Papyrus évoquant la "femme de Jésus" : caramba, encore raté !
AYMERIC CHRISTENSEN
CRÉÉ LE 17/06/2016 / MODIFIÉ LE 17/06/2016 À 17H12
Papyrus évoquant la "femme de Jésus" : caramba, encore raté !
Jésus marié, sans doute à Marie-Madeleine. La découverte en 2012 d'un papyrus confirmant ce fantasme semblait trop belle… C'est parce qu'elle l'était. Mais l'histoire de ce très probable faux est encore plus passionnante.
C'est sans doute l'épilogue de ce que l'histoire retiendra peut-être comme l'une des plus fascinantes impostures de ce début de XXIe siècle. Souvenez-vous : en novembre 2012, Karen King, enseignante à la Harvard Divinity School, présentait à Rome un fragment de papyrus sur lequel on pouvait notamment lire, en sahidique (un dialecte copte), les mots « Jésus leur dit : Ma femme... »
Présenté à grand bruit en novembre 2012, le fragment de manuscrit copte qui révèlerait que Jésus était marié vient d'être authentifié comme "presque certainement le produit des chrétiens anciens et non un faux d'aujourd'hui". Néanmoins, des questions demeurent sur son origine et sa portée réelle. Info ou intox ?
C'est un fragment de papyrus, de quatre centimètres sur huit. Présenté à Rome en 2012 dans le cadre du Congrès international des études coptes, ce document à la provenance incertaine (il aurait été découvert en Syrie ou en Egypte) était alors présenté comme datant du IVe siècle, et étant probablement la transcription en copte d'un manuscrit encore inconnu du IIe siècle.
On y lit des mots écrits en copte, et plus précisément en dialecte sahidique, qui a été la langue liturgique des coptes jusqu'au IXe siècle. Les fragments de phrases sont les suivants: "Jésus leur dit: Ma femme" (coupure) puis "Ma mère m'a donné la vie", et enfin "Marie est digne d'elle".
Si ce fragment a pu être présenté au grand jour, c'est parce qu'un collectionneur privé – préférant rester anonyme – l'a montré à Karen King, professeur à la Harvard Divinity School, une faculté à la pointe de la théologie protestante libérale. Cette scientifique fait partie du mouvement américain appelé "théologie féministe", radicalement libéral, et dont l'un des champs de recherche s'intitule "Femmes, sexe et genre dans le christianisme antique".
Déjà en 2012, cette découverte avait enflammé le web et les médias. On voyait dans ce fragment la preuve que Jésus aurait bien été marié. Les termes, en effet, ne laissent aucun doute : les mots "ma femme" ne sont pas autrement traduisibles. Jésus parle bien de son épouse.
Interrogations sur l'origine du fragment
A l'époque, l'authenticité du document (que Karen King qualifiait simplement de "probable") était mise en doute par plusieurs spécialistes. Ainsi, le canadien Serge Cazelais, un des plus grands spécialistes francophones des apocryphes coptes, écrivait ceci sur son blog : "L’analyse de l’encre au c14 n’est pas envisageable (à cause de la dimension du document – c’est trop petit). Quelques collègues (notamment un des bons paléographes que je connais, un vrai spécialiste des manuscrits coptes, Alin Suciu) ont déjà émis de très grosses réserves quant à l’authenticité de cet artéfact. Ma première réaction lorsque j’ai vu la photo du papyrus est que ça semble bizarre et grossier comme écriture."
Et il citait également le professeur Louis Painchaud, spécialiste des manuscrits coptes de Nag Hammadi, qui était présent à la communication scientifique de Karen King à Rome : "La forme du fragment, ses contours, ne correspond pas à ce que l’on voit habituellement, le découpage est trop net; le contenu semble rédigé exprès pour satisfaire les préoccupations d’un lectorat actuel. Mais la machine médiatique est partie, et je parie qu’elle va s’emballer. Je puis en tout cas vous dire qu’ici, ce que j’entends comme commentaire autour de moi se résume pour le moment à ceci: It’s a fake!"
