasse aux "dévotions extraordinaires" à l’intérieur de la Compagnie de Jésus. A Séville (1623), à Paris, à Lyon, à Limoges, à Bordeaux (1625-1635), en Picardie et en Lorraine (1630-1635), l’anti-mysticisme triomphant sous Mercurian, relâché sous Aquaviva, devait faire sa réapparition sous Vitelleschi face à la résurgence du vieil illuminisme sous sa forme quiétiste. Il s’agit d’un pré-Quiétisme engendré chez des sujets nourris dans l’ascéticisme. Il résultait de l’amalgame de l’ascéticisme et de la contemplation telle que l’avaient conçue les malheureux défenseurs carmes de saint Jean de la Croix, collaborateurs ou disciples de Thomas de Jésus, propagandistes d’un thérésianisme des grâces extraordinaires en France. Ce courant ascético-mystique pré-quiétiste semble avoir jailli spontanément dans presque tous les ordres religieux, et d’une manière plus spectaculaire dans la Compagnie, du fait de l’ascéticisme ambiant et du primat des grâces charismatiques qui le fondaient en théorie. On en constate la présence symptomatique dans les fondations réformistes qui se piquent de spiritualité, depuis l’époque de l’implantation des Thérésiennes espagnoles en France avec Bérulle, jusqu’aux fondations de la Compagnie dans la première moitié du XVIIe siècle.
[/size][/size]
13
[size][size]Il semble que l’immense succès rencontré par la
Vie de saint Thérèse (du jésuite Ribera) ait contribué à développer chez les jeunes Jésuites français le goût d’une oraison mystique propre à compenser heureusement l’ascéticisme de la spiritualité de leur Institut. Etait-ce possible ? Ne fallait-il pas choisir entre la fidélité à leur Institut et à son esprit et la pratique de la mystique ? Question cruciale, dramatique aussi, puisque ces jeunes religieux étaient conduits, selon la logique de l’idéologie développée tant chez eux que dans la nouvelle théorie de la mystique des Carmes, à interpréter l’enseignement de la Sainte Mère dans le sens d’une contemplation charismatique. L’autorité de sainte Thérèse, réputée "maîtresse de contemplation infuse extraordinaire" était peu faite pour dissiper les appréhensions des supérieurs. En réalité il n’était pas possible d’être à la fois ascéticiste et mystique. Cette double fidélité rendait manifeste l’erreur de perspective de l’idéologie en matière de contemplation.
[/size][/size]
14
[size][size]Les informateurs romains de la Compagnie ne devaient pas tarder à signaler un peu partout dans les Collèges la multiplication des cas de "dévotions extraordinaires" chez d’excellents sujets par ailleurs soucieux de mener une vie exemplaire au sein de la Compagnie. Plus tard on verra les quiétistes condamner les pratiques ascétiques rigoureuses au profit de la pratique de la seule quiétude acquise. Il n’en était pas ainsi de ces jeunes Jésuites qui prétendaient, au contraire, réconcilier l’action et la contemplation. Et pourtant, ils s’étaient engagés, sans s’en rendre compte, dans la voie piégée d’une contemplation
acquise caractéristique de la spiritualité pré-quiétiste.
[/size][/size]
- 2 De 1620 à 1648, d’autres troubles spirituels se sont produits dansla Compagnie en particulier à Nan (...)
- 3 M. de Certeau, o.c., pp. 374-405.
- 4 Ib., p. 402.
15
[size][size]Entre 1620 et 1632, dans les quatre provinces de France, de Toulouse, d’Aquitaine et de Champagne, quelques cas de jeunes Pères préoccupent la Compagnie et son Général. On en dénombre plus de seize parmi lesquels se signalent à l’attention Jean de Labadie, Pierre Cluniac, André Dabillon, Jean d’Argombat, qui rompront avec la Compagnie, tous passionnés par un au-delà "mystique" de la foi dans la vie spirituelle et l’oraison
2. Le plus singulier d’entre eux semble avoir été ce Jean de Labadie (1610-1674) récemment redécouvert
3. De 1625, où il commence sa vie de jeune Jésuite, tout adonné à la lecture des mystiques anciens et modernes, jusqu’à la fin de sa vie errante, il a parcouru toutes les Eglises en quête d’un lieu où fixer son esprit mystique, exilé perpétuel, dans un vagabondage qu’il identifie à la solitude chrétienne (c’est le titre de son grand ouvrage
La Solitude Chrestienne publié en 1645). Ayant quitté la Compagnie en 1639, il cherche à fonder sans attendre une
Secrète école pour les simples et mène une vie de prêtre séculier errant en France jusqu’en 1649. Il sera tour à tour pasteur calviniste en France, en Angleterre, à Genève et finalement en Hollande, partout rejeté pour son illuminisme, un mysticisme éclectique fait de pièces rapportées puisées çà et là dans la tradition mystique, qu’il tente d’incarner dans chacune des Eglises où il pénètre "pour y dessiner la fiction utopique d’un lieu pour son mysticisme avant d’en figurer le mensonge"
4. Il faut dire qu’au jugement de ses supérieurs du Collège de Bordeaux lorsqu’il eût terminé ses études de théologie, Jean de Labadie avait atteint "l’état de vision béatifique" et vivait "à la manière d’un pur esprit".
[/size][/size]
16
[size][size]C’était pour échapper à l’ascéticisme opprimant que ces illuminés, "nouveaux mystiques", s’étaient égarés dans un nouvel illuminisme, malheureusement réputé thérésien. Aucun personnage n’a mieux illustré l’erreur aliénante commise par ces Jésuites que le Père Jean-Joseph Surin, bien connu pour avoir été le malheureux père chargé d’exorciser les possédées de Loudun. En 1638-1639, réfugié au Collège de Bordeaux, Jean de Labadie habita avec lui. Le Père Surin était déjà fou. Disposition psychotique profonde ? Aliénation mentale aggravée par l’idéologie mystique de l’illuminisme ? Vraisemblablement. La personnalité profonde du Père Surin échappe au jugement de l’historien ; en revanche, l’ambiguïté régnante concernant la signification de sa doctrine et son expérience ne peut durer. L’élève de Louis Lallemant en 1629, année où le Père Surin fit à Rouen son "troisième an", ne saurait être considéré comme son fidèle porte-parole et rien n’est plus opposé à la doctrine de Lallemant (et du P. Rigoleuc), si fidèles à l’inspiration de saint Jean de la Croix, que la doctrine pseudo-thérésienne de Surin.[/size][/size]