Entre répression et jihad, les Ouïghours pris au piège
Pékin, qui a longtemps justifié l’oppression de ce peuple musulman du nord-ouest de la Chine en brandissant la menace terroriste, n’hésite plus à appeler les habitants à la délation. Une situation qui alimente la radicalisation islamiste, au détriment des militants pacifistes.
Entre répression et jihad, les Ouïghours pris au piège
Le jour de la Saint-Valentin, trois assaillants se sont rués sur la foule dans le district de Pishan et ont poignardé au hasard quinze personnes. Ils ont fait cinq morts, avant d’être tués par la police. Dans les heures qui ont suivi, Pékin a lancé une campagne de répression sans précédent dans le Xinjiang, immense province semi-désertique située dans le nord-ouest de la Chine. Une région peuplée majoritairement de Ouïghours, cette ethnie musulmane turcophone, plus proche géographiquement et culturellement des peuples d’Asie centrale que des Hans, la majorité ethnique chinoise. Déploiement de forces antiterroristes, appels à la délation, GPS obligatoire dans les voitures… Retour sur les racines d’une répression, dont les motivations vont bien au-delà de la seule lutte antiterroriste.
Quel contrôle pèse sur les Ouïghours ?
Pour Rémi Castets, maître de conférences à l’université Bordeaux III et spécialiste de la question ouïghoure, ces mesures sécuritaires «institutionnalisent» un système de surveillance qui réduit au silence les autonomistes ouïghours depuis des décennies. Pékin a longtemps justifié la répression de ce peuple en brandissant la «menace terroriste», y compris contre les militants les plus pacifiques. Car la définition d’«actes terroristes» est très extensive en Chine. Les autorités de Hotan, préfecture où s’est déroulé l’attentat de Pishan, offrent 2 000 yuans de récompense, soit environ 275 euros, pour toute dénonciation de personnes «dont la tête est couverte» ou de «jeunes arborant de longues barbes». Les autorités seraient même allées jusqu’à promettre 5 millions de yuans (près de 700 000 euros) pour quiconque «frappe, tue, blesse ou maîtrise des émeutiers», selon un journal local proche du pouvoir. A Bayingol, autre préfecture du Xinjiang, les automobilistes qui n’auront pas installé d’ici au 30 juin Beidou, un GPS made in China, ne pourront plus accéder aux stations-service. Motif : «Les voitures sont le principal moyen de locomotion des terroristes.»
Ces mesures liberticides s’ajoutent à celles imposées, depuis son arrivée an août 2016 dans le Xinjiang, par Chen Quanguo, ex-secrétaire du Parti communiste chinois (PCC) du Tibet, autre région autonome surveillée de près par Pékin. En octobre, il avait confisqué les passeports des 20 millions d’habitants de la province, Hans et Ouïghours confondus. Des commissariats de police de fortune dans les villes et les campagnes profondes, surveillés 24 heures sur 24, ont été installés. A Urumqi, capitale régionale de 1,5 million d’habitants, 949 stations de ce type ont poussé en quelques mois. Si«la menace terroriste en Chine est objective, mettre dans le même sac les séparatistes et les terroristes aboutit à un problème de crédibilité», analyse Mathieu Duchâtel, spécialiste de l’Asie à l’European Council of Foreign Relations.
Une répression d’abord politique ?
«Je crains que cette affaire donne à la Chine un nouveau prétexte politique pour mener une répression et provoque davantage de contrôles discriminatoires ou d’arrestations», s’inquiétait, au lendemain de l’attaque de Pishan, Dilxat Raxit, porte-parole du Congrès mondial ouïghour, organisation pacifique installée en Allemagne. Une marche de plus dans l’escalade répressive. Car depuis les années 80, la Chine a instauré une véritable politique de colonisation dans le Xinjiang. Le pouvoir central de Pékin, situé à 3 000 kilomètres, incite les Hans à émigrer dans cette lointaine province, qu’elle entend «siniser». Le mandarin est imposé dans les écoles pour supplanter le ouïghour, qui s’écrit en caractères arabes. Et la pratique de l’islam, jusque-là modérée, et plus culturelle que politique, est de plus en plus contrôlée.
Tout bascule et le djihad est pris en plein par leurs inventeurs musulmans
L’argument de la lutte antiterroriste vient en 2008, au moment des JO de Pékin, lorsque le Parti islamiste du Turkestan (PIT), qui regroupe des mouvements séparatistes d’Asie centrale (ouzbeks, tadjiks…), se met à menacer la Chine d’attentats. En 2009, une émeute entre Hans et Ouïghours fait 156 morts à Urumqi. Tout bascule. Des milliers de Ouïghours sont interpellés, un couvre-feu est instauré et 20 000 soldats sont déployés. Le pouvoir s’attaque à l’islam : des mosquées sont fermées, le ramadan déconseillé aux fonctionnaires, les femmes «incitées» à ne plus porter le voile.
La répression a-t-elle radicalisé les Ouïghours ?
Peut-on radicaliser un peuple déjà radicalisé par Mahomet et le Coran ? Non.