Enfin, Serge Cazlais citait encore un autre spécialiste, Brian Jones : "Les lettres deviennent plus foncées à deux endroits bien précis. L’encre semble avoir 'bavé' et le texte avoir été retouché en plein (quel hasard) là où les mots 'mon épouse' (taHime en copte) et 'ma (naei en copte) disciple'."
"Presque certainement pas un faux"
Un an et demi plus tard, les résultats des différentes études menées sur le document lui-même, l'encre utilisée ainsi que l'écriture et la structure grammaticale ont été publiés dans The Harvard Theological Review : l'origine du document se situerait donc entre le VIe et le IXe siècle, ce qui en ferait donc "presque certainement le produit des chrétiens anciens et non un faux d'aujourd'hui (...) Les experts ont conclu que la composition chimique du papyrus et son oxydation correspondent à des vieux papyrus, comme celui de l'évangile de saint Jean."
Des conclusions qui ne dissipent néanmoins pas tous les doutes. Ainsi, selon l'égyptologue Leo Depuydt, ces analyses ne permettraient pas d'établir avec certitude l'authenticité du fragment. Il serait en effet facile de se procurer des feuilles de papyrus ancien sur le marché, de même qu'il serait tout à fait possible de reconstituer, avec de la suie de bougie et de l'huile, une encre à la composition similaire à celle utilisée à l'époque.
L'égyptologue pointe par ailleurs des "erreurs grammaticales grossières" dans le texte et les similitudes dans l'écriture avec l'évangile (apocryphe) de Thomas, découvert en 1945, ce qui ne pourrait, toujours selon lui, "pas être une coïncidence".
Le mariage de Jésus : une thèse gnostique
Car si la mention "ma femme", attribuée à Jésus sur le papyrus, est une nouveauté, les deux autres fragments de phrase donnent une indication précieuse sur le ou les auteurs du texte : on retrouve en effet de semblables occurences dans deux évangiles apocryphes, celui de Marie (Madeleine) et celui de Thomas, bien connus des chercheurs, et qui proviennent des mouvements gnostiques chrétiens.
Ces mouvements gnostiques, qui ont connu un grand succès aux IIe et IIIe siècle, sont les seuls à évoquer un Jésus marié. S'il était marié, ce n'était pas parce qu'il était un être humain avec des pulsions et des désirs humains. Au contraire, pour les gnostiques, Jésus était un être totalement spirituel. Son mariage avec Marie-Madeleine était, pour ce courant, exclusivement mystique et symbolique. Les doctrines gnostiques étaient si complexes et farfelues que les nombreux évangiles que l'on doit à ce mouvement ont été écartés du canon biblique sans hésitation.
L'authentification de l'ancienneté du fragment pourrait-elle néanmoins relancer le débat sur un hypothétique "mariage" de Jésus ? Rien n'est moins sûr. Elle n'apporterait en fait rien de nouveau à ce que la communauté scientifique sait depuis belle lurette : que l'Eglise primitive était traversée par un fort courant gnostique qui insistait sur le mariage de Jésus pour accréditer sa cosmogonie très compliquée.
Les évangiles canoniques présentent au contraire Jésus comme célibataire. Et c'est peut-être justement ce qui les accrédite. Dans le monde juif comme dans le monde païen, le fait de rester célibataire et vierge n'était pas du tout un signe de sainteté. Les rabbis faisant autorité appuyaient cette autorité sur le fait d'être mariés et parents, d'avoir en quelque sorte réalisé pleinement le plan de Dieu pour l'homme pour pouvoir être réellement sages.
Aujourd'hui encore dans le judaïsme, il faut être âgé d'au moins 40 ans et être marié pour avoir le droit d'étudier la Kabbale. Si Jésus avait été marié, il est probable que ses disciples auraient mis cet aspect en valeur comme une preuve de son autorité. D'autant que dans les autres évangiles apocryphes, ceux qui ne sont pas issus de la tradition gnostique mais posent d'autres problèmes de crédibilité, le célibat de Jésus n'est absolument pas remis en cause. Preuve que le "mariage" de Jésus répondait à des besoins théologiques précis, à des années-lumières du Jésus des chrétiens.
http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/le-fragment-de-papyrus-copte-prouve-t-il-vraiment-que-jesus-etait-marie-12-04-2014-51952_16.php
AYMERIC CHRISTENSEN
CRÉÉ LE 17/06/2016 / MODIFIÉ LE 17/06/2016 À 17H12
Papyrus évoquant la "femme de Jésus" : caramba, encore raté !
