Comment la Bible fut défendue
Par les colporteurs bibliques et les libraires
«Le peuple des Albigeois et des Vaudois qui brava le martyre pour l'amour de la Bible, dit M. Petavel dans La Bible en France, ne devait pas périr entièrement. Le sang qu'ils répandent appelle et prépare la réaction victorieuse du seizième siècle, et ceux d'entre eux qui survivent se réfugient dans les hautes Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse. Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans des cavernes connues d'eux seuls (*). La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu'au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux pour conquérir le monde».
(*) Voici l'Oraison dominicale empruntée au Nouveau Testament vaudois (Manuscrit de Zurich, du quinzième siècle, qui, d'après M. Reuss, «a incontestablement servi aux Vaudois des vallées du Piémont»)
«O tu lo nostre payre loqual sies en li cel lo teo nom sia santifica lo teo regne uegna la tua volonta sia faita enayma ilh es fayta et cel sia fayta en terra donna nos encoy lo nostre pan cottidiem. E nos perdonna li nostre pecca enayma nos perdonen a aquilh que an pecca de nos. E non nos menar en temptacion mas deyliora nos de mal. Amen».
Texte curieux à comparer avec celui de l'Oraison dominicale dans le Nouveau Testament cathare (Voir point 5 chapitre 2).
«Dès le 5 février 1526, écrit M. Matthieu Lelièvre (*), un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors la Bible ne put s'imprimer qu'à l'étranger et ne pénétra en France que comme un article de contrebande. Ceux qui l'y introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. «Par leur entremise, dit un historien catholique, Florimond de Roemond, en peu de temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française». Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l'armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu».
(*) Portraits et Récits huguenots, p. 274.
«À côté des prédicateurs, écrit M. Lenient, s'organisa l'invincible armée du colportage. Missionnaire d'un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin, en traversant Bâle, Strasbourg. Mayence... Du côté de la France, il s'arrête d'abord à Lyon, première étape de la Réforme; de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne, et jusqu'aux portes de Paris. Par la longue vallée où fument encore les cendres de Cabrières et de Mérindol, il s'enfonce au coeur du midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nimes et de Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s'introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout à la fois, vendant et expliquant la Parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les habiles par l'appât des gravures et des livres défendus. Cette propagande clandestine eut un effet immense. Ce fut par elle surtout que la satire protestante s'insinua dans les masses et ruina l'antique respect que l'on portait à l'Église romaine» (*).
(*) La Satire en France, p. 161, 162. Pour nous, le colporteur fut plus puissant par la Bible que par la «satire protestante». Mais cet hommage impartial rendu au colportage biblique méritait d'être relevé.
À peine le Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, le premier Nouveau Testament traduit en français, est-il imprimé (1523), que les porte-balles font leur apparition. Parmi eux, les Vaudois furent au premier rang, mais ils eurent beaucoup d'imitateurs parmi les réfugiés de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel.
Même des grands seigneurs et des hommes de culture se firent colporteurs pour répandre la Bible. «Ils ne pensaient pas déroger, dit M. Matthieu Lelièvre, en chargeant la balle sur leurs épaules. S'il y avait des cordonniers parmi eux, il y avait aussi des gentilshommes. La foi et le zèle égalisaient les conditions sociales». «Étudiants et gentilshommes, dit Calvin, se travestissent en colporteurs, et, sous l'ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent le royaume, vendant et expliquant les Évangiles».
Les colporteurs formaient des associations nommées «les amateurs de la très sainte Évangile». On les trouve en France et hors de France. En 1526, l'évêque de Lausanne faisait rapport au duc de Savoie que «dans le pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux frères et traîtres hérétiques les Évangélistes prétendus» (*).
(*) Les grands jours de l'Église rélormée, par J. Gaberel.
En 1528, l'évêque de Chambéry écrivait au pape : «Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre diocèse en aurait été, entièrement perverti si le duc n'eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces Évangiles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne veulent les céder à aucun prix d'argent» (*1).
