Les religions sont-elles dangereuses ?
propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 16/06/2015
Chaque jour, les médias du monde entier témoignent de violences impliquant les religions. Mais le facteur religieux est-il la source de tous les maux ? Non, tempère Jean-Louis Schlegel, philosophe et sociologue des religions, lors d’une conférence au Festival Philosophia, à Saint-Émilion, le 30 mai dernier. Intitulée « Les religions sont-elles dangereuses ? », son intervention démontre que les inquiétudes sont d’abord le résultat d’une faible culture religieuse.
« Le monde irait mieux sans les religions. » Une expression récurrente, remarque Jean-Louis Schlegel. « Cette image négative est-elle justifiée ? », interroge le sociologue des religions, en ouverture de sa conférence au Festival Philosophia, le 30 mai dernier. « Les religions sont-elles dangereuses ? » était la thématique de son intervention. Une question qui pourrait surprendre, ainsi posée dans le paisible cloître de l’église collégiale de Saint-Émilion.
Mais il faut se rendre à l’évidence. « Les journaux et la télévision rapportent quotidiennement des violences physiques et des guerres civiles impliquant les religions, directement ou indirectement. » Depuis la fin des années 1970, l’islam radical est le premier concerné. Aujourd’hui, on n’entend parler que de Daesh. Avec pour conséquences « un sentiment d’insécurité généralisé et un ressentiment injustifié contre les musulmans. »
Jean-Louis Schlegel rappelle que les violences ne concernent pourtant pas seulement l’islam. En Inde, le gouvernement nationaliste ferme les yeux sur les fanatiques hindouistes qui s’attaquent aux musulmans et aux chrétiens. En Birmanie, les bouddhistes persécutent la minorité musulmane des Rohingyas. Les chrétiens sont également à l’origine de violences. Au Rwanda, les évêques et les prêtres ont été fortement impliqués dans le génocide de 1994. En Centrafrique, des milices chrétiennes commettent des exactions contre les musulmans.
D’autres violences sont plus latentes. « Les manifestations religieuses identitaires seraient devenues trop visibles dans l’espace public. » Foulard, kippa, soutane, viande halal, prêches publiques... Ces revendications sont perçues comme une atteinte à la laïcité française ou à la sécurité publique.
Les religions contre le progrès ?
Les religions irritent leurs contemporains les plus modernistes : « Elles apparaissent hostiles au progrès de la science, de la médecine, au progrès social, et seraient rétrogrades sur les questions de fin de vie et de procréation. » Après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, les religieux semblent, en plus, remettre en cause la liberté d’expression. « Le droit au blasphème est un point non-négociable dans la tradition politique française. »
Dans cette atmosphère diffuse, les religions sont au centre des débats culturels. D’autant plus que la politique s’en mêle. Pourtant, contrairement à l’impression que donnent les médias, les violences physiques ne concernent qu’une part très faible des populations religieuses. En réalité, « l’immense majorité des fidèles croient à la paix pour eux et pour les autres. Alors que la mondialisation entraîne une concurrence religieuse très forte, jamais les dirigeants religieux ne se sont autant rencontrés pour parler de paix ».
Comment expliquer ce malentendu ? « Beaucoup ont tendance à voir les religions comme de grandes machines unitaires. » C’est la thèse du « choc des civilisations », chère au philosophe Samuel Huntington : considérer l’islam comme une civilisation englobante, en faisant fi des tendances et des conflits internes. Une théorie d’autant plus erronée que « la tendance actuelle est à l’éclatement entre les musulmans modernistes et les illettrés conservateurs », précise Jean-Louis Schlegel.
Et il faut se rendre à l’évidence : « La plupart des croyants ne passent pas leur vie dans la religion. Ils ont le souci de vivre, de se nourrir, d’avoir des revenus, d’éduquer leurs enfants... Des engagements divers et une morale exigeante. »
« Des traditions de sagesse et d’éthique »
En France, la religion est redevenue visible dans les années 80, au point qu’en 2004, la loi Ferry interdit les signes religieux ostensibles à l’école. Certains souhaiteraient étendre cette interdiction à toute la vie publique. Mais cela irait à l’encontre de la loi de 1905, qui « ne garantit pas seulement la liberté de conscience, mais aussi la liberté d’afficher sa religion dans l’espace public », rappelle le philosophe.
En outre, les signes religieux sont beaucoup moins ostentatoires en France que dans la plupart des autres pays. « À Londres, des policières portent le voile islamique. C’est inimaginable en France. La laïcité a quand même fait son travail. »
Pourquoi vouloir à tout prix limiter l’influence des religions ? Sont-elles vraiment opposées à la modernité ? Jean-Louis Schlegel le reconnaît : « Les grandes religions sont porteuses de traditions. Mais ce sont des traditions de sagesse, de morale, de culture et d’éthique qui continuent de nous inspirer. » Le philosophe rationaliste allemand Jürgen Habermas affirme que les religions méritent d’être écoutées lors de la rédaction des lois. Elles pourraient jouer un rôle d’amortisseur : « Après tout, la modernité déraille sur de nombreux sujets. Il suffit de regarder l’écologie », remarque Jean-Louis Schlegel.