«Le gouvernement chinois doit faire face au problème terroriste, mais elle l’a généré elle-même par des politiques extrêmement répressives», affirme Rémi Castets. Fuyant un environnement hostile et les atteintes à leurs libertés fondamentales, une frange de militants ouïghours se réfugie en Afghanistan et au Pakistan, et bascule dans le jihadisme. A partir de là, les attaques «low-cost», souvent à l’arme blanche, se multiplient au Xinjiang. Et le 28 octobre 2013, une jeep explose sur la place Tiananmen, à Pékin. Cet attentat spectaculaire, jamais revendiqué, perpétré au cœur du pouvoir central chinois, est attribué à des «extrémistes ouïghours». Le 1er mars 2014, 31 personnes sont assassinées au couteau dans la gare de Kunming (Yunnan), à 3 700 kilomètres du Xinjiang. Ce massacre sera baptisé «le 11 Septembre chinois» par les médias officiels. Quatre mois plus tard, Abou Bakr Al-Baghdadi, l’autoproclamé calife de l’Etat islamique, désigne la Chine comme cible du jihad.
La lutte pacifiste est-elle révolue ?
Non, tant qu'un ouïghour, un musulman, restera en vie, il continuera de combattre tout ce qui lui est étranger.
Malgré ces attaques meurtrières, la faction islamiste ne représente toujours qu’une part minoritaire du nationalisme ouïghour, qui milite pour l’autonomie ou l’indépendance. «La radicalisation de certains éléments est une catastrophe pour les organisations qui ne sont pas terroristes», déplore Mathieu Duchâtel. Cette résistance non violente est symbolisée par Ilham Tohti. Cet universitaire, instigateur d’un rapprochement entre les deux ethnies, a plusieurs fois été récompensé pour son action pacifique par des organisations de défense des droits humains. Depuis 2014, il est pourtant emprisonné à vie par Pékin pour «séparatisme», malgré les protestations de la communauté internationale. La Chine a aussi lancé une «notice rouge» d’Interpol pour «terrorisme» contre Dolkun Isa, militant des droits de l’homme réfugié en Allemagne. Pékin s’est souvent plaint de ne pas recevoir la même compassion que les pays occidentaux après les attentats subis sur son territoire. Mais cet amalgame entre terrorisme et militantisme pacifique a longtemps mis le pouvoir chinois au ban de la lutte mondiale contre le terrorisme.
Le terrorisme ouïghour s’internationalise-t-il ?
Après s’être cantonné à des actions «locales» et nationales, au Xinjiang puis sur le sol chinois, le mouvement ouïghour radicalisé s’est attaqué aux intérêts chinois à l’étranger. C’est ainsi qu’en 2015, à Bangkok, en Thaïlande, un attentat dans un temple très fréquenté des touristes chinois a fait 20 morts. Puis, en août 2016, c’était au tour de l’ambassade de Chine au Kirghizistan d’être la cible d’une voiture piégée. L’attaque kamikaze aurait été commanditée depuis la Syrie par le Parti islamiste du Turkestan (PIT), installé au Pakistan, frontalier du Xinjiang, qui milite pour l’instauration d’un Etat islamique propre aux peuples turcophones d’Asie centrale.
C'est dans ce piège d'extension que la Chine compte sur ses satellites asiatiques pour en finir.
La Syrie abrite aujourd’hui un contingent jihadiste ouïghour structuré. Déjà, en décembre 2014, le gouvernement chinois affirmait que 300 Ouïghours étaient partis faire le jihad en Syrie. Ce chiffre semblait alors surestimé. Mais pour Rémi Castets, le nombre de jihadistes issus de la minorité turcophone a «explosé» ces derniers mois. Peut-être une conséquence de la décision prise, fin 2015, de libéraliser l’obtention de passeports pour les Ouïghours avant leur suppression en octobre 2016. Des observateurs avaient jugé cette surprenante initiative comme un moyen pour Pékin de se débarrasser des militants désireux de rejoindre l’Irak et la Syrie et d’éviter les troubles au Xinjiang. Pour le chercheur, les Ouïghours seraient «effectivement plusieurs centaines» dans les rangs de l’Etat islamique, mais surtout d’Al-Qaeda. De son côté, Mathieu Duchâtel estime le nombre de ressortissants chinois à une centaine. Sans compter les Ouïghours qui «bénéficient de la nationalité turque».Les combattants exilés se rassemblent sous la bannière du PIT, affilié à Al-Qaeda. «Les Ouïghours sont considérés comme des combattants de seconde zone par l’Etat islamique, alors qu’avec Al-Qaeda, il y a un réseau dirigé par les Ouïghours», explique Rémi Castets.
Le massacre dans la boîte de nuit d’Istanbul le 31 décembre dernier pourrait bien changer la donne. Cette attaque, perpétrée par un Ouzbek, a fait 39 morts, et deux Ouïghours ont été arrêtés. Or, jusque-là, la Turquie se posait comme protectrice des minorités turcophones. «Elle refusait plutôt de donner aux Chinois l’aide qu’ils réclamaient, précise Mathieu Duchâtel. Mais l’équation diplomatique change à partir du moment où des Ouïghours attaquent le territoire turc.» Une collaboration d’Ankara à la lutte antiterroriste chinoise serait une bénédiction pour Pékin, inquiet de la percée de l’Etat islamique en Afghanistan, lui aussi frontalier du Xinjiang.
D’autant qu’à l’automne, le congrès du PCC désignera ses nouveaux leaders. Considéré comme l’étoile montante du Parti, Chen Quanguo, l’homme fort du Xinjiang, aura à cœur de prouver qu’il a réussi à régler la situation du terrorisme. Et museler toute forme de contestation du pouvoir central.
Source : http://www.liberation.fr/planete/2017/02/24/entre-repression-et-jihad-les-ouighours-pris-au-piege_1550917