(*) Ibid.
S'il y eut des seigneurs pour faire du colportage biblique, il y eut une princesse pour employer des colporteurs: nous avons nommé Marguerite de Navarre. «Ayant fui, dit Merle d'Aubigné, loin des palais et des cités où soufflait l'esprit persécuteur de Rome et du Parlement, elle s'appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s'insinuaient dans les maisons, et, sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient des Nouveaux Testaments imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches. «La seule vue de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les lire» (*).
(*) Histoire de la Réforme au temps de Calvin, t. III, p. 27.
Laissons Crespin, résumé par M. Matthieu Lelièvre, nous parler (*) de ces pionniers de l'oeuvre biblique : «Leurs livres ne formaient souvent qu'une partie de leur pacotille, et, comme le pasteur vaudois dont Guillaume de Félice a mis en vers la touchante histoire, ils commençaient à offrir à leurs clients de belles étoffes et des bijoux d'or, avant de leur présenter la «perle de grand prix». Il faut se souvenir qu'au seizième siècle, comme au moyen âge, le commerce de détail, en dehors des villes, se faisait à peu près exclusivement par le moyen de colporteurs ambulants, qui débitaient toutes sortes de marchandises, y compris les livres. Les autorités ne songeaient donc pas à gêner ces modestes commerçants et durent être assez lentes à découvrir que l'hérésie se dissimulait parfois entre les pièces d'étoffe.
(*) Dans les livres III, IV, V, VII, de l'Histoire des Martyrs.
«Le colportage des Livres saints ne se faisait pas seulement sous forme indirecte. Il y eut des colporteurs bibliques, analogues aux nôtres, pour qui la grande affaire c'était l'évangélisation. Réfugiés à Genève, à Lausanne et à Neuchâtel, pour fuir la persécution qui faisait rage en France, ils étaient troublés en pensant que, de l'autre côté du Jura, les moissons blanchissantes réclamaient des ouvriers. Alors ils partaient, emportant avec eux un ballot de livres, qu'ils dissimulaient de leur mieux, souvent dans une barrique, que les passants supposaient contenir du vin ou du cidre. Ce fut de cette manière que Denis Le Vair, qui avait évangélisé les îles de la Manche, essaya de faire pénétrer en Normandie une charge de livres de l'Écriture. Comme il faisait marché avec un charretier pour le transport de son tonneau, deux officiers de police, flairant une marchandise suspecte, lui demandèrent si ce n'étaient point par hasard des «livres d'hérésie» qu'il transportait ainsi. — Non, répondit Le Vair, ce sont des livres de la Sainte Écriture, contenant toute «vérité». Il ne cacha pas qu'ils lui appartenaient et l'usage qu'il voulait en faire. Traîné de prison en prison, il fut finalement condamné, par le parlement de Rouen, à être brûlé vif, et il souffrit le martyre avec une admirable constance.
«Comme beaucoup des premiers missionnaires de la Réforme française, Philibert Hamelin avait été prêtre. Converti à l'Évangile à Saintes, il fut jeté en prison en 1546, mais il réussit à s'enfuir à Genève. Il y établit une imprimerie, d'où sortirent plusieurs ouvrages religieux. Mais cet imprimeur avait une âme d'apôtre. Il se reprochait d'avoir déserté son devoir en quittant son pays, et, non content d'y envoyer des colporteurs chargés de répandre la Bible et des livres de controverse, il prit lui-même la balle sur son dos et s'en alla de lieu en lieu répandre la bonne semence. Pourchassé par les autorités qui confisquaient ses livres, il rentrait à Genève pour s'y approvisionner et repartait pour la France. Bernard Palissy, qui fut son ami, nous le montre «s'en allant, un simple bâton à la main, tout seul, sans aucune crainte, et s'efforçant, partout où il passait, d'inciter les hommes à avoir des ministres....».