Qu’en est-il des religions et du pouvoir ? D’une confession à l’autre, ce rapport diverge fortement. « La grande majorité de la population française, d’origine catholique, est habituée à un pouvoir clair, avec une hiérarchie bien organisée. Ce n’est pas du tout le cas pour d’autres religions. L’islam sunnite, par exemple, n’a pas d’autorité proclamée. »
Si, en Europe, le temps du pouvoir politique des religions est terminé, celles-ci peuvent cependant exercer une influence sur la politique réelle. « Mais en prenant position, elles risquent de se délégitimer », prévient le sociologue, évoquant l’opposition de l’Église catholique au Pacs en 1998, puis la Manif pour tous en 2013 et 2014.
« La laïcité est devenue une auberge espagnole »
Comment la religion peut-elle asseoir un pouvoir sur les individus ? « Dans le monde, une masse considérable de croyants sont issus de classes pauvres et illettrées. Ils ne connaissent que leur religion, n’ont jamais entendu la moindre critique de leurs croyances. Pour ces gens-là, on ne touche pas au sacré. Ils ne voient pas de différence entre Dieu et ses représentations. Dans ce contexte, un acte sacrilège peut causer des violences terribles. »
Il faut être d’autant plus prudent à l’heure de la mondialisation. Avec les migrations, de très nombreux croyants se retrouvent dépossédés de la culture dans laquelle baignait leur religion. « Déstabilisés, certains choisissent la sécularisation ou la conversion, mais ils peuvent également se raidir face à une culture laïque qui leur semble hostile. »
À raison : en Europe, la culture religieuse est en crise. « La méconnaissance de la laïcité et des religions est immense. La laïcité est devenue une auberge espagnole. Les polémiques tournent essentiellement autour des repas à la cantine... On a l’impression que ces problèmes sont des blessures de l’identité française. »
Pour conclure, Jean-Louis Schlegel rappelle que « si les religions peuvent être morales, elles peuvent aussi dérailler et devenir des forces de mort. Cependant, nous devons nous aussi nous méfier : il ne faut pas que la laïcité française devienne une force d’interdiction ».
http://www.lemondedesreligions.fr/debats/opinions/les-religions-sont-elles-dangereuses-16-06-2015-4756_200.php
propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 16/06/2015
Chaque jour, les médias du monde entier témoignent de violences impliquant les religions. Mais le facteur religieux est-il la source de tous les maux ? Non, tempère Jean-Louis Schlegel, philosophe et sociologue des religions, lors d’une conférence au Festival Philosophia, à Saint-Émilion, le 30 mai dernier. Intitulée « Les religions sont-elles dangereuses ? », son intervention démontre que les inquiétudes sont d’abord le résultat d’une faible culture religieuse.
« Le monde irait mieux sans les religions. » Une expression récurrente, remarque Jean-Louis Schlegel. « Cette image négative est-elle justifiée ? », interroge le sociologue des religions, en ouverture de sa conférence au Festival Philosophia, le 30 mai dernier. « Les religions sont-elles dangereuses ? » était la thématique de son intervention. Une question qui pourrait surprendre, ainsi posée dans le paisible cloître de l’église collégiale de Saint-Émilion.
Mais il faut se rendre à l’évidence. « Les journaux et la télévision rapportent quotidiennement des violences physiques et des guerres civiles impliquant les religions, directement ou indirectement. » Depuis la fin des années 1970, l’islam radical est le premier concerné. Aujourd’hui, on n’entend parler que de Daesh. Avec pour conséquences « un sentiment d’insécurité généralisé et un ressentiment injustifié contre les musulmans. »
Jean-Louis Schlegel rappelle que les violences ne concernent pourtant pas seulement l’islam. En Inde, le gouvernement nationaliste ferme les yeux sur les fanatiques hindouistes qui s’attaquent aux musulmans et aux chrétiens. En Birmanie, les bouddhistes persécutent la minorité musulmane des Rohingyas. Les chrétiens sont également à l’origine de violences. Au Rwanda, les évêques et les prêtres ont été fortement impliqués dans le génocide de 1994. En Centrafrique, des milices chrétiennes commettent des exactions contre les musulmans.
D’autres violences sont plus latentes. « Les manifestations religieuses identitaires seraient devenues trop visibles dans l’espace public. » Foulard, kippa, soutane, viande halal, prêches publiques... Ces revendications sont perçues comme une atteinte à la laïcité française ou à la sécurité publique.
Les religions contre le progrès ?
Les religions irritent leurs contemporains les plus modernistes : « Elles apparaissent hostiles au progrès de la science, de la médecine, au progrès social, et seraient rétrogrades sur les questions de fin de vie et de procréation. » Après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, les religieux semblent, en plus, remettre en cause la liberté d’expression. « Le droit au blasphème est un point non-négociable dans la tradition politique française. »
Dans cette atmosphère diffuse, les religions sont au centre des débats culturels. D’autant plus que la politique s’en mêle. Pourtant, contrairement à l’impression que donnent les médias, les violences physiques ne concernent qu’une part très faible des populations religieuses. En réalité, « l’immense majorité des fidèles croient à la paix pour eux et pour les autres. Alors que la mondialisation entraîne une concurrence religieuse très forte, jamais les dirigeants religieux ne se sont autant rencontrés pour parler de paix ».
Comment expliquer ce malentendu ? « Beaucoup ont tendance à voir les religions comme de grandes machines unitaires. » C’est la thèse du « choc des civilisations », chère au philosophe Samuel Huntington : considérer l’islam comme une civilisation englobante, en faisant fi des tendances et des conflits internes. Une théorie d’autant plus erronée que « la tendance actuelle est à l’éclatement entre les musulmans modernistes et les illettrés conservateurs », précise Jean-Louis Schlegel.
Et il faut se rendre à l’évidence : « La plupart des croyants ne passent pas leur vie dans la religion. Ils ont le souci de vivre, de se nourrir, d’avoir des revenus, d’éduquer leurs enfants... Des engagements divers et une morale exigeante. »
« Des traditions de sagesse et d’éthique »
En France, la religion est redevenue visible dans les années 80, au point qu’en 2004, la loi Ferry interdit les signes religieux ostensibles à l’école. Certains souhaiteraient étendre cette interdiction à toute la vie publique. Mais cela irait à l’encontre de la loi de 1905, qui « ne garantit pas seulement la liberté de conscience, mais aussi la liberté d’afficher sa religion dans l’espace public », rappelle le philosophe.
En outre, les signes religieux sont beaucoup moins ostentatoires en France que dans la plupart des autres pays. « À Londres, des policières portent le voile islamique. C’est inimaginable en France. La laïcité a quand même fait son travail. »
Pourquoi vouloir à tout prix limiter l’influence des religions ? Sont-elles vraiment opposées à la modernité ? Jean-Louis Schlegel le reconnaît : « Les grandes religions sont porteuses de traditions. Mais ce sont des traditions de sagesse, de morale, de culture et d’éthique qui continuent de nous inspirer. » Le philosophe rationaliste allemand Jürgen Habermas affirme que les religions méritent d’être écoutées lors de la rédaction des lois. Elles pourraient jouer un rôle d’amortisseur : « Après tout, la modernité déraille sur de nombreux sujets. Il suffit de regarder l’écologie », remarque Jean-Louis Schlegel.
Qu’en est-il des religions et du pouvoir ? D’une confession à l’autre, ce rapport diverge fortement. « La grande majorité de la population française, d’origine catholique, est habituée à un pouvoir clair, avec une hiérarchie bien organisée. Ce n’est pas du tout le cas pour d’autres religions. L’islam sunnite, par exemple, n’a pas d’autorité proclamée. »
Si, en Europe, le temps du pouvoir politique des religions est terminé, celles-ci peuvent cependant exercer une influence sur la politique réelle. « Mais en prenant position, elles risquent de se délégitimer », prévient le sociologue, évoquant l’opposition de l’Église catholique au Pacs en 1998, puis la Manif pour tous en 2013 et 2014.
« La laïcité est devenue une auberge espagnole »
Comment la religion peut-elle asseoir un pouvoir sur les individus ? « Dans le monde, une masse considérable de croyants sont issus de classes pauvres et illettrées. Ils ne connaissent que leur religion, n’ont jamais entendu la moindre critique de leurs croyances. Pour ces gens-là, on ne touche pas au sacré. Ils ne voient pas de différence entre Dieu et ses représentations. Dans ce contexte, un acte sacrilège peut causer des violences terribles. »
Il faut être d’autant plus prudent à l’heure de la mondialisation. Avec les migrations, de très nombreux croyants se retrouvent dépossédés de la culture dans laquelle baignait leur religion. « Déstabilisés, certains choisissent la sécularisation ou la conversion, mais ils peuvent également se raidir face à une culture laïque qui leur semble hostile. »
À raison : en Europe, la culture religieuse est en crise. « La méconnaissance de la laïcité et des religions est immense. La laïcité est devenue une auberge espagnole. Les polémiques tournent essentiellement autour des repas à la cantine... On a l’impression que ces problèmes sont des blessures de l’identité française. »
Pour conclure, Jean-Louis Schlegel rappelle que « si les religions peuvent être morales, elles peuvent aussi dérailler et devenir des forces de mort. Cependant, nous devons nous aussi nous méfier : il ne faut pas que la laïcité française devienne une force d’interdiction ».
http://www.lemondedesreligions.fr/debats/opinions/les-religions-sont-elles-dangereuses-16-06-2015-4756_200.php