Ce que dit le Coran sur le djihad
Contre soi, ou contre les autres ? La notion de "la guerre sainte" est à géométrie variable, et l'on oublie trop que c'est d'abord un effort contre soi-même.
PAR CATHERINE GOLLIAU
Publié le 02/11/2015 à 06:26 - Modifié le 16/11/2015 à 09:45 | Le Point.fr
« Ceux qui croient combattent sur le chemin de Dieu », dit le Coran (sourate Les femmes, IV, 76). La lutte contre les ennemis de l'umma, la communauté des croyants, est un devoir religieux exigé du Coran sans être pourtant obligatoire, contrairement aux affirmations de certains penseurs. Généralement traduit par « guerre sainte », « djihad » signifie littéralement « effort », « combat ». L'islam traditionnel distingue entre djihad mineur et majeur. Le « djihad mineur » vise les ennemis de l'islam. « Seule rétribution de ceux qui combattent Dieu et son prophète (…) : les tuer, ou les crucifier, ou leur couper les mains ou les pieds en diagonale, ou les bannir. Que ce soit leur ignominie en ce monde, outre un terrible châtiment dans la vie dernière », affirme encore le Coran (sourate V.33). Le « djihad majeur » ou « grand djihad » est celui que l'on mène contre soi-même.
Selon l'imam Al-Bayhaqî (994-1066), le Prophète a ainsi dit à ses compagnons au retour d'une expédition militaire « Nous voici revenus du Djihad mineur pour nous livrer au Djihad majeur » ; et quand les compagnons lui demandèrent de quoi il s'agissait, il répondit : « Celui du cœur ! » D'après le grand compilateur de hadiths Al-Tirmidhi (824-892), le Prophète aurait dit également : « Le vrai combattant (moujahid) sur le chemin de Dieu est celui qui lutte contre son ego. » Très belle définition, que la littérature soufie, le courant mystique de l'islam sunnite, va exalter et tenter d'approfondir, mais qui est de plus en plus masquée par le développement d'un islam radical et violent, prétendant revenir à la pureté de l'islam traditionnel. Qui a tort ? Qui a raison ?
Extrapolation
Dans les faits, la notion de djihad a beaucoup évolué dans le temps et l'espace. Et il n'est pas sûr que Mahomet reconnaîtrait pour sienne la définition d'un Azzam ou d'un Zarqaoui, les théoriciens du djihad contemporain. Pour Jacqueline Chabbi, auteur de Le Seigneur des tribus, l'islam de Mahomet (éditions du CNRS, 2013), la théologie de la guerre sainte et ses corollaires – la notion de combat pour Dieu, le martyre et la rétribution au Ciel –, n'apparaissent que vers le IXe siècle. « À l'origine, il ne s'agit nullement d'appeler à la guerre sainte – notion alors inconnue dans la société du Prophète –, mais de respecter la règle tribale qui veut que tout engagement dans une action collective soit basé sur le volontariat : les Médinois et les compagnons de Mahomet qui l'ont suivi depuis La Mekke sont incités à s'engager dans chaque action qu'il entreprend, qu'elle soit guerrière ou non », explique-t-elle. Il s'agit toujours d'un engagement individuel, volontaire et temporaire. « C'est par extrapolation et avec un sens totalement déconnecté du substrat social initial que s'est organisée la théologie de la guerre sainte », ajoute encore l'anthropologue.
L'idée de la recherche du « martyre » était absente d'une société bédouine confrontée à un environnement difficile. Ce « suicide » dans un but religieux aurait en effet risqué d'affaiblir le clan. Initialement dans le Coran, le terme « shahid » signifie « témoin de dieu ». Il ne sera traduit par « martyr », celui qui meurt pour Dieu, que sous les Abbassides, qui arrivent au pouvoir à partir de 750. C'est sous cette dynastie, installée à Bagdad, que va lentement s'élaborer le dogme sunnite, l'orthodoxie majoritaire.
Les ennemis extérieurs comme intérieurs
Mais le djihad va aussi évoluer quant à son objet. Initialement orienté contre les ennemis de l'islam, il va s'élargir à ceux qui agissent mal au sein de la communauté musulmane. « Corriger ce qui est blâmable et en protéger les musulmans, voilà le plus méritoire des djihad (…), plus impératif que celui contre les infidèles », écrit ainsi vers 1448 l'érudit algérien Abdelkrim al-Maghili (1425-1505) à l'empereur songhai Mohammed de Gao (1443-1548). Sur cette base, il va servir de justification à l'élaboration de nouveaux empires en Afrique au XIXe siècle. C'est à cette époque que les opposants à la colonisation et à la civilisation occidentale vont réactiver la notion de djihad.