Allant par le pays, dit Crespin, il épiait souvent l'heure où les gens des champs prenaient leur réfection au pied d'un arbre ou à l'ombre d'une haie. Et là, feignant de se reposer auprès d'eux, il prenait occasion, par petits moyens et faciles, de les instruire à craindre Dieu, à le prier avant et après leur réfection, d'autant que c'était lui qui leur donnait toutes choses pour l'amour de son Fils Jésus-Christ. Et sur cela, il demandait aux pauvres paysans s'ils ne voulaient pas bien qu'il priât Dieu pour eux. Les uns y prenaient grand plaisir et en étaient édifiés; les autres étonnés, oyant choses non accoutumées; quelques-uns lui couraient sus, parce qu'il leur montrait qu'ils étaient en voie de damnation, s'ils ne croyaient à l'Évangile. En recevant leurs malédictions et outrages, il avait souvent cette remontrance en la bouche : «Mes amis, vous ne savez maintenant ce que vous faites, mais un jour vous le saurez, et je prie Dieu de vous en faire la grâce».
«Le colporteur devint le pasteur des petites communautés évangéliques fondées à Saintes et dans la presqu’île d'Arvert, et dont faisait partie Palissy, le potier de génie. Il y déploya un zèle admirable et fut, selon l'expression de celui-ci, «un prophète, un ange de Dieu, envoyé pour annoncer sa parole et le jugement de condamnation, et dont la vie était si sainte que les autres hommes étaient diables au regard de lui».
«En rentrant en France, Philibert Hamelin avait fait le sacrifice de sa vie. Arrêté au milieu de ses travaux apostoliques, il fut conduit à Bordeaux, où, après avoir souffert toutes sortes de mauvais traitements, il fut condamné à mort (*). Avant d'aller au supplice, il mangea avec les autres prisonniers, qu'il édifia par sa joie et par ses paroles pleines de foi et d'espérance. En sa qualité d'ancien prêtre, il fut conduit à l'église de Saint-André, où on le dégrada. On le ramena ensuite devant le palais, où devait avoir lieu son supplice. Afin d'empêcher qu'il ne fût entendu de la foule, les trompettes sonnèrent sans cesser; toutefois, on put voir, à sa contenance, qu'il priait. Après l'avoir étranglé, le bourreau jeta son corps sur un bûcher où il fut réduit en cendres.
(*) Le futur martyr était déjà en prison. Un ami arrive et offre au geôlier une forte somme d'argent pour le laisser échapper. Le geôlier est tenté. Il a l'idée de consulter... Hamelin! et Hamelin, justifiant cette prodigieuse confiance, unique probablement dans toutes les chroniques de toutes les prisons, lui conseille de refuser et lui dit «qu'il valait mieux qu'il mourût par la main de l'exécuteur que de le mettre en peine pour lui». Doumergue, Calvin, I, p, 604.
Admirable application du précepte : Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent!
«Au mois de juillet 1551, deux jeunes gens quittaient Genève pour se rendre dans l'Albigeois, d'où ils étaient originaires. L'un, âgé de vingt-deux ans, se nommait Jean Joëry et l'autre était un tout jeune garçon qui lui servait de domestique. Ils portaient un ballot de livres protestants. Arrêtés à Mende, en Languedoc, ils furent traduits devant la justice du lieu et condamnés à être brûlés. Ils en appelèrent au parlement de Toulouse, devant lequel Joëry confessa sa foi avec courage, «rendant bonne raison de tout par l'autorité de l'Écriture». Son jeune compagnon, encore peu instruit, était parfois embarrassé par les arguties des docteurs; mais il les renvoyait alors à son maître, et il répondit à ceux qui voulaient ébranler sa confiance en lui : «Je l'ai toujours connu de si bonne et sainte vie que je me tiens pour assuré qu'il m'a enseigné la vérité contenue en la Parole de Dieu».
