Le commentaire de Fillion sur Genèse
Le sujet et le but
La création, l'introduction du péché sur la terre, l’histoire des premières familles humaines et de leur prompte corruption, le déluge envoyé par Dieu comme un terrible châtiment, la dispersion des peuples, Abraham choisi pour être le père d’une race privilégiée de laquelle naîtra le Rédempteur promis aussitôt après la chute, les débuts historiques de cette famille sacrée : voilà le thème bien connu qui est si noblement développé dans la Genèse, et qui couvre un espace d’environ 2.300 ans (de la création du monde à la mort de Joseph).
Si le Pentateuque raconte les origines de la théocratie, la Genèse, remontant tout à fait aux principes, décrit les premières démarches entreprises par le Seigneur pour établir ici-bas son royaume. Quoique Abraham, le père des croyants, soit visiblement la figure principale et comme le héros de la Genèse, de même que le pays de·Chanaan, la future Terre sainte, est le théâtre sur lequel se déroulent les principaux événements du livre, néanmoins les annales de la théocratie seraient demeurées très incomplètes, si Moïse n’eût placé en tête de sa narration un résumé rapide de la vie des premiers humains. Pourquoi, en effet, une nation choisie entre toutes les autres? C'est parce que la grande masse des peuples s’était éloignée du vrai Dieu.
Mais quelles étaient les relations de l’humanité avec Dieu, et comment s’était opérée cette séparation funeste ? Il était nécessaire de le dire tout d’abord, afin de mieux montrer la nécessité des institutions théocratiques, et aussi pour mettre le plan divin sous son vrai jour: Jéhovah qui appela Abraham ne diffère pas d'Elohim le Dieu créateur.
La création et la rédemption sont des actes intimement unis : un abîme, il est vrai, s'est ouvert entre Dieu et l'homme, sa créature d’élite; mais le Seigneur prend immédiatement des mesures pour réparer la chute. Un seul peuple est choisi; mais, en Israël, l'humanité entière sera bénie et rachetée, car toutes les nations sont solidaires et proviennent de la même source.
Plan et division
Le plan est très simple et en même temps des plus harmonieux, dévoilant une oeuvre bien proportionnée et réglée minutieusement. "
La Genèse est en réalité un vaste tableau généalogique accompagné d’un texte explicatif, un tableau généalogique où les événements de l'histoire primitive et de l'histoire patriarcale viennent s’intercaler dans les intervalles de la ligne principale et des lignes secondaires selon les personnages qui y jouent les rôles prépondérants, et dans lesquels les faits ainsi distribués reçoivent un développement proportionné à leur importance dans l’ensemble (Delattre, le Plan de la Genèse, dans la Revue des questions historiques, 1876, n° de juillet, p. 5-43).
Dans la Genèse, les généalogies forment donc le cadre de l'histoire; les événements sont insérés dans les intervalles d'une généalogie perpétuelle. Et l’écrivain sacré nous a lui-même manifesté son plan par une formule extraordinaire, qu’il répète jusqu’à dix fois, et au moyen de laquelle il partage ses matériaux.
Voici les générations du ciel et de la terre
Gen. 2, 4; Voici le livre des générations d'Adam, Gen. 5, 1; Voici les générations de Noé, Gen. 6, 9.·Comp.· 10, 1; 11, 10, 27; 15, 12, 19; 36, 1; 37, 1. De là dix sections distinctes, introduites par le récit de la création, 1, 1-2 , 3: 1°1’histoire (car tel est ici le sens du mot « génération ») du ciel et de la terre, 2, 4-4, 26; 2° l'histoire d’Adam, 5, 1-6, 8; 3° l'histoire de Noé, 6, 9-9, 29; 4° l'histoire des fils de Noé, 10, 1-11, 9; 5° l'histoire de Sem, 11, 10-26; 6° l’histoire de Tharé et d’Abraham, 11, 27-25, 11; 7° l'histoire d’lsmaël, 25, 12-18; 8° l’histoire d’lsaac, 25, 19-35, 29; 9° l’histoire d’Esaü, 36, 1-43; 10° l’histoire de Jacob, 37, 1-50, 25.
Ces sections sont très inégales sous le rapport de l’étendue, parce qu’elles le sont aussi sous celui de l'importance théocratique. Ce qui ne tend pas d’une manière directe au but que se proposait l’auteur est aussitôt éliminé, comme l'histoire des Caïnites, celle des Chamites, des Japhétides et de la plupart des Sémites, celle des descendants d'Ismaël et d’Esau. Au contraire, les plus petits traits sont soigneusement conservés quand ils présentent de l’intérêt au point de vue de la théocratie: on le voit surtout dans les biographies d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Joseph.
Nos dix sections peuvent se rattacher à deux grandes périodes, dont la première correspond aux débuts de l'histoire du monde , depuis la création jusqu’à la dispersion des peuples, tandis que la seconde a la vocation d’Abraham pour point de départ et la mort de Joseph pour terme. Dans la première période, l'histoire du monde et du genre humain est esquissée rapidement, et plutôt saisie par ses sommets que racontée; la seconde période est une introduction à l’histoire du peuple juif. Autant la première est générale, autant la seconde est spéciale: c’est la vie d’une famille, succédant à celle de toute la race humaine. Chacune de ces parties comprend cinq sections: 1° 1, 1-11, 26; 2° 11, 27-50, 25.
Ce plan, si nettement accentué, démontre à lui seul la merveilleuse unité de la Genèse, et est une garantie de plus de son autorité.
Beauté, utilité
Un ancien auteur disait très justement : Nihil pulchrius Genesi, nihil utilius. La Genèse présente en effet des beautés de tous genres, qu’on ne se lasse jamais d’admirer.
- Elle est belle par le fond, qui est toujours si relevé, si riche, si varié, tour à tour sublime et gracieusement idyllique.
- Elle est belle par la forme, qui s’harmonise toujours avec les sujets traités.
- Elle est belle par ses contrastes saisissants : la chute et le Rédempteur, Caïn et Abel, les Caïnites et les Sémites, Noé dans l'arche et l'humanité coupable submergée par le déluge, Sem et Japheth en face de Cham, le paganisme et la théocratie, Abraham et Loth; Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, la vie agricole des Israélites et la civilisation mondaine des Egyptiens. Que de sujets d’étude à mille points de vue!
Mais la Genèse n’est pas moins utile que belle
Au double point de vue de la religion et de l'histoire, elle est une mine inépuisable de connaissances.
1° Elle contient les révélations les plus précieuses et les mieux garanties sur l’origine du monde et de l'humanité, sur nos relations avec Dieu, sur l'établissement de l’Eglise primitive. Les principaux traités de dogme et de morale revendiquent justement un grand nombre de ses textes; et surtout, dès les premières pages, elle ouvre le splendide horizon messianique;
2° Comme livre d’histoire, elle a un prix incomparable. Pour l'ancienneté et pour la valeur intrinsèque des documents, nul autre livre historique ne pourrait lutter avec elle; car, d’une part, elle remonte au 15° siècle avant Jésus-Christ, date antérieure de mille ans à la naissance d’Hérodote (ce prétendu "père de l'histoire" était contemporain de Néhémie, et vivait au 5è siècle avant J.-C.), et les rares papyrus d’Egypte ou tablettes d’Assyrie qui paraissent plus antiques ne sont que de modestes fragments; d’autre part, elle raconte avec une autorité sans pareille, même abstraction faite de son caractère sacré; et l'historien qui la prend pour guide ne risque pas d’être induit en erreur à chaque pas, comme il arrive quand on étudie les annales fabuleuses et ampoulées des autres peuples. Les découvertes multiples des sciences et de l'archéologie lui ont toujours donné raison.
Les sources de la Genèse
Les sources auxquelles Moïse puisa pour composer cette œuvre unique au monde furent tout à la fois divines et humaines. De Dieu il reçut toutes les révélations nécessaires; mais il put recourir aussi, soit aux traditions patriarcales, qui s’étaient fidèlement transmises de génération en génération, grâce à la longévité des premiers hommes; soit aux documents écrits, qui durent se former peu à peu sur divers points.
Commentaires
Les Pères se sont complu dans l'étude et l'explication de la Genèse. Les meilleurs commentaires qu’ils nous ont laissés sont ceux d’Origène, Selecta in Genesim, et Homiliae in Genesim; de saint Jean Chrysostome, Homeliae 67 in Genesim, et Sermones 9 in Genesim; de saint Jérôme, Liber hebraicarum quaestionum in Genesim; de saint Augustin, De Genesi contra Manichaeos libri 2, et De Genesi ad litteram libri 12. Actuellement, l'ouvrage catholique le plus complet est le Commentarium in librum Geneseos de M. Th.-J. Lamy (Malines, 1883-4884) (Voyez aussi Vigouroux, les Livres saints et la critique rationaliste, t. 3, pp. 177-571).