Traumatisé par ses deux ans de formation en droit aux États-Unis où il découvre une société de consommation qui lui fait horreur, l'Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) va chercher son salut dans un retour vers les racines de l'islam et devenir le grand propagandiste des Frères musulmans, élaborant une théorie de l'islam de la troisième voie, entre un « marxisme soviétique athée » et un « capitalisme violent, égoïste et dépravé ». Dans son monumental Fi Zilal al-Quran (Dans l'ombre du Coran), devenu l'un des textes phare des mouvements islamistes, il entend démontrer la supériorité des préceptes de l'islam pour se défendre de « la société hérétique », fondée sur le verset coranique : « Ceux qui ne jugent pas selon les préceptes de Dieu sont des impies. » Pour lui, les sociétés modernes sont revenues au temps de la jâhiliya, l'Arabie pré-islamique, et pour en sortir, il faut déclarer le djihad ! Comme le démontre Bernard Rougier, professeur de civilisation de l'islam contemporain à Paris-3, dans Penser l'islam, hier et aujourd'hui (Point Références, sortie le 29 octobre), la pensée de Qutb va nourrir directement des maîtres du djihad contemporain comme Azzam, Zawahiri ou Zarqawi.
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Un guide de la pensée en islam
L'islam est-il une religion de la soumission ou de la liberté ? Le retour au VIIe siècle des Bédouins d'Arabie, prôné par les musulmans radicaux, est-il une obligation fondée sur le message coranique, ou une exigence conjoncturelle liée au rejet de l'Occident ? L'islam n'a jamais été « un », et parce qu'il n'existe pas d'autorité centralisatrice, nombreux sont les courants de pensée qui s'y expriment, et s'y opposent. Dans Penser l'islam, hier et aujourd'hui, Le Point explique, en partant des textes fondamentaux, les principes qui ont dominé l'évolution de la pensée islamique, pourquoi les djihadistes se réclament de la Tradition, qui sont ceux qui, aujourd'hui, dans le respect de leur foi, luttent contre le salafisme et ses dérives.
Contre soi, ou contre les autres ? La notion de "la guerre sainte" est à géométrie variable, et l'on oublie trop que c'est d'abord un effort contre soi-même.
PAR CATHERINE GOLLIAU
Publié le 02/11/2015 à 06:26 - Modifié le 16/11/2015 à 09:45 | Le Point.fr
« Ceux qui croient combattent sur le chemin de Dieu », dit le Coran (sourate Les femmes, IV, 76). La lutte contre les ennemis de l'umma, la communauté des croyants, est un devoir religieux exigé du Coran sans être pourtant obligatoire, contrairement aux affirmations de certains penseurs. Généralement traduit par « guerre sainte », « djihad » signifie littéralement « effort », « combat ». L'islam traditionnel distingue entre djihad mineur et majeur. Le « djihad mineur » vise les ennemis de l'islam. « Seule rétribution de ceux qui combattent Dieu et son prophète (…) : les tuer, ou les crucifier, ou leur couper les mains ou les pieds en diagonale, ou les bannir. Que ce soit leur ignominie en ce monde, outre un terrible châtiment dans la vie dernière », affirme encore le Coran (sourate V.33). Le « djihad majeur » ou « grand djihad » est celui que l'on mène contre soi-même.
Selon l'imam Al-Bayhaqî (994-1066), le Prophète a ainsi dit à ses compagnons au retour d'une expédition militaire « Nous voici revenus du Djihad mineur pour nous livrer au Djihad majeur » ; et quand les compagnons lui demandèrent de quoi il s'agissait, il répondit : « Celui du cœur ! » D'après le grand compilateur de hadiths Al-Tirmidhi (824-892), le Prophète aurait dit également : « Le vrai combattant (moujahid) sur le chemin de Dieu est celui qui lutte contre son ego. » Très belle définition, que la littérature soufie, le courant mystique de l'islam sunnite, va exalter et tenter d'approfondir, mais qui est de plus en plus masquée par le développement d'un islam radical et violent, prétendant revenir à la pureté de l'islam traditionnel. Qui a tort ? Qui a raison ?