«On les conduisit à la place Saint-Georges, où devait périr sur la roue Jean Calas, deux cent onze ans plus tard. Le serviteur fut attaché le premier sur le bûcher, où des moines cherchèrent encore à obtenir de lui une abjuration. Joëry s'empressa de le rejoindre sur les fagots, et, le voyant en larmes, lui dit: «Hé quoi! mon frère, tu pleures ! Ne sais-tu pas que nous allons voir notre bon Maître et que nous serons bientôt hors des misères de ce monde?» Le serviteur lui répondit : «Je pleurais parce que vous n'étiez pas avec moi. — Il n'est pas temps de pleurer, reprit Joëry, mais de chanter au Seigneur!» Et pendant que la flamme commençait à lécher leurs membres, ils entonnèrent un psaume. Joëry, «comme s'il se fût oublié soi-même», se levait contre le poteau tant qu'il pouvait, et se retournait pour lui donner courage. Et ayant aperçu qu'il était passé, il ouvrit la bouche comme pour humer la flamme et la fumée, et baissant le cou, rendit l'esprit» (*).
(*) Matthieu Lelièvre, Messager des Messagers, novembre 1905.
«Étienne de La Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin, l'ami de Farel et de Calvin, «avait, dit Crespin, en singulière recommandation l'avancement de l'Évangile, jusques à faire imprimer à ses dépens livres de la Sainte Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes qu'il faisait, pour instruire les pauvres ignorants». Il fut pendu, puis brûlé, au cimetière Saint-Jean, à Paris, le 13 novembre 1534.
«Macé Moreau, arrêté à Troyes et trouvé porteur d'un ballot d'exemplaires de livres saints, fut, lui aussi, soumis à la question. Pendant les tortures qu'on lui infligeait, il dit au juge qui essayait de lui arracher la dénonciation de ses frères : «Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n'y gagneras guère». Au milieu des souffrances, on l'entendit dire : «Ah! méchante chair, que tu es rebelle ! tu seras toutefois à la fin mâtée !» Il alla au bûcher en chantant des psaumes, et ses chants ne cessèrent que quand l'ardeur des flammes le suffoqua.
«La question fut également impuissante à vaincre la constance d'un autre colporteur biblique, Nicolas Nail, bien qu'au sortir du banc de torture il eût les membres broyés (*). Amené au parvis Notre-Dame, on voulut le contraindre à s'incliner devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer autrement son sentiment, à cause du bâillon qu'il avait dans la bouche, il tourna le dos à l'idole. La populace, émue de rage, voulait le mettre en pièces. Pour la satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du bûcher en saupoudrant de soufre le corps du martyr préalablement enduit de graisse, tellement, dit Crespin, que le feu à grand'peine avait pris au bois, que la paille flamboyante saisit la peau du pauvre corps, et ardait au-dessus, sans que la flamme encore pénétrât en dedans». Le feu ayant brûlé les cordes qui retenaient le bâillon, on entendit s'élever du milieu des flammes la voix du martyr invoquant le nom de Dieu. L'exécution eut lieu sur la place Maubert, en 1553.
(*) On lui mit, dit Crespin, baillon de bois en la bouche, attaché par derrière avec des cordes, et de telle sorte étreint que la bouche de grande violence lui saignait des deux côtés, et la face par grande ouverture de la bouche était hideuse et défigurée. Et combien que la bouche lui fût en cette sorte bouchée, il ne laissait point, par signes et regards continuels au ciel, de donner à connaître l'espérance et la foi qu'il avait.
«L'un des plus vaillants parmi ces colporteurs fut certainement Nicolas Ballon, qui, quoique âgé, fit plusieurs voyages de Genève en France pour y introduire des livres saints. Arrêté à Poitiers, en 1556, il fut condamné à mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit à Paris où il fut oublié assez longtemps en prison. Il y passa son temps à instruire les prisonniers et leur apprenait à prier Dieu. Sur l'ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers fut confirmée, et Ballon dut être ramené dans cette ville pour y subir son supplice. En route, il réussit à fuir et à atteindre Genève. Mais son zèle était si grand qu'il en repartit peu après avec une charge de livres. À ceux qui essayaient de le détourner de cette résolution, qu'ils taxaient de témérité, il répondait simplement que «Dieu l'avait appelé à cette vocation». Il ajoutait qu'il n'ignorait pas les périls au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui aiderait à en venir à bout, et «qu'intérieurement il se sentait appelé à confesser Jésus-Christ devant les iniques». Son pressentiment ne le trompait pas; il fut arrêté à Châlons, ramené à Paris, et brûlé aux Halles. Son jeune serviteur, qui l'aidait dans son oeuvre, fut aussi envoyé au bûcher quelques jours après.
«Souvent on brûlait les Bibles en même temps que ceux qui les avaient distribuées. Étienne Pouillot fut brûlé, en place Maubert, avec une charge de livres sur les épaules. Quelques années plus tard, en 1559, deux bûchers furent allumés en face l'un de l'autre sur cette même place. Sur l'un fut brûlé vif Marin Marie, coupable d'avoir apporté en France une charge de Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l'autre bûcher furent consumés ces livres eux-mêmes. Le même fait se passait fréquemment en Flandre. La sentence de Jacques de Loo portait qu'il sera «brûlé tout vif et consumé en cendres, et par avant seront tous ses livres brûlés en sa présence».
«À Avignon, qui appartenait au pape, on ne traitait pas mieux la Bible qu'à Lille, soumise au roi d'Espagne. Des prélats s'y promenant un jour après dîner, en compagnie de femmes de mœurs peu sévères, après leur avoir acheté, dans une boutique de la rue au Change, des images et portraits que Crespin dit «déshonnêtes», eurent leur attention attirée par l'étalage d'un petit marchand depuis peu établi à Avignon, qui exposait en vente des Bibles en latin et en français. Il fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui exprimèrent leur étonnement : «Qui t'a fait si hardi, lui dirent-ils, de déployer une telle marchandise en cette ville? Ne sais-tu pas que de tels livres sont défendus?» Le libraire, sans perdre contenance, leur répondit : «La sainte Bible n'est-elle pas aussi bonne pour le moins que ces belles images et peintures que vous avez achetées à ces demoiselles?» Il n'eut pas sitôt dit cette parole que l'évêque d'Aix, qui était l'un des prélats ainsi pris à partie, s'écria : «Je renonce à ma part de paradis s'il n'est luthérien». Il ne se trompait pas en estimant que là où se trouvaient réunies la Bible et la sévérité des moeurs, il y avait preuve évidente de protestantisme: «Sur-le-champ, dit Crespin, le pauvre libraire fut empoigné et bien rudement mené en prison. Car, pour faire plaisir aux prélats, une bande de ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient, commencèrent à crier : «Au luthérien! au luthérien! au feu ! au feu !» L'un lui baillait un coup de poing, l'autre lui arrachait la barbe, tellement que le pauvre homme était tout plein de sang devant que d'arriver dans la prison».
«Le lendemain, il fut amené devant les juges, en la présence des évêques, et fut interrogé. Il dit, entre autres choses, à ses juges :
«Vous qui habitez en Avignon, êtes-vous tous seuls de la chrétienté qui ayez en horreur le Testament du Père céleste? Et pourquoi ne voulez-vous pas permettre que l'instrument et les lettres authentiques de l'alliance de Dieu soient partout publiés et entendus? Voulez-vous défendre et cacher ce que Jésus-Christ a baillé puissance à ses saints apôtres de publier en toutes langues, afin qu'en tout langage le saint Évangile fût enseigné à toute créature? Que ne défendez-vous plutôt les livres et les peintures qui sont pleines de paroles déshonnêtes, et même de blasphèmes, pour inciter les hommes aux mauvaises moeurs et à mépriser Dieu?»
«L'indomptable fidélité du libraire, qui se refusa à faire amende honorable devant les prélats, et leur déclara en face qu'ils étaient plutôt sacrificateurs de Bacchus et de Vénus que vrais pasteurs de l'Église de Jésus-Christ», acheva de le perdre, et il fut envoyé ce jour même au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou, l'une par-devant et l'autre par-derrière. «Ce n'étaient pas là, dit Crespin, de fausses enseignes; car vraiment le pauvre libraire avait la Parole de Dieu au coeur et en la bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du supplice, d'exhorter et d’admonester le peuple de lire la sainte Écriture, tellement que plusieurs furent émus à s'enquérir de la vérité».
«C'est ainsi que les colporteurs bibliques du seizième siècle accomplissaient leur grande mission, et savaient parler, agir, souffrir et mourir au service du Livre où ils avaient trouvé pour eux-mêmes le salut et la paix de l'âme» (*).
Par les colporteurs bibliques et les libraires
«Le peuple des Albigeois et des Vaudois qui brava le martyre pour l'amour de la Bible, dit M. Petavel dans La Bible en France, ne devait pas périr entièrement. Le sang qu'ils répandent appelle et prépare la réaction victorieuse du seizième siècle, et ceux d'entre eux qui survivent se réfugient dans les hautes Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse. Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans des cavernes connues d'eux seuls (*). La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu'au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux pour conquérir le monde».
(*) Voici l'Oraison dominicale empruntée au Nouveau Testament vaudois (Manuscrit de Zurich, du quinzième siècle, qui, d'après M. Reuss, «a incontestablement servi aux Vaudois des vallées du Piémont»)
«O tu lo nostre payre loqual sies en li cel lo teo nom sia santifica lo teo regne uegna la tua volonta sia faita enayma ilh es fayta et cel sia fayta en terra donna nos encoy lo nostre pan cottidiem. E nos perdonna li nostre pecca enayma nos perdonen a aquilh que an pecca de nos. E non nos menar en temptacion mas deyliora nos de mal. Amen».
Texte curieux à comparer avec celui de l'Oraison dominicale dans le Nouveau Testament cathare (Voir point 5 chapitre 2).
«Dès le 5 février 1526, écrit M. Matthieu Lelièvre (*), un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors la Bible ne put s'imprimer qu'à l'étranger et ne pénétra en France que comme un article de contrebande. Ceux qui l'y introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. «Par leur entremise, dit un historien catholique, Florimond de Roemond, en peu de temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française». Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l'armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu».
(*) Portraits et Récits huguenots, p. 274.
«À côté des prédicateurs, écrit M. Lenient, s'organisa l'invincible armée du colportage. Missionnaire d'un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin, en traversant Bâle, Strasbourg. Mayence... Du côté de la France, il s'arrête d'abord à Lyon, première étape de la Réforme; de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne, et jusqu'aux portes de Paris. Par la longue vallée où fument encore les cendres de Cabrières et de Mérindol, il s'enfonce au coeur du midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nimes et de Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s'introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout à la fois, vendant et expliquant la Parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les habiles par l'appât des gravures et des livres défendus. Cette propagande clandestine eut un effet immense. Ce fut par elle surtout que la satire protestante s'insinua dans les masses et ruina l'antique respect que l'on portait à l'Église romaine» (*).
(*) La Satire en France, p. 161, 162. Pour nous, le colporteur fut plus puissant par la Bible que par la «satire protestante». Mais cet hommage impartial rendu au colportage biblique méritait d'être relevé.
À peine le Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, le premier Nouveau Testament traduit en français, est-il imprimé (1523), que les porte-balles font leur apparition. Parmi eux, les Vaudois furent au premier rang, mais ils eurent beaucoup d'imitateurs parmi les réfugiés de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel.
Même des grands seigneurs et des hommes de culture se firent colporteurs pour répandre la Bible. «Ils ne pensaient pas déroger, dit M. Matthieu Lelièvre, en chargeant la balle sur leurs épaules. S'il y avait des cordonniers parmi eux, il y avait aussi des gentilshommes. La foi et le zèle égalisaient les conditions sociales». «Étudiants et gentilshommes, dit Calvin, se travestissent en colporteurs, et, sous l'ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent le royaume, vendant et expliquant les Évangiles».
Les colporteurs formaient des associations nommées «les amateurs de la très sainte Évangile». On les trouve en France et hors de France. En 1526, l'évêque de Lausanne faisait rapport au duc de Savoie que «dans le pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux frères et traîtres hérétiques les Évangélistes prétendus» (*).
(*) Les grands jours de l'Église rélormée, par J. Gaberel.
En 1528, l'évêque de Chambéry écrivait au pape : «Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre diocèse en aurait été, entièrement perverti si le duc n'eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces Évangiles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne veulent les céder à aucun prix d'argent» (*1).
(*) Ibid.
S'il y eut des seigneurs pour faire du colportage biblique, il y eut une princesse pour employer des colporteurs: nous avons nommé Marguerite de Navarre. «Ayant fui, dit Merle d'Aubigné, loin des palais et des cités où soufflait l'esprit persécuteur de Rome et du Parlement, elle s'appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s'insinuaient dans les maisons, et, sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient des Nouveaux Testaments imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches. «La seule vue de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les lire» (*).
(*) Histoire de la Réforme au temps de Calvin, t. III, p. 27.
Laissons Crespin, résumé par M. Matthieu Lelièvre, nous parler (*) de ces pionniers de l'oeuvre biblique : «Leurs livres ne formaient souvent qu'une partie de leur pacotille, et, comme le pasteur vaudois dont Guillaume de Félice a mis en vers la touchante histoire, ils commençaient à offrir à leurs clients de belles étoffes et des bijoux d'or, avant de leur présenter la «perle de grand prix». Il faut se souvenir qu'au seizième siècle, comme au moyen âge, le commerce de détail, en dehors des villes, se faisait à peu près exclusivement par le moyen de colporteurs ambulants, qui débitaient toutes sortes de marchandises, y compris les livres. Les autorités ne songeaient donc pas à gêner ces modestes commerçants et durent être assez lentes à découvrir que l'hérésie se dissimulait parfois entre les pièces d'étoffe.
(*) Dans les livres III, IV, V, VII, de l'Histoire des Martyrs.
«Le colportage des Livres saints ne se faisait pas seulement sous forme indirecte. Il y eut des colporteurs bibliques, analogues aux nôtres, pour qui la grande affaire c'était l'évangélisation. Réfugiés à Genève, à Lausanne et à Neuchâtel, pour fuir la persécution qui faisait rage en France, ils étaient troublés en pensant que, de l'autre côté du Jura, les moissons blanchissantes réclamaient des ouvriers. Alors ils partaient, emportant avec eux un ballot de livres, qu'ils dissimulaient de leur mieux, souvent dans une barrique, que les passants supposaient contenir du vin ou du cidre. Ce fut de cette manière que Denis Le Vair, qui avait évangélisé les îles de la Manche, essaya de faire pénétrer en Normandie une charge de livres de l'Écriture. Comme il faisait marché avec un charretier pour le transport de son tonneau, deux officiers de police, flairant une marchandise suspecte, lui demandèrent si ce n'étaient point par hasard des «livres d'hérésie» qu'il transportait ainsi. — Non, répondit Le Vair, ce sont des livres de la Sainte Écriture, contenant toute «vérité». Il ne cacha pas qu'ils lui appartenaient et l'usage qu'il voulait en faire. Traîné de prison en prison, il fut finalement condamné, par le parlement de Rouen, à être brûlé vif, et il souffrit le martyre avec une admirable constance.
«Comme beaucoup des premiers missionnaires de la Réforme française, Philibert Hamelin avait été prêtre. Converti à l'Évangile à Saintes, il fut jeté en prison en 1546, mais il réussit à s'enfuir à Genève. Il y établit une imprimerie, d'où sortirent plusieurs ouvrages religieux. Mais cet imprimeur avait une âme d'apôtre. Il se reprochait d'avoir déserté son devoir en quittant son pays, et, non content d'y envoyer des colporteurs chargés de répandre la Bible et des livres de controverse, il prit lui-même la balle sur son dos et s'en alla de lieu en lieu répandre la bonne semence. Pourchassé par les autorités qui confisquaient ses livres, il rentrait à Genève pour s'y approvisionner et repartait pour la France. Bernard Palissy, qui fut son ami, nous le montre «s'en allant, un simple bâton à la main, tout seul, sans aucune crainte, et s'efforçant, partout où il passait, d'inciter les hommes à avoir des ministres....».
Allant par le pays, dit Crespin, il épiait souvent l'heure où les gens des champs prenaient leur réfection au pied d'un arbre ou à l'ombre d'une haie. Et là, feignant de se reposer auprès d'eux, il prenait occasion, par petits moyens et faciles, de les instruire à craindre Dieu, à le prier avant et après leur réfection, d'autant que c'était lui qui leur donnait toutes choses pour l'amour de son Fils Jésus-Christ. Et sur cela, il demandait aux pauvres paysans s'ils ne voulaient pas bien qu'il priât Dieu pour eux. Les uns y prenaient grand plaisir et en étaient édifiés; les autres étonnés, oyant choses non accoutumées; quelques-uns lui couraient sus, parce qu'il leur montrait qu'ils étaient en voie de damnation, s'ils ne croyaient à l'Évangile. En recevant leurs malédictions et outrages, il avait souvent cette remontrance en la bouche : «Mes amis, vous ne savez maintenant ce que vous faites, mais un jour vous le saurez, et je prie Dieu de vous en faire la grâce».
«Le colporteur devint le pasteur des petites communautés évangéliques fondées à Saintes et dans la presqu’île d'Arvert, et dont faisait partie Palissy, le potier de génie. Il y déploya un zèle admirable et fut, selon l'expression de celui-ci, «un prophète, un ange de Dieu, envoyé pour annoncer sa parole et le jugement de condamnation, et dont la vie était si sainte que les autres hommes étaient diables au regard de lui».
«En rentrant en France, Philibert Hamelin avait fait le sacrifice de sa vie. Arrêté au milieu de ses travaux apostoliques, il fut conduit à Bordeaux, où, après avoir souffert toutes sortes de mauvais traitements, il fut condamné à mort (*). Avant d'aller au supplice, il mangea avec les autres prisonniers, qu'il édifia par sa joie et par ses paroles pleines de foi et d'espérance. En sa qualité d'ancien prêtre, il fut conduit à l'église de Saint-André, où on le dégrada. On le ramena ensuite devant le palais, où devait avoir lieu son supplice. Afin d'empêcher qu'il ne fût entendu de la foule, les trompettes sonnèrent sans cesser; toutefois, on put voir, à sa contenance, qu'il priait. Après l'avoir étranglé, le bourreau jeta son corps sur un bûcher où il fut réduit en cendres.
(*) Le futur martyr était déjà en prison. Un ami arrive et offre au geôlier une forte somme d'argent pour le laisser échapper. Le geôlier est tenté. Il a l'idée de consulter... Hamelin! et Hamelin, justifiant cette prodigieuse confiance, unique probablement dans toutes les chroniques de toutes les prisons, lui conseille de refuser et lui dit «qu'il valait mieux qu'il mourût par la main de l'exécuteur que de le mettre en peine pour lui». Doumergue, Calvin, I, p, 604.
Admirable application du précepte : Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent!
«Au mois de juillet 1551, deux jeunes gens quittaient Genève pour se rendre dans l'Albigeois, d'où ils étaient originaires. L'un, âgé de vingt-deux ans, se nommait Jean Joëry et l'autre était un tout jeune garçon qui lui servait de domestique. Ils portaient un ballot de livres protestants. Arrêtés à Mende, en Languedoc, ils furent traduits devant la justice du lieu et condamnés à être brûlés. Ils en appelèrent au parlement de Toulouse, devant lequel Joëry confessa sa foi avec courage, «rendant bonne raison de tout par l'autorité de l'Écriture». Son jeune compagnon, encore peu instruit, était parfois embarