Une reconnaissance pour la Mémoire de la déportation religieuse : le cas des Témoins de Jéhovah
par Philippe Barbey, Focus sociologique, 28 janvier 2017
Intervention de Philippe Barbey, sociologue des religions, conférence du CETJAD à l'occasion du soixante et onzième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 1945, « Témoins et martyrs des camps : 1933-1945 – Le cas des Témoins de Jéhovah », Samedi 28 janvier 2017, Centre de congrès Cité mondiale, Bordeaux.
Le 27 janvier 1945, tout en repoussant devant elles la Wehrmacht, les troupes soviétiques découvrent le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, à l'ouest de Cracovie en Pologne. Les soldats russes y trouvent 7000 détenus survivants et ont la révélation de la Shoah.
Auschwitz : un camp emblématique de la barbarie nazie
Le camp d'Auschwitz (Oświęcim en polonais) est aménagé le 30 avril 1940 dans une ancienne caserne pour incarcérer les résistants polonais. Son commandant est Rudolf Hoess, lieutenant-colonel SS de 39 ans qui a déjà servi au camp de Dachau, près de Munich. Convaincu que le travail contribue à assagir les prisonniers, Hoess affiche au-dessus de la grille du camp la devise cynique inaugurée à Dachau : Arbeit macht frei (« Le travail rend libre »). Beaucoup de prisonniers meurent d'épuisement dans les complexes industriels.
Vers Auschwitz vont être envoyés en particulier les déportés français, à partir du camp de transit de Drancy, au nord de Paris. Le camp, où sévissent 3.000 SS, va connaître une pointe d'activité à la fin de la guerre, au printemps 1944, avec l'extermination précipitée de 400.000 Juifs de Hongrie, ces malheureux étant gazés et brûlés au rythme de 6.000 par jour.[1] Environ un million cent mille Juifs sont ainsi morts à Auschwitz-Birkenau, auxquels s'ajoutent 300.000 non-Juifs. Oświęcim est aujourd'hui une ville polonaise presque ordinaire de 40.000 habitants.
Le camp d'Auschwitz est devenu le plus emblématique des camps nazis. Il a pris une place centrale dans l'histoire de la Shoah et de la déportation, au point de fausser la vision que l'on peut en avoir. Il a fait oublier que la majorité des six millions de victimes juives ont été exterminées par d'autres moyens que le gaz, famine, mauvais traitements et surtout fusillades de masse.
Préserver la mémoire de la déportation religieuse des Témoins
de Jéhovah : le témoignage des martyrs survivants des campsLes détenus ont pu témoigner de l’existence des camps, de la barbarie qui s’y est exercée, des tortures qui y ont été commises. Cette tragédie impitoyable subie par les Juifs particulièrement à Auschwitz a pu faire oublier aussi les autres catégories de déportés qui eurent également un sort terrible dans les camps nazis et parmi eux, les Témoins de Jéhovah.
Témoin et martyr ont la même racine. En grec, témoin se dit marturos. Un martyr témoigne de ses convictions dans la vie ou par sa mort. Marie-Louise Le Mouël, agrégée de Lettres classiques, professeure des classes préparatoires, expliquait : "Martyr en grec, c’est témoin. L’un et l’autre témoignent, l’un dans la paix, la vie ; l’autre dans la souffrance, la mort. Le martyr est la face tragique, la face d’ombre du témoin. Il vaut mieux être témoin que martyr. Mais toute conviction ferme peut, aux heures obscures, transformer un témoin en martyr." [2]
Les détenus des camps sont devenus des martyrs à divers titres. A cause de leur race, les juifs qui dans les camps devaient arborer un triangle ou une étoile jaunes, les tziganes un triangle marron; à cause de leurs engagements politiques, communistes, socialistes, gaullistes, triangle rouge; à cause de leur choix de vie, les homosexuels, triangle rose et puis aussi les prisonniers de droit commun, triangle vert, les émigrés apatrides, triangle bleu, ceux que les nazis considéraient comme asociaux devaient porter un triangle noir. Les Témoins de Jéhovah étaient obligés de porter un triangle violet.
Les ouvrages de plus en plus nombreux publiés après la guerre sur cette période terrible citaient parfois les Témoins de Jéhovah mais souvent sous des noms qui ne permettaient pas de les identifier.[3] Souvent, on les appelait les Bibelforscher, y compris en France, qui plus est en allemand, langue de leurs tortionnaires et de l'occupant. Bibelforscher, Ernst Bibelforscher, Étudiants de la Bible, vrais chercheurs de la Bible, sectateurs de la Bible, scrutateurs de la Bible, toutes ces appellations se rapportaient pourtant aux Témoins de Jéhovah. Et à cause de ces dénominations qui cachaient la véritable identité de ce groupe, les Témoins de Jéhovah en vinrent à être longtemps oubliés dans les commémorations de la déportation ainsi que dans les manuels d'histoire.[4]
Pourtant, dans les camps, comme on l'a dit, les Témoins de Jéhovah étaient clairement identifiés par un signe distinctif de leur catégorie cousu sur leur vareuse rayée de détenu : un triangle de couleur violette. Certains rescapés les ont vus, les ont côtoyés et en ont témoigné. Ainsi, Edmond Michelet (1899-1970), grand résistant, ministre des Armées (1945-1946), ministre des Anciens Combattants (1958-1959), interné à Dachau, parle de ce groupe en termes particulièrement émouvants : "Et voici enfin l'immense pègre des manants, (...), les Témoins de Jéhovah au triangle violet."[5]
Geneviève de Gaulle Anthonioz, nièce du général de Gaulle, fut déportée à Ravensbrück. Elle était placée dans une cellule du camp, le « bunker », dans des conditions d’isolement très dures. Là, elle fait la connaissance d’une Témoin de Jéhovah qui lui apporte la nourriture. « En effet, une détenue âgée exécute les ordres. Elle porte le triangle violet des Témoins de Jéhovah et un numéro qui la signale comme une des premières immatriculées dans le camp.(…)»[6]
Simone VEIL, survivante du camp d'Auschwitz, se souvenait dans un entretien donné en 2005: "Le camp, c'étaient beaucoup de cris. Les hurlements des kapos, les ordres des SS, les aboiements des chiens... et, au loin, le son de l'orchestre qui jouait, surtout pour le départ et le retour des kommandos qui travaillaient à l'extérieur du camp. (...) Il y avait des "droit commun" reconnaissables à leur triangle vert, des condamnées pour affaires de mœurs, en noir, des Témoins de Jéhovah avec un triangle violet (...)." [7]
Les Témoins de Jéhovah anciens déportés réunis au sein du Cercle Européen des Témoins de Jéhovah Anciens Déportés et internés (CETJAD) publiaient en 1994 « Mémoire de Témoins 1933-1945. »[8] Dans cet ouvrage, des survivants décrivent, preuves documentaires à l’appui, le long calvaire qu’ils ont enduré pour leur foi chrétienne. Aujourd’hui, grâce à ce document et aux expositions, aux conférences, aux projections organisés par le CETJAD, les ouvrages consacrés à cette période du nazisme utilisent le nom de Témoins de Jéhovah pour parler du groupe des triangles violets et de ceux qui y appartenaient.[9]
Poursuivre la préservation de la Mémoire du martyredes Témoins de Jéhovah : les travaux des chercheursAprès les témoins, les chercheurs, les universitaires, les historiens, les sociologues rappelèrent à leur tour le martyre oublié des Témoins de Jéhovah. Ainsi, François Bédarida (1926-2001), maître de conférence à l'Institut d'études politiques de Paris (1971-1978) et fondateur et premier directeur de l'Institut d'histoire du temps présent, (1978-1990) posait cette question il y a maintenant 18 ans : « Qui, à part les spécialistes, connaît le destin des témoins de Jéhovah sous le IIIe Reich ? Pourtant, tout au long des douze années du régime, la persécution s’est abattue sur eux avec un acharnement constant et avec une violence implacable. Eux aussi ont connu l’horreur de l’univers concentrationnaire. Eux aussi ont payé un lourd tribut à la fidélité à leurs convictions. Pourquoi ces chrétiens sont-ils les oubliés de l’histoire ? » [10]
Le philosophe Michel ONFRAY soulignait dans un entretien en 2005 : "Quant aux prêtres dans les camps, ils étaient enfermés pour leur héroïsme résistant, pas à cause de leur appartenance à l’Église catholique : que je sache, la religion chrétienne n'était pas inquiétée officiellement dans le IIIe Reich - à la différence des témoins de Jéhovah qui, eux, devaient arborer le triangle violet. Mais qui s'en souvient ? "[11]
On connait bien aujourd'hui le parcours de ces héros ordinaires qui ont dit non au nazisme et ont courageusement fait face à Hitler. Cette seule catégorie de détenus portait un triangle en raison de sa religion, de ses choix spirituels qui s'opposaient fermement à la doctrine politique du nazisme.
« Cette persécution est venue buter contre la résistance spirituelle, tenace et victorieuse, de croyants capables d’opposer la force intérieure de leur foi en Jésus-Christ au poids des pressions externes, à commencer par la violence physique de l’État policier – et cela jusqu’à l’héroïsme et au martyre. »[12] C'est ainsi que François Bédarida décrivait la résistance spirituelle des Témoins de Jéhovah, résistance qui a entraîné pour eux de terribles persécutions par l’État nazi.
Dans son ouvrage fort documenté intitulé Les Témoins de Jéhovah face à Hitler, le directeur du CETJAD, Guy Canonici explique les raisons invoquées par les nazis pour persécuter les Témoins de Jéhovah. Pour les nazis, les Témoins de Jéhovah sont coupables de délit d'opinion. Le Ministère prussien de l'Intérieur les accuse en 1933 de 'miner les fondements de la vie commune, de fanatiser leurs adhérents, de travail opiniâtre de décomposition bolchevique, par des cérémonies particulières d'influencer et d'exalter ceux qui écoutent, dérangeant instantanément leur équilibre spirituel.' Dans un document de 1939, la direction de la Gestapo les mettra en tête de la liste des "sectes interdites" depuis 1933.' [13]
Ainsi, les Témoins de Jéhovah refusent obstinément de tendre le bras pour faire le salut nazi et de crier Heil Hitler. Ce seul refus répété quotidiennement les met déjà au ban de la société jusque dans les camps. Le psychanalyste Bruno Bettelheim qui a observé les Témoins de Jéhovah à Buchenwald a écrit à leur sujet : "L'antinazi, plusieurs fois par jour, avait le choix entre devenir un martyr - tout en mettant à l'épreuve le courage et les convictions de l'autre personne - ou perdre l'estime de lui-même."[14]
Seul leur Dieu Jéhovah méritait pour eux l’adoration, adoration qu’il n’était pas question de partager avec Hitler et ses symboles néo-païens. Ainsi, ils préféraient mourir plutôt que d’abjurer. [15]
Engagement chrétien sans faille, refus du nationalisme, refus de l'embrigadement et de la guerre, toutes ces raisons ont amené les Témoins de Jéhovah à s'opposer au nazisme. Ils ont remporter leur combat spirituel et sont reconnus aujourd'hui et à juste titre comme des martyrs des camps. La Mémoire de la Déportation devait intégrer cette reconnaissance des Témoins de Jéhovah. C'est aujourd'hui chose faite.
Joseph Kessel, dans sa biographie consacré au Docteur Félix Kersten, médecin personnel bien malgré lui de Himmler, consacre un chapitre entier des mémoires du médecin aux Témoins de Jéhovah. Il s'émeut beaucoup de leur sort. "(...) Les Témoins de Jéhovah comptaient en Allemagne quelque deux mille fidèles. Parce qu'ils disaient que la guerre était un fléau et qu'ils proclamaient que Dieu, pour eux, passait avant Hitler, ils furent saisis, enfermés dans des camps de concentration et soumis à un traitement particulièrement inhumain. Kersten en fut averti et résolut de les aider autant qu'il le pourrait."[16] Grâce aux Témoins de Jéhovah qui entrent à son service et qu'il sauve de cette manière, il apprend 'avec précision et en détail les atrocités qui étaient en usage dans les camps de concentration.' "Les Témoins de Jéhovah lui permirent d'en avoir une vision nette et complète."[17]
Edmond Michelet commentait ainsi la condition des survivants des camps dont il était lui-même : "Ni sains, ni saufs ...Dix ans après la libération des camps, le roman d'une rescapée de Ravensbrück rappelleraient aux survivants qui l'auraient oublié qu'il y aura effectivement toujours un côté d'eux-mêmes auquel le diagnostic s'applique. Sans parler de ceux qui, depuis dix ans, ont cessé de répondre à l'appel parce qu'ils sont allés rejoindre avant l'âge, physiquement exténués, les camarades laissés derrière eux (...) dans le jardin des crématoires ou les fosses communes des environs." [18]