Extrapolation
Dans les faits, la notion de djihad a beaucoup évolué dans le temps et l'espace. Et il n'est pas sûr que Mahomet reconnaîtrait pour sienne la définition d'un Azzam ou d'un Zarqaoui, les théoriciens du djihad contemporain. Pour Jacqueline Chabbi, auteur de Le Seigneur des tribus, l'islam de Mahomet (éditions du CNRS, 2013), la théologie de la guerre sainte et ses corollaires – la notion de combat pour Dieu, le martyre et la rétribution au Ciel –, n'apparaissent que vers le IXe siècle. « À l'origine, il ne s'agit nullement d'appeler à la guerre sainte – notion alors inconnue dans la société du Prophète –, mais de respecter la règle tribale qui veut que tout engagement dans une action collective soit basé sur le volontariat : les Médinois et les compagnons de Mahomet qui l'ont suivi depuis La Mekke sont incités à s'engager dans chaque action qu'il entreprend, qu'elle soit guerrière ou non », explique-t-elle. Il s'agit toujours d'un engagement individuel, volontaire et temporaire. « C'est par extrapolation et avec un sens totalement déconnecté du substrat social initial que s'est organisée la théologie de la guerre sainte », ajoute encore l'anthropologue.
L'idée de la recherche du « martyre » était absente d'une société bédouine confrontée à un environnement difficile. Ce « suicide » dans un but religieux aurait en effet risqué d'affaiblir le clan. Initialement dans le Coran, le terme « shahid » signifie « témoin de dieu ». Il ne sera traduit par « martyr », celui qui meurt pour Dieu, que sous les Abbassides, qui arrivent au pouvoir à partir de 750. C'est sous cette dynastie, installée à Bagdad, que va lentement s'élaborer le dogme sunnite, l'orthodoxie majoritaire.
Les ennemis extérieurs comme intérieurs
Mais le djihad va aussi évoluer quant à son objet. Initialement orienté contre les ennemis de l'islam, il va s'élargir à ceux qui agissent mal au sein de la communauté musulmane. « Corriger ce qui est blâmable et en protéger les musulmans, voilà le plus méritoire des djihad (…), plus impératif que celui contre les infidèles », écrit ainsi vers 1448 l'érudit algérien Abdelkrim al-Maghili (1425-1505) à l'empereur songhai Mohammed de Gao (1443-1548). Sur cette base, il va servir de justification à l'élaboration de nouveaux empires en Afrique au XIXe siècle. C'est à cette époque que les opposants à la colonisation et à la civilisation occidentale vont réactiver la notion de djihad.
Traumatisé par ses deux ans de formation en droit aux États-Unis où il découvre une société de consommation qui lui fait horreur, l'Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) va chercher son salut dans un retour vers les racines de l'islam et devenir le grand propagandiste des Frères musulmans, élaborant une théorie de l'islam de la troisième voie, entre un « marxisme soviétique athée » et un « capitalisme violent, égoïste et dépravé ». Dans son monumental Fi Zilal al-Quran (Dans l'ombre du Coran), devenu l'un des textes phare des mouvements islamistes, il entend démontrer la supériorité des préceptes de l'islam pour se défendre de « la société hérétique », fondée sur le verset coranique : « Ceux qui ne jugent pas selon les préceptes de Dieu sont des impies. » Pour lui, les sociétés modernes sont revenues au temps de la jâhiliya, l'Arabie pré-islamique, et pour en sortir, il faut déclarer le djihad ! Comme le démontre Bernard Rougier, professeur de civilisation de l'islam contemporain à Paris-3, dans Penser l'islam, hier et aujourd'hui (Point Références, sortie le 29 octobre), la pensée de Qutb va nourrir directement des maîtres du djihad contemporain comme Azzam, Zawahiri ou Zarqawi.
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Un guide de la pensée en islam
L'islam est-il une religion de la soumission ou de la liberté ? Le retour au VIIe siècle des Bédouins d'Arabie, prôné par les musulmans radicaux, est-il une obligation fondée sur le message coranique, ou une exigence conjoncturelle liée au rejet de l'Occident ? L'islam n'a jamais été « un », et parce qu'il n'existe pas d'autorité centralisatrice, nombreux sont les courants de pensée qui s'y expriment, et s'y opposent. Dans Penser l'islam, hier et aujourd'hui, Le Point explique, en partant des textes fondamentaux, les principes qui ont dominé l'évolution de la pensée islamique, pourquoi les djihadistes se réclament de la Tradition, qui sont ceux qui, aujourd'hui, dans le respect de leur foi, luttent contre le salafisme et ses dérives.