Des hommes mariés qui sont aussi prêtres ? Cette question fait depuis longtemps débat dans l’Église catholique. En exclusivité, La Vie a rencontré le premier francophone ordonné par l’Église catholique, le 25 juin 2005, à Namur.
La lumière du soir entre au cœur de la très vieille maison. «Nous dînons tôt, car nos filles se lèvent aux aurores demain », a prévenu Patrick. Henriette, sa femme, met la dernière main au repas. Marie-Gabrielle, 8 ans, et Amandine, 14 ans, nous rejoignent à table. Henriette, de sa voix claire, entonne un cantique, suivie par ses filles. Patrick chante la partie de basse. Ce bénédicité très simple est celui d’une famille au destin exceptionnel. Cet homme questionnant sa fille sur sa journée d’école, et demandant à sa femme des nouvelles de leur fils aîné qui passe le concours d’entrée à Normale sup, est un prêtre catholique ordonné dimanche dernier, le 26 juin, par l’évêque de Namur, en Belgique.
En décembre 2002, nous révélions l’existence de ces 250 à 300 prêtres ayant femme et enfants, devenus tels par dispense du célibat accordée par Jean PaulII. Tous sont d’anciens pasteurs protestants ou prêtres anglicans qui ont choisi de devenir catholiques et ont reçu l’ordination sacerdotale au terme d’un long parcours. Patrick Balland est le premier francophone parmi ces prêtres mariés, les autres étant principalement anglo-saxons ou allemands. Il nous a reçus à Dave, une petite ville lovée dans une boucle verdoyante de la Meuse, près de Namur quelques semaines avant son ordination.
Patrick Balland, géant au visage souriant, est né il y a 55 ans dans une famille protestante de Genève. Doué pour les disciplines artistiques, il fait des études de dessin, puis d’art dramatique, et se lance dans la mise en scène de nombreuses pièces de théâtre. Pour assurer ses revenus, il travaille le jour à l’Union de Banques suisse. Sur ce fil d’équilibriste, Dieu va venir le bousculer. Il entend peu à peu l’appel à consacrer sa vie au Christ. Dans un lieu de prière chaleureux, où résonnent les chants de Taizé, il s’éprend de la jeune fille qui tient l’orgue, Henriette Picot. C’est le début d’une histoire d’amour rare. Patrick décide de devenir pasteur. À 30 ans, il reprend des études quelques jours après leur mariage. En 1986, son diplôme de théologie couronne une vocation singulière ainsi que le désir profond d’un couple : servir Dieu.
Mais Patrick a une blessure au cœur : celle de la séparation des chrétiens qu’il vit en lui-même comme un clivage... «Quand j’avais 4ans, nous avons déménagé dans le Valais, à Verbier, toujours en Suisse. Il n’y avait pas de temple protestant, alors mon père m’a inscrit au catéchisme dans la paroisse catholique. J’ai même appris à servir la messe d’avant VaticanII ! À l’âge de 8 ans, je suis entré dans un temple protestant et j’ai été saisi par la force de la prédication. Tout au long de ma quête spirituelle, il y a eu ces deux images que j’avais du mal à réconcilier : le prêtre de Verbier célébrant la messe et le pasteur qui prêchait.» Depuis 1967, Patrick part fréquemment en retraite à l’abbaye cistercienne Notre-Dame d’Aiguebelle, dans la Drôme. «C’est là que j’ai été enfanté spirituellement, en particulier par un moine extraordinaire, le père Alexis...» La question de l’Eucharistie obsède le jeune pasteur. «Plus j’avançais dans mon ministère, plus je sentais un manque de plénitude lorsque je célébrais la sainte Cène», se souvient-il. La voie spirituelle de Patrick et d’Henriette peut se résumer à cette avancée, irrésistible, dans la compréhension du mystère du corps et du sang du Christ tel qu’il est défini dans l’Église catholique. Au fil des années, il devient clair à Patrick que derrière sa vocation au pastorat se cache une vocation sacerdotale, ce qui le met en douloureux porte-à-faux. Au cours d’un office de complies à Aiguebelle, il découvre aussi la prière à Marie en chantant le Salve Regina. En 1991, il prend une année de congé du ministère pastoral pour faire le point. Avec Henriette et les enfants, ils sont accueillis aux Béatitudes, une communauté charismatique. Une évidence s’impose : leur chemin vers le catholicisme est irréversible. Le 11 juin 1992, Henriette et Patrick reçoivent le sacrement de confirmation des mains du cardinal Schwery, évêque de Sion. C’est en pleurant que Patrick poste sa lettre de démission de la Compagnie des pasteurs de Genève. «C’était le saut dans le vide. Je n’avais plus de travail. Nous ne savions pas où nous allions», se souvient-il.
Patrick souhaite clairement devenir prêtre. Le premier contact avec la Congrégation pour la doctrine de la foi est encourageant : «Le cardinal Ratzinger nous a fait répondre qu’il avait seulement besoin d’une lettre d’incardination dans un diocèse.» Un vrai parcours du combattant commence. L’archevêque de Genève-Fribourg-Lausanne, Mgr Grab, suit le dossier. La famille de l’ex-pasteur survit grâce à des solidarités providentielles, avant que Patrick gagne sa vie comme aumônier laïc de l’université de Fribourg. Son dossier traîne entre la Suisse et Rome où, à la Congrégation pour la doctrine de la foi, tous ne sont pas sur la ligne d’ouverture que défend, sur ce sujet délicat, le cardinal Ratzinger. On craint soit le «scandale» (les plus traditionnels s’offusquant de cette nouveauté), soit «l’admiration» (les progressistes s’engouffrant dans la brèche pour réclamer l’ordination d’hommes mariés). Finalement, Mgr Grab change de diocèse en 1998. Découragé, Patrick Balland se tourne vers la France, en particulier vers Mgr Guy Bagnard, évêque de Belley-Ars, très sensible à son cas. En 2002, la Conférence des évêques de France, par la voix de Mgr Ricard, répond par la négative sur le principe de l’ordination d’un homme marié. Raison invoquée : seuls des prêtres célibataires des Églises catholiques orientales peuvent théoriquement exercer en France, et non leurs collègues mariés. Ordonner Patrick serait une injustice. Mais à Rome, les Balland peuvent compter sur le soutien ferme de cardinaux aussi divers que Mgr Kasper et Mgr Schönborn, et surtout le cardinal Ratzinger. Finalement, c’est le père Daniel Ange, un ami proche, qui recommande Patrick à Mgr André-Mutien Léonard, évêque de Namur. Celui-ci accepte de recevoir Patrick fin 2002. Le courant passe immédiatement. Mgr Léonard s’active. En Belgique, un ex-pasteur flamand, Gijs Meinesz, a déjà été ordonné prêtre en 2002 dans le diocèse de Hasselt. Enfin, le 7 mai 2004, arrive le feu vert de Jean PaulII. En décembre 2004, Patrick Balland est enfin ordonné diacre, étape nécessaire sur le chemin de l’ordination sacerdotale. Il est logé avec sa famille dans une maison mise à disposition par une bienfaitrice du diocèse à Dave, et ordonné le 26 juin aux côtés de cinq prêtres célibataires.