Jésus marié, sans doute à Marie-Madeleine. La découverte en 2012 d'un papyrus confirmant ce fantasme semblait trop belle… C'est parce qu'elle l'était. Mais l'histoire de ce très probable faux est encore plus passionnante.
C'est sans doute l'épilogue de ce que l'histoire retiendra peut-être comme l'une des plus fascinantes impostures de ce début de XXIe siècle. Souvenez-vous : en novembre 2012, Karen King, enseignante à la Harvard Divinity School, présentait à Rome un fragment de papyrus sur lequel on pouvait notamment lire, en sahidique (un dialecte copte), les mots « Jésus leur dit : Ma femme... »
Présenté à grand bruit en novembre 2012, le fragment de manuscrit copte qui révèlerait que Jésus était marié vient d'être authentifié comme "presque certainement le produit des chrétiens anciens et non un faux d'aujourd'hui". Néanmoins, des questions demeurent sur son origine et sa portée réelle. Info ou intox ?
C'est un fragment de papyrus, de quatre centimètres sur huit. Présenté à Rome en 2012 dans le cadre du Congrès international des études coptes, ce document à la provenance incertaine (il aurait été découvert en Syrie ou en Egypte) était alors présenté comme datant du IVe siècle, et étant probablement la transcription en copte d'un manuscrit encore inconnu du IIe siècle.
On y lit des mots écrits en copte, et plus précisément en dialecte sahidique, qui a été la langue liturgique des coptes jusqu'au IXe siècle. Les fragments de phrases sont les suivants: "Jésus leur dit: Ma femme" (coupure) puis "Ma mère m'a donné la vie", et enfin "Marie est digne d'elle".
Si ce fragment a pu être présenté au grand jour, c'est parce qu'un collectionneur privé – préférant rester anonyme – l'a montré à Karen King, professeur à la Harvard Divinity School, une faculté à la pointe de la théologie protestante libérale. Cette scientifique fait partie du mouvement américain appelé "théologie féministe", radicalement libéral, et dont l'un des champs de recherche s'intitule "Femmes, sexe et genre dans le christianisme antique".
Déjà en 2012, cette découverte avait enflammé le web et les médias. On voyait dans ce fragment la preuve que Jésus aurait bien été marié. Les termes, en effet, ne laissent aucun doute : les mots "ma femme" ne sont pas autrement traduisibles. Jésus parle bien de son épouse.
Interrogations sur l'origine du fragment
A l'époque, l'authenticité du document (que Karen King qualifiait simplement de "probable") était mise en doute par plusieurs spécialistes. Ainsi, le canadien Serge Cazelais, un des plus grands spécialistes francophones des apocryphes coptes, écrivait ceci sur son blog : "L’analyse de l’encre au c14 n’est pas envisageable (à cause de la dimension du document – c’est trop petit). Quelques collègues (notamment un des bons paléographes que je connais, un vrai spécialiste des manuscrits coptes, Alin Suciu) ont déjà émis de très grosses réserves quant à l’authenticité de cet artéfact. Ma première réaction lorsque j’ai vu la photo du papyrus est que ça semble bizarre et grossier comme écriture."
Et il citait également le professeur Louis Painchaud, spécialiste des manuscrits coptes de Nag Hammadi, qui était présent à la communication scientifique de Karen King à Rome : "La forme du fragment, ses contours, ne correspond pas à ce que l’on voit habituellement, le découpage est trop net; le contenu semble rédigé exprès pour satisfaire les préoccupations d’un lectorat actuel. Mais la machine médiatique est partie, et je parie qu’elle va s’emballer. Je puis en tout cas vous dire qu’ici, ce que j’entends comme commentaire autour de moi se résume pour le moment à ceci: It’s a fake!"
Enfin, Serge Cazlais citait encore un autre spécialiste, Brian Jones : "Les lettres deviennent plus foncées à deux endroits bien précis. L’encre semble avoir 'bavé' et le texte avoir été retouché en plein (quel hasard) là où les mots 'mon épouse' (taHime en copte) et 'ma (naei en copte) disciple'."
"Presque certainement pas un faux"
Un an et demi plus tard, les résultats des différentes études menées sur le document lui-même, l'encre utilisée ainsi que l'écriture et la structure grammaticale ont été publiés dans The Harvard Theological Review : l'origine du document se situerait donc entre le VIe et le IXe siècle, ce qui en ferait donc "presque certainement le produit des chrétiens anciens et non un faux d'aujourd'hui (...) Les experts ont conclu que la composition chimique du papyrus et son oxydation correspondent à des vieux papyrus, comme celui de l'évangile de saint Jean."
Des conclusions qui ne dissipent néanmoins pas tous les doutes. Ainsi, selon l'égyptologue Leo Depuydt, ces analyses ne permettraient pas d'établir avec certitude l'authenticité du fragment. Il serait en effet facile de se procurer des feuilles de papyrus ancien sur le marché, de même qu'il serait tout à fait possible de reconstituer, avec de la suie de bougie et de l'huile, une encre à la composition similaire à celle utilisée à l'époque.
L'égyptologue pointe par ailleurs des "erreurs grammaticales grossières" dans le texte et les similitudes dans l'écriture avec l'évangile (apocryphe) de Thomas, découvert en 1945, ce qui ne pourrait, toujours selon lui, "pas être une coïncidence".
Le mariage de Jésus : une thèse gnostique
Car si la mention "ma femme", attribuée à Jésus sur le papyrus, est une nouveauté, les deux autres fragments de phrase donnent une indication précieuse sur le ou les auteurs du texte : on retrouve en effet de semblables occurences dans deux évangiles apocryphes, celui de Marie (Madeleine) et celui de Thomas, bien connus des chercheurs, et qui proviennent des mouvements gnostiques chrétiens.
Ces mouvements gnostiques, qui ont connu un grand succès aux IIe et IIIe siècle, sont les seuls à évoquer un Jésus marié. S'il était marié, ce n'était pas parce qu'il était un être humain avec des pulsions et des désirs humains. Au contraire, pour les gnostiques, Jésus était un être totalement spirituel. Son mariage avec Marie-Madeleine était, pour ce courant, exclusivement mystique et symbolique. Les doctrines gnostiques étaient si complexes et farfelues que les nombreux évangiles que l'on doit à ce mouvement ont été écartés du canon biblique sans hésitation.
L'authentification de l'ancienneté du fragment pourrait-elle néanmoins relancer le débat sur un hypothétique "mariage" de Jésus ? Rien n'est moins sûr. Elle n'apporterait en fait rien de nouveau à ce que la communauté scientifique sait depuis belle lurette : que l'Eglise primitive était traversée par un fort courant gnostique qui insistait sur le mariage de Jésus pour accréditer sa cosmogonie très compliquée.
Les évangiles canoniques présentent au contraire Jésus comme célibataire. Et c'est peut-être justement ce qui les accrédite. Dans le monde juif comme dans le monde païen, le fait de rester célibataire et vierge n'était pas du tout un signe de sainteté. Les rabbis faisant autorité appuyaient cette autorité sur le fait d'être mariés et parents, d'avoir en quelque sorte réalisé pleinement le plan de Dieu pour l'homme pour pouvoir être réellement sages.
Aujourd'hui encore dans le judaïsme, il faut être âgé d'au moins 40 ans et être marié pour avoir le droit d'étudier la Kabbale. Si Jésus avait été marié, il est probable que ses disciples auraient mis cet aspect en valeur comme une preuve de son autorité. D'autant que dans les autres évangiles apocryphes, ceux qui ne sont pas issus de la tradition gnostique mais posent d'autres problèmes de crédibilité, le célibat de Jésus n'est absolument pas remis en cause. Preuve que le "mariage" de Jésus répondait à des besoins théologiques précis, à des années-lumières du Jésus des chrétiens.
http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/le-fragment-de-papyrus-copte-prouve-t-il-vraiment-que-jesus-etait-marie-12-04-2014-51952_16.php