La prophétie rasta
Inspiré à la fois de la Bible anglo-saxonne et de la spiritualité africaniste, le culte rastafarien fut popularisé dans les années 1970 par le chanteur reggae Bob Marley. Trente ans après sa mort, ce syncrétisme est encore bien vivant en Jamaïque.
Deuxième destination après Cancún, au Mexique, pour les vacances de printemps des jeunes Américains (spring break, une tradition estudiantine synonyme d'orgies alcooliques), la Jamaïque se vend aujourd'hui aux États-Unis comme un paradis des fêtards, où le culte rastafarien se réduirait à la consommation de cannabis et à un folklore « vert-jaune-rouge » simpliste... Pourtant, la foi en « Jah » y est encore bien vivante, portée dans les campagnes comme dans les quartiers urbains par des communautés d'irréductibles. Des hommes et des femmes pour qui cette croyance représente souvent l'unique richesse.
« Je suis comme un arbre, me lance Orette, en s'ébrouant, bras en suspension pour imiter les branches. Je suis né ici, je mourrai ici. Je suis enraciné ici. » Longue barbiche de nœuds, regard caramel, il est l'un des gardiens d'un temple rasta d'un nouveau genre : le Culture Yard de Trench Town, sur lequel flotte le drapeau éthiopien. Tristement célèbre pour la fureur de ses règlements de compte entre gangs, ce ghetto s'étend à l'ouest de la vieille ville de Kingston, encore peuplée de bâtisses coloniales surannées. Sur Second Street, les baraques de tôle alternent avec ce qu'il reste des governement yards. Immortalisés par le tube de Bob Marley No Woman No Cry (1), ces logements sociaux ont été édifiés dans les années 1940 par les autorités jamaïquaines, afin de rendre les faubourgs de la ville salubres.
Au 19, c'est justement là qu'a grandi le chanteur dans les années 1960. Qu'il a appris le reggae, fruit d'un métissage entre les musiques traditionnelles afro-caribéennes, le ska, le rhythm and blues et la soul. Restauré puis inauguré en février 2000, le Culture Yard abrite un petit musée, qui retrace l'histoire de cet ancien pré à vaches, d'abord nommé Trench Pen, et exhibe des vestiges de la vie de l'artiste : une vieille guitare qui n'a plus toutes ses cordes, un combi WW grignoté par la rouille. « Bob Marley a placé la Jamaïque sur la mappemonde », dit le dicton. En en devenant l'apôtre de luxe, il sut exporter l'utopie rasta, un culte syncrétique qui aurait pu rester confidentiel, d'autant que le gouvernement jamaïquain porta rarement dans son cœur cette bande de chevelus à la piété libertaire.
Précoce déclaration de foi rastafarienne de Marley, Selassie is the chapel, écrite en 1967, reprend le thème de la suprématie du Dieu, nommé « Jah », un diminutif de « Jéhovah », qui se serait révélé en l'empereur d'Éthiopie, dit le Negusä nägäst, le « Roi des rois ». Né en 1892, Tafari Makonnen est le fils d'un chef de guerre influent. Il évolue dès son adolescence dans les coulisses du pouvoir éthiopien. La mort de l'empereur Ménélik II, en 1913, lance une course à la succession dans laquelle le jeune ras (« duc ») Tafari s'illustre. Le 2 novembre 1930, il finit par accéder au trône. Dès lors considéré comme un descendant direct de Ménélik, fils du roi Salomon et la reine de Saba, il hérite des titres prestigieux de la royauté salomonique de « Seigneur des Seigneurs, Lion conquérant de la tribu de Juda, Lumière du Monde, élu de Dieu ». Les hauts dignitaires de l'Église copte éthiopienne le baptisent « Hailé Sélassié Ier », soit le « Pouvoir de la Trinité ». Couronné alors que l'Afrique est en proie à la colonisation européenne, il incarne l'espoir qu'avaient prophétisé les leaders de la cause indigène, dont le « Moïse noir », Marcus Garvey (1887-1940).
Dans les pas de Marcus Garvey
Activiste syndical, voyageur érudit et orateur brillant, quoique piètre gestionnaire, Garvey veut unifier les Noirs du monde entier pour qu'enfin leur voix soit entendue. Cette doctrine radicale réclame le droit au rapatriement des descendants d'esclaves vers l'Afrique. Il crée en 1919 une compagnie maritime censée servir ce projet. Mais l'affaire capote et il est emprisonné pour escroquerie aux États-Unis, avant d'être forcé à l'exil vers son pays natal... la Jamaïque. Ce précurseur du panafricanisme y devient un héros national. Dans ses prêches, inspirés de la Bible anglo-saxonne, il fait souvent allusion à l'Éthiopie (qui désigne toute l'Afrique dans l'anglais de la King James Version). Son slogan : « Un Dieu, un but, une destinée ! » ; sa vision : « Regardez vers l'Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance. » (2)
Il n'en faudra pas plus au prédicateur jamaïquain Leonard Howell (1898-1981) pour proclamer, dans les années qui suivirent l'ascension au trône d'Hailé Sélassié Ier à Addis-Abeba, l'avènement de la prophétie garveyite. Howell n'a aucune difficulté à recruter des adeptes au sein de la population de l'île, traditionnellement férue de Bible, dans laquelle se trouveraient les preuves de la divinité du roi noir, « Sa Majesté impériale, Jah Rastafari ». En 1940, les partisans d'Howell partent s'installer dans les collines de Kingston, sur un vieux domaine en friche, le Pinnacle. Quasi introuvable aujourd'hui car oublié de tous, ce fut pourtant la première communauté rasta, à mi-chemin entre une cour des miracles ouverte aux déshérités de tous poils et le laboratoire d'une philosophie en devenir.
Avant d'être expulsé par la police vers les ghettos urbains où la doctrine se répandra largement, Howell y peaufine un culte qui superpose prescriptions bibliques, spiritualité africaniste, symbolique ésotérique et linguistique « conscientisée » (3). « Dis-leur, là-bas [en France], que rasta n'est pas une mode ni un choix, mais une révélation à toi-même », m'a chuchoté dans la pénombre le ras Iyah, un elder (un « ancien », ainsi que sont désignés les patriarches des communautés), qui vit encore comme les premiers adeptes, dans une cabane de palmes perdue au-dessus de Montego Bay, au nord de l'île. Une initiation qui ne peut qu'être le fruit d'une démarche délibérée et d'abord individuelle. D'où l'absence de source textuelle propre au mouvement et d'un clergé institué. D'où, aussi, l'affiliation de réalités mosaïques, parfois concurrentes, sous la bannière générique du « rastafarisme ».
Parmi les branches majeures, existent l'Ordre de Nyabinghi, la plus ancienne et traditionnelle mouvance, assez désorganisée, à l'origine des grounations, des cérémonies rituelles strictement réservées aux initiés noirs ; les Douze Tribus d'Israël, une communauté extrêmement structurée et hiérarchisée, bien qu'ouverte à tous du point de vue ethnique, férue d'astrologie et d'ésotérique tout en revendiquant son orientation chrétienne (il faut lire la Bible « un chapitre par jour »), menée par le « prophète Gad », dont Bob Marley s'est rapproché à la fin de sa vie ; les Bobo Shanti (ou Bobo Dread), des traditionalistes dirigés par « prince Emmanuel », qui se fondent sur la loi mosaïque pour mener une existence stricte et recluse du reste de la société.
Aujourd'hui comme hier, il est quasi impossible d'estimer le nombre exact d'adeptes sur l'île. Mal vu donc rarement revendiqué ouvertement, ce culte apparaît très minoré dans les statistiques jamaïquaines officielles : lors du recensement de 2001, seules 24 020 personnes sur environ 2,6 millions d'habitants se déclaraient rastas, soit 0,9 % de la population. Selon les chiffres du gouvernement français, en 2009, si 80 % des Jamaïquains se disaient chrétiens (62,5 % protestants, 2,6 % catholiques, 14,9 % autres), beaucoup reconnaissaient pratiquer en parallèle l'un des cultes africanistes de l'île, dont le rastafarisme pour 34 % d'entre eux. Au vu de ces larges écarts, toute recension à l'échelle mondiale paraît bien vaine, même si émergent parfois ça et là des chiffres (600 000, voire un million d'adeptes dans le monde) à l'origine obscure.
La rédemption du peuple noir
Cette multiplicité se soumet malgré tout à un idéal commun : la rédemption du peuple noir. Composée à la fin de sa vie, alors que Bob Marley se sait atteint d'un cancer, Redemption Song (4) en reste le symbole vibrant. Pourtant, la star du reggae put pousser sa quête mystique à un degré inenvisageable pour le Jamaïquain lambda : il accomplit en 1978 son pèlerinage en Éthiopie, peu après avoir été reçu par l'héritier du trône, le petit-fils de Sélassié, exilé à Londres. Et ultime honneur, Marley fut officiellement invité, en avril 1980, aux cérémonies d'indépendance du Zimbabwe, auquel il avait consacré un opus l'année précédente (5).
Rares sont les rastas jamaïquains qui poseront effectivement un pied en Afrique. Mais le mythe est coriace. Si Orette garde, quoi qu'il se passe à Trench Town, son sac cloué au dos, « c'est pour montrer qu'[il est] prêt à partir d'une minute à l'autre, pour retrouver la terre ancestrale ». Contrairement à la génération des prédicateurs, qui avait eu l'occasion de découvrir le monde alentour, les rastas d'aujourd'hui doivent se contenter des frontières de l'île, si ce n'est celles de leur communauté. Outre le manque d'argent, les autorités leur mènent toujours la vie dure : trop indépendants, donc menaçants pour l'ordre social établi, les adeptes subissent régulièrement des opérations coup-de-poing visant à rappeler l'illégalité, décrétée de longue date (1913), de la possession de cannabis, aussi appelé ganja, dont la consommation est une pratique héritée des hindous immigrés sur l'île au milieu du XIXe siècle.
Au Culture Yard, à Kingston, c'est justement l'heure du chalice, cette pipe à eau qui a la faveur des rastas pour fumer « l'herbe mystique ». Orette en bourre le foyer avec la fleur pilée d'un plant de cannabis. Le tube de bambou passe de main en main, quatre hommes se relaient pour écouler la charge. « Ma vie ? Planter, puis récolter ce que la terre nous donne, dit Orette, en désignant le petit jardin fruitier du Culture Yard. Tu sais, être rasta, c'est plus qu'une croyance, c'est une livity, un mode de vie, c'est faire partie, humblement, du grand cercle naturel. » Il se lance dans l'élaboration d'un jus de fruits, tâche qui prendra bien une heure. Pourquoi se presser ? « Take it easy ! » (6) Il n'y a pas l'eau courante ici, on se débrouille comme on peut pour cuisiner et se servir des sanitaires au fond de la cour.
Une « renaissance organique »
Quand Orette se lance dans de grandes diatribes sur « Jah Rastafari », dont il est adepte depuis une quinzaine d'années, Omar n'est jamais bien loin pour me décrypter ses tirades. Je m'étonne de ses cheveux courts. Sourire indulgent sur son visage d'ébène : « Les gens disent beaucoup de choses, mais tu sais, pas besoin d'avoir des dreadlocks (7) pour louer Jah ! » Le jus de fruit est prêt. Un verre plein chacun, bu d'un trait. Le repas de midi. Strictement Ital (de « vital », régime alimentaire qui exclut tout produit non-naturel, carné ou provenant de la vigne) et réduit à sa plus simple expression. C'est vrai qu'ils ne sont pas bien épais, Omar et Orette. Qu'ils ont les traits tirés de ceux qui font rarement festin.
Loin du dénuement total des ghettos urbains, dans le nord de l'île, au-dessus de Montego Bay, Kanaka et les siens ont créé il y a quelques années la « Ion Station II », pour initier les touristes à leur pensée. Le petit jardin de ce « village rasta indigène » offre un aperçu de la manne phytothérapique jamaïquaine. « La spiritualité en rapport avec la nature exige un haut niveau de connaissances, explique Kanaka. Nous suivons une voie éclairée, en opposition à ce qui gouverne notre planète, la barbarie » : « Babylone », emblème biblique de la décadence, et sa civilisation capitaliste, belliqueuse, misanthrope...
Dans son bureau minimaliste de Kingston, Dennis Forsythe, l'avocat rasta porteur dans les années 1980 du flambeau de la dépénalisation de la ganja, n'est guère au courant de ces nouvelles initiatives : « Aujourd'hui, je suis plus détaché de la communauté, je suis isolé, en position méditative. » Un retrait au monde qu'il explique comme la « dernière étape de [sa] renaissance organique » : « À l'époque, nous pensions que nous étions éternels. Vingt ans plus tard, la plupart des leaders sont soit morts, soit émigrés à l'étranger. Et certains ont détourné la philosophie dans un but uniquement commercial. » Sandra Alcott, poétesse rasta et activiste féministe, relativise cette fin de l'âge d'or : « Si le mouvement est aujourd'hui l'ombre de ce qu'il était il y a vingt ans, des choses ont aussi mûri dans le bon sens : d'abord assez misogynes, les elders ont vraiment pris conscience du rôle pivot des femmes dans les communautés. » Une évidence pour la jeune génération désormais : « Bien sûr que les femmes peuvent être rastas, s'exclame Orette. Il n'y a pas d'empereur sans impératrice ! »
Pour ma dernière soirée en Jamaïque, Omar et lui ont accepté de m'emmener à une grounation, une assemblée de prières, sur les hauteurs de Clarendon, dans une communauté où ils n'ont pourtant pas leurs habitudes. Les touristes blancs y sont malvenus, l'authentique ferveur nyabinghi se donnant rarement en spectacle. Près d'une rivière, un grand feu crépite devant le chapiteau de bois peint aux couleurs éthiopiennes. Les tambours ateke (lire ci-contre) rythment une mélopée monocorde à la gloire de « Jah », reprise en chœur par une trentaine de danseurs. Le temps semble se figer.
Un pied de nez aux autorités
Retour sur Kingston dans la nuit, un barrage de policiers à mi-chemin : comme dans la chanson... ( Quand nous repartons, Orette et Omar n'en finissent pas de moquer « les flics... Babylone ! ». Voilà ce qu'ils peuvent encore savourer, les rastas jamaïquains : un pied de nez quotidien aux autorités du pays, maintenu sous perfusion par le Fonds monétaire international car enlisé dans une crise financière abyssale (9). Indépendante en 1962 mais maintenue dans le Commonwealth britannique, la Jamaïque a longtemps été le jouet de la CIA, qui s'assurait la mainmise sur cette voisine de Cuba la communiste en y régulant le trafic « armes contre drogues ». Au seuil des années 2010, l'île doit désormais composer avec une pauvreté massive et une aura culturelle dont on a limité les attraits aux plages de sable fin de la côte ouest... Si le Culture Yard de Trench Town, à Kingston, a été déclaré monument historique il y a trois ans, il peine toujours à attirer les touristes, trop effrayés par la réputation sulfureuse du ghetto pour y risquer le bout d'une tong. Trente ans après la mort de l'idole Marley, les rastas sont plus que jamais orphelins d'un tribun pour rassembler le mouvement et porter sa parole au-delà de la mer des Caraïbes. Sur les affiches qui invitent le chaland à se rendre à la Ion Station II de Montego Bay, Kanaka et les autres prennent la pose, faces avenantes. Un grand sourire comme ultime et dérisoire cache-misère.
(1) In Natty Dread, 1974.
(2) Attribuée à Garvey, cette phrase est tirée d'un discours d'un révérend de l'United Negro Improvment Association, l'Unia (encore en activité), à l'initiative du mouvement « Back to Africa ».
(3) Pour s'opposer au « colonialisme linguistique », les rastas ont développé le « dread talk » (aussi dit « I-ance » ou « I-yaric »), un patois valorisant leurs croyances spirituelles et idéologiques, et leur procurant une certaine liberté de communication face aux persécutions policières.
(4) In Uprising, 1980.
(5) Zimbabwe, in Survival, 1979.
(6) « Détends-toi », Easy Skanking, in Kaya (Bob Marley, 1978).
(7) Longues nattes de nœuds dont la sanctification serait authentifiée par la Bible (Nombres, VI, 5). Symbolisant la crinière du lion (emblème de l'Éthiopie) ou le lien ombilical à maintenir avec l'Afrique, leur port n'est plus systématique chez les rastas depuis qu'il a été réduit à une mode capillaire, notamment en Occident.
( Rebel Music (3 O'Clock Roadblock), in Natty Dread (Bob Marley, 1974).
(9) En 2007, dette publique de 127,2 % du PIB, l'un des plus gros taux d'endettement du monde.
La prudence de l'empereur « immortel »
Le 21 avril 1966, près de 100 000 Jamaïquains, dont environ 10 000 rastas, ont envahi l'aéroport de Kingston. Ils attendent l'arrivée du « Roi des rois », Hailé Sélassié Ier, qui hésitera à descendre de son avion face à l'ampleur du rassemblement. Reçu en grande pompe par le gouvernement jamaïquain, le monarque éthiopien, escorté en permanence par un elder des rastas de Trench Town, Mortimer Planno, ne fera aucune déclaration pour infirmer ou non sa nature divine. Interrogé sur la question du retour en Afrique, il fait cette proposition prudente : « Construisez d'abord votre pays. » Pourtant, l'empereur avait offert en 1948 une concession à toute la diaspora noire, à Shashamane, au sud d'Addis-Abeba, dont profitèrent surtout les rastas, à partir de 1963, alors que la population locale n'apprécie pas toujours la présence de cette communauté sur ses terres. Renversé par un coup d'État en 1974 puis assigné à résidence, le Négus meurt le 27 août 1975 dans des conditions douteuses. Sa dépouille demeurant invisible aux yeux du monde (découverte dans les soubassements du palais impérial en 1992), les rastas jamaïquains contestèrent immédiatement le décès de « l'Élu de Dieu », immortel par essence - Bob Marley en tête, avec la chanson Jah Live sortie en single quelques semaines plus tard.
http://www.lemondedesreligions.fr/archives/2010/01/01/jamaique-la-prophetie-rasta,10156503.php
Inspiré à la fois de la Bible anglo-saxonne et de la spiritualité africaniste, le culte rastafarien fut popularisé dans les années 1970 par le chanteur reggae Bob Marley. Trente ans après sa mort, ce syncrétisme est encore bien vivant en Jamaïque.
Deuxième destination après Cancún, au Mexique, pour les vacances de printemps des jeunes Américains (spring break, une tradition estudiantine synonyme d'orgies alcooliques), la Jamaïque se vend aujourd'hui aux États-Unis comme un paradis des fêtards, où le culte rastafarien se réduirait à la consommation de cannabis et à un folklore « vert-jaune-rouge » simpliste... Pourtant, la foi en « Jah » y est encore bien vivante, portée dans les campagnes comme dans les quartiers urbains par des communautés d'irréductibles. Des hommes et des femmes pour qui cette croyance représente souvent l'unique richesse.
« Je suis comme un arbre, me lance Orette, en s'ébrouant, bras en suspension pour imiter les branches. Je suis né ici, je mourrai ici. Je suis enraciné ici. » Longue barbiche de nœuds, regard caramel, il est l'un des gardiens d'un temple rasta d'un nouveau genre : le Culture Yard de Trench Town, sur lequel flotte le drapeau éthiopien. Tristement célèbre pour la fureur de ses règlements de compte entre gangs, ce ghetto s'étend à l'ouest de la vieille ville de Kingston, encore peuplée de bâtisses coloniales surannées. Sur Second Street, les baraques de tôle alternent avec ce qu'il reste des governement yards. Immortalisés par le tube de Bob Marley No Woman No Cry (1), ces logements sociaux ont été édifiés dans les années 1940 par les autorités jamaïquaines, afin de rendre les faubourgs de la ville salubres.
Au 19, c'est justement là qu'a grandi le chanteur dans les années 1960. Qu'il a appris le reggae, fruit d'un métissage entre les musiques traditionnelles afro-caribéennes, le ska, le rhythm and blues et la soul. Restauré puis inauguré en février 2000, le Culture Yard abrite un petit musée, qui retrace l'histoire de cet ancien pré à vaches, d'abord nommé Trench Pen, et exhibe des vestiges de la vie de l'artiste : une vieille guitare qui n'a plus toutes ses cordes, un combi WW grignoté par la rouille. « Bob Marley a placé la Jamaïque sur la mappemonde », dit le dicton. En en devenant l'apôtre de luxe, il sut exporter l'utopie rasta, un culte syncrétique qui aurait pu rester confidentiel, d'autant que le gouvernement jamaïquain porta rarement dans son cœur cette bande de chevelus à la piété libertaire.
Précoce déclaration de foi rastafarienne de Marley, Selassie is the chapel, écrite en 1967, reprend le thème de la suprématie du Dieu, nommé « Jah », un diminutif de « Jéhovah », qui se serait révélé en l'empereur d'Éthiopie, dit le Negusä nägäst, le « Roi des rois ». Né en 1892, Tafari Makonnen est le fils d'un chef de guerre influent. Il évolue dès son adolescence dans les coulisses du pouvoir éthiopien. La mort de l'empereur Ménélik II, en 1913, lance une course à la succession dans laquelle le jeune ras (« duc ») Tafari s'illustre. Le 2 novembre 1930, il finit par accéder au trône. Dès lors considéré comme un descendant direct de Ménélik, fils du roi Salomon et la reine de Saba, il hérite des titres prestigieux de la royauté salomonique de « Seigneur des Seigneurs, Lion conquérant de la tribu de Juda, Lumière du Monde, élu de Dieu ». Les hauts dignitaires de l'Église copte éthiopienne le baptisent « Hailé Sélassié Ier », soit le « Pouvoir de la Trinité ». Couronné alors que l'Afrique est en proie à la colonisation européenne, il incarne l'espoir qu'avaient prophétisé les leaders de la cause indigène, dont le « Moïse noir », Marcus Garvey (1887-1940).
Dans les pas de Marcus Garvey
Activiste syndical, voyageur érudit et orateur brillant, quoique piètre gestionnaire, Garvey veut unifier les Noirs du monde entier pour qu'enfin leur voix soit entendue. Cette doctrine radicale réclame le droit au rapatriement des descendants d'esclaves vers l'Afrique. Il crée en 1919 une compagnie maritime censée servir ce projet. Mais l'affaire capote et il est emprisonné pour escroquerie aux États-Unis, avant d'être forcé à l'exil vers son pays natal... la Jamaïque. Ce précurseur du panafricanisme y devient un héros national. Dans ses prêches, inspirés de la Bible anglo-saxonne, il fait souvent allusion à l'Éthiopie (qui désigne toute l'Afrique dans l'anglais de la King James Version). Son slogan : « Un Dieu, un but, une destinée ! » ; sa vision : « Regardez vers l'Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance. » (2)
Il n'en faudra pas plus au prédicateur jamaïquain Leonard Howell (1898-1981) pour proclamer, dans les années qui suivirent l'ascension au trône d'Hailé Sélassié Ier à Addis-Abeba, l'avènement de la prophétie garveyite. Howell n'a aucune difficulté à recruter des adeptes au sein de la population de l'île, traditionnellement férue de Bible, dans laquelle se trouveraient les preuves de la divinité du roi noir, « Sa Majesté impériale, Jah Rastafari ». En 1940, les partisans d'Howell partent s'installer dans les collines de Kingston, sur un vieux domaine en friche, le Pinnacle. Quasi introuvable aujourd'hui car oublié de tous, ce fut pourtant la première communauté rasta, à mi-chemin entre une cour des miracles ouverte aux déshérités de tous poils et le laboratoire d'une philosophie en devenir.
Avant d'être expulsé par la police vers les ghettos urbains où la doctrine se répandra largement, Howell y peaufine un culte qui superpose prescriptions bibliques, spiritualité africaniste, symbolique ésotérique et linguistique « conscientisée » (3). « Dis-leur, là-bas [en France], que rasta n'est pas une mode ni un choix, mais une révélation à toi-même », m'a chuchoté dans la pénombre le ras Iyah, un elder (un « ancien », ainsi que sont désignés les patriarches des communautés), qui vit encore comme les premiers adeptes, dans une cabane de palmes perdue au-dessus de Montego Bay, au nord de l'île. Une initiation qui ne peut qu'être le fruit d'une démarche délibérée et d'abord individuelle. D'où l'absence de source textuelle propre au mouvement et d'un clergé institué. D'où, aussi, l'affiliation de réalités mosaïques, parfois concurrentes, sous la bannière générique du « rastafarisme ».
Parmi les branches majeures, existent l'Ordre de Nyabinghi, la plus ancienne et traditionnelle mouvance, assez désorganisée, à l'origine des grounations, des cérémonies rituelles strictement réservées aux initiés noirs ; les Douze Tribus d'Israël, une communauté extrêmement structurée et hiérarchisée, bien qu'ouverte à tous du point de vue ethnique, férue d'astrologie et d'ésotérique tout en revendiquant son orientation chrétienne (il faut lire la Bible « un chapitre par jour »), menée par le « prophète Gad », dont Bob Marley s'est rapproché à la fin de sa vie ; les Bobo Shanti (ou Bobo Dread), des traditionalistes dirigés par « prince Emmanuel », qui se fondent sur la loi mosaïque pour mener une existence stricte et recluse du reste de la société.
Aujourd'hui comme hier, il est quasi impossible d'estimer le nombre exact d'adeptes sur l'île. Mal vu donc rarement revendiqué ouvertement, ce culte apparaît très minoré dans les statistiques jamaïquaines officielles : lors du recensement de 2001, seules 24 020 personnes sur environ 2,6 millions d'habitants se déclaraient rastas, soit 0,9 % de la population. Selon les chiffres du gouvernement français, en 2009, si 80 % des Jamaïquains se disaient chrétiens (62,5 % protestants, 2,6 % catholiques, 14,9 % autres), beaucoup reconnaissaient pratiquer en parallèle l'un des cultes africanistes de l'île, dont le rastafarisme pour 34 % d'entre eux. Au vu de ces larges écarts, toute recension à l'échelle mondiale paraît bien vaine, même si émergent parfois ça et là des chiffres (600 000, voire un million d'adeptes dans le monde) à l'origine obscure.
La rédemption du peuple noir
Cette multiplicité se soumet malgré tout à un idéal commun : la rédemption du peuple noir. Composée à la fin de sa vie, alors que Bob Marley se sait atteint d'un cancer, Redemption Song (4) en reste le symbole vibrant. Pourtant, la star du reggae put pousser sa quête mystique à un degré inenvisageable pour le Jamaïquain lambda : il accomplit en 1978 son pèlerinage en Éthiopie, peu après avoir été reçu par l'héritier du trône, le petit-fils de Sélassié, exilé à Londres. Et ultime honneur, Marley fut officiellement invité, en avril 1980, aux cérémonies d'indépendance du Zimbabwe, auquel il avait consacré un opus l'année précédente (5).
Rares sont les rastas jamaïquains qui poseront effectivement un pied en Afrique. Mais le mythe est coriace. Si Orette garde, quoi qu'il se passe à Trench Town, son sac cloué au dos, « c'est pour montrer qu'[il est] prêt à partir d'une minute à l'autre, pour retrouver la terre ancestrale ». Contrairement à la génération des prédicateurs, qui avait eu l'occasion de découvrir le monde alentour, les rastas d'aujourd'hui doivent se contenter des frontières de l'île, si ce n'est celles de leur communauté. Outre le manque d'argent, les autorités leur mènent toujours la vie dure : trop indépendants, donc menaçants pour l'ordre social établi, les adeptes subissent régulièrement des opérations coup-de-poing visant à rappeler l'illégalité, décrétée de longue date (1913), de la possession de cannabis, aussi appelé ganja, dont la consommation est une pratique héritée des hindous immigrés sur l'île au milieu du XIXe siècle.
Au Culture Yard, à Kingston, c'est justement l'heure du chalice, cette pipe à eau qui a la faveur des rastas pour fumer « l'herbe mystique ». Orette en bourre le foyer avec la fleur pilée d'un plant de cannabis. Le tube de bambou passe de main en main, quatre hommes se relaient pour écouler la charge. « Ma vie ? Planter, puis récolter ce que la terre nous donne, dit Orette, en désignant le petit jardin fruitier du Culture Yard. Tu sais, être rasta, c'est plus qu'une croyance, c'est une livity, un mode de vie, c'est faire partie, humblement, du grand cercle naturel. » Il se lance dans l'élaboration d'un jus de fruits, tâche qui prendra bien une heure. Pourquoi se presser ? « Take it easy ! » (6) Il n'y a pas l'eau courante ici, on se débrouille comme on peut pour cuisiner et se servir des sanitaires au fond de la cour.
Une « renaissance organique »
Quand Orette se lance dans de grandes diatribes sur « Jah Rastafari », dont il est adepte depuis une quinzaine d'années, Omar n'est jamais bien loin pour me décrypter ses tirades. Je m'étonne de ses cheveux courts. Sourire indulgent sur son visage d'ébène : « Les gens disent beaucoup de choses, mais tu sais, pas besoin d'avoir des dreadlocks (7) pour louer Jah ! » Le jus de fruit est prêt. Un verre plein chacun, bu d'un trait. Le repas de midi. Strictement Ital (de « vital », régime alimentaire qui exclut tout produit non-naturel, carné ou provenant de la vigne) et réduit à sa plus simple expression. C'est vrai qu'ils ne sont pas bien épais, Omar et Orette. Qu'ils ont les traits tirés de ceux qui font rarement festin.
Loin du dénuement total des ghettos urbains, dans le nord de l'île, au-dessus de Montego Bay, Kanaka et les siens ont créé il y a quelques années la « Ion Station II », pour initier les touristes à leur pensée. Le petit jardin de ce « village rasta indigène » offre un aperçu de la manne phytothérapique jamaïquaine. « La spiritualité en rapport avec la nature exige un haut niveau de connaissances, explique Kanaka. Nous suivons une voie éclairée, en opposition à ce qui gouverne notre planète, la barbarie » : « Babylone », emblème biblique de la décadence, et sa civilisation capitaliste, belliqueuse, misanthrope...
Dans son bureau minimaliste de Kingston, Dennis Forsythe, l'avocat rasta porteur dans les années 1980 du flambeau de la dépénalisation de la ganja, n'est guère au courant de ces nouvelles initiatives : « Aujourd'hui, je suis plus détaché de la communauté, je suis isolé, en position méditative. » Un retrait au monde qu'il explique comme la « dernière étape de [sa] renaissance organique » : « À l'époque, nous pensions que nous étions éternels. Vingt ans plus tard, la plupart des leaders sont soit morts, soit émigrés à l'étranger. Et certains ont détourné la philosophie dans un but uniquement commercial. » Sandra Alcott, poétesse rasta et activiste féministe, relativise cette fin de l'âge d'or : « Si le mouvement est aujourd'hui l'ombre de ce qu'il était il y a vingt ans, des choses ont aussi mûri dans le bon sens : d'abord assez misogynes, les elders ont vraiment pris conscience du rôle pivot des femmes dans les communautés. » Une évidence pour la jeune génération désormais : « Bien sûr que les femmes peuvent être rastas, s'exclame Orette. Il n'y a pas d'empereur sans impératrice ! »
Pour ma dernière soirée en Jamaïque, Omar et lui ont accepté de m'emmener à une grounation, une assemblée de prières, sur les hauteurs de Clarendon, dans une communauté où ils n'ont pourtant pas leurs habitudes. Les touristes blancs y sont malvenus, l'authentique ferveur nyabinghi se donnant rarement en spectacle. Près d'une rivière, un grand feu crépite devant le chapiteau de bois peint aux couleurs éthiopiennes. Les tambours ateke (lire ci-contre) rythment une mélopée monocorde à la gloire de « Jah », reprise en chœur par une trentaine de danseurs. Le temps semble se figer.
Un pied de nez aux autorités
Retour sur Kingston dans la nuit, un barrage de policiers à mi-chemin : comme dans la chanson... ( Quand nous repartons, Orette et Omar n'en finissent pas de moquer « les flics... Babylone ! ». Voilà ce qu'ils peuvent encore savourer, les rastas jamaïquains : un pied de nez quotidien aux autorités du pays, maintenu sous perfusion par le Fonds monétaire international car enlisé dans une crise financière abyssale (9). Indépendante en 1962 mais maintenue dans le Commonwealth britannique, la Jamaïque a longtemps été le jouet de la CIA, qui s'assurait la mainmise sur cette voisine de Cuba la communiste en y régulant le trafic « armes contre drogues ». Au seuil des années 2010, l'île doit désormais composer avec une pauvreté massive et une aura culturelle dont on a limité les attraits aux plages de sable fin de la côte ouest... Si le Culture Yard de Trench Town, à Kingston, a été déclaré monument historique il y a trois ans, il peine toujours à attirer les touristes, trop effrayés par la réputation sulfureuse du ghetto pour y risquer le bout d'une tong. Trente ans après la mort de l'idole Marley, les rastas sont plus que jamais orphelins d'un tribun pour rassembler le mouvement et porter sa parole au-delà de la mer des Caraïbes. Sur les affiches qui invitent le chaland à se rendre à la Ion Station II de Montego Bay, Kanaka et les autres prennent la pose, faces avenantes. Un grand sourire comme ultime et dérisoire cache-misère.
(1) In Natty Dread, 1974.
(2) Attribuée à Garvey, cette phrase est tirée d'un discours d'un révérend de l'United Negro Improvment Association, l'Unia (encore en activité), à l'initiative du mouvement « Back to Africa ».
(3) Pour s'opposer au « colonialisme linguistique », les rastas ont développé le « dread talk » (aussi dit « I-ance » ou « I-yaric »), un patois valorisant leurs croyances spirituelles et idéologiques, et leur procurant une certaine liberté de communication face aux persécutions policières.
(4) In Uprising, 1980.
(5) Zimbabwe, in Survival, 1979.
(6) « Détends-toi », Easy Skanking, in Kaya (Bob Marley, 1978).
(7) Longues nattes de nœuds dont la sanctification serait authentifiée par la Bible (Nombres, VI, 5). Symbolisant la crinière du lion (emblème de l'Éthiopie) ou le lien ombilical à maintenir avec l'Afrique, leur port n'est plus systématique chez les rastas depuis qu'il a été réduit à une mode capillaire, notamment en Occident.
( Rebel Music (3 O'Clock Roadblock), in Natty Dread (Bob Marley, 1974).
(9) En 2007, dette publique de 127,2 % du PIB, l'un des plus gros taux d'endettement du monde.
La prudence de l'empereur « immortel »
Le 21 avril 1966, près de 100 000 Jamaïquains, dont environ 10 000 rastas, ont envahi l'aéroport de Kingston. Ils attendent l'arrivée du « Roi des rois », Hailé Sélassié Ier, qui hésitera à descendre de son avion face à l'ampleur du rassemblement. Reçu en grande pompe par le gouvernement jamaïquain, le monarque éthiopien, escorté en permanence par un elder des rastas de Trench Town, Mortimer Planno, ne fera aucune déclaration pour infirmer ou non sa nature divine. Interrogé sur la question du retour en Afrique, il fait cette proposition prudente : « Construisez d'abord votre pays. » Pourtant, l'empereur avait offert en 1948 une concession à toute la diaspora noire, à Shashamane, au sud d'Addis-Abeba, dont profitèrent surtout les rastas, à partir de 1963, alors que la population locale n'apprécie pas toujours la présence de cette communauté sur ses terres. Renversé par un coup d'État en 1974 puis assigné à résidence, le Négus meurt le 27 août 1975 dans des conditions douteuses. Sa dépouille demeurant invisible aux yeux du monde (découverte dans les soubassements du palais impérial en 1992), les rastas jamaïquains contestèrent immédiatement le décès de « l'Élu de Dieu », immortel par essence - Bob Marley en tête, avec la chanson Jah Live sortie en single quelques semaines plus tard.
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