Il est piquant de relever que ce sont deux évêques réputés conservateurs, Mgr Bagnard et Mgr Léonard, qui se sont montrés les plus actifs sur le dossier. «Dans le diocèse, les prêtres les plus catalogués comme “romains” m’ont témoigné un fort soutien. Ils sont bien dans leurs baskets de célibataire, et ne souhaitent pas un changement de la discipline actuelle», explique Patrick Balland. Comme eux, et bien dans l’esprit de son évêque, l’ancien pasteur espère vivre la dimension la plus «haute» du sacerdoce. Son modèle est le curé d’Ars. «Comme lui, je souhaite être prêtre jusqu’à mon dernier souffle.» Avec lui, pas de risque de tomber dans une dérive «petite-bourgeoise» du ministère sacerdotal. Une crainte majeure de ceux qui, au sein de l’Église catholique, estiment que la dimension prophétique du prêtre, liée à son célibat, serait menacée si l’on permettait l’ordination d’hommes mariés. Pour l’épouse de Patrick, cette longue route n’est pas un hasard. «Dieu voulait nous apprendre la radicalité du sacerdoce d’une autre manière qu’avec le célibat, par tout ce qu’on a traversé, interprète Henriette. Pour le sacerdoce, il faut pouvoir signer à Dieu un chèque en blanc. Patrick signe, je suis cosignataire, ajoute-t-elle. Je n’ai pas à revendiquer le sacerdoce de mon mari, mais j’en suis partie prenante à 100%.» Chaque matin, le couple se retrouve dans l’oratoire aménagé dans les combles de la vieille maison, pour prier.
Musicienne de formation, Henriette a mis son métier en veilleuse depuis plusieurs années. C’est sa voix qui répond au téléphone quand Patrick n’est pas disponible. Mieux que sur l’expérience antérieure d’un couple pastoral, réussie pendant sept ans à la paroisse protestante de Cartigny, en Suisse, c’est sur un tandem soudé par l’épreuve que peut se reposer l’Église de Namur. Le risque d’une crise conjugale postordination – risque que certains responsables catholiques estiment important si l’on venait à ordonner des hommes mariés, dont le couple serait catapulté dans une situation inédite – est ici quasi nul. Leurs quatre enfants ont vécu toutes les étapes du parcours de leurs parents, comme en témoigne l’aîné, Jean-Raphaël, 21ans, actuellement en khâgne à Lyon : «J’avais 8ans quand mes parents sont devenus catholiques. Je les ai toujours soutenus, dans les moments douloureux. Nous avons beaucoup prié ensemble. Je ressens aujourd’hui beaucoup de joie : mes parents sont comme transfigurés par cet aboutissement.» Dans une famille tellement centrée sur cette vocation paternelle, comment se situe-t-il dans la foi ? «J’ai fait tout un chemin spirituel en dehors de mes parents, pour trouver ma place dans l’Église catholique.»
À partir de septembre 2005, Patrick Balland sera intégré à l’équipe pastorale du secteur de Dave. Il sera payé, comme tous les prêtres belges, par le ministère de la Justice... «Un salaire correct», estime-t-il, auquel s’ajoutent les allocations familiales. Une grande partie de son temps sera consacrée à la Fraternité Maria-Gabriella, qu’il a fondée en 2001 avec Henriette, en union avec le couvent trappiste de Vitorchiano, au nord-ouest de Rome. Ce mouvement de prière pour l’unité des chrétiens doit son nom à une religieuse sarde, Maria-Gabriella Sagheddu, béatifiée par Jean PaulII en 1983. Mentionnée dans l’encyclique Ut Unum Sint de 1995, cette jeune trappistine entendit parler, en 1935, du message lancé depuis la France par le père Couturier pour la création d’une semaine de prière pour l’unité. Elle décida d’y consacrer sa vie jusqu’à sa mort prématurée en 1939. Sous son patronage, Patrick Balland souhaite relancer un œcuménisme spirituel.
Patrick se sent-il dépositaire d’une mission, celle de faire évoluer la position de Rome sur l’obligation du célibat sacerdotal ? Loin de se faire le militant d’une cause, il parle d’humilité. «Henriette et moi sentons bien qu’après l’ordination, nous allons devoir réajuster spirituellement notre vie », confie-t-il. À entendre ce témoignage, on se demande cependant si la grâce donnée par Dieu de vivre le sacerdoce dans le mariage n’est pas aussi rare que celle donnée au prêtre pour assumer le sacerdoce dans le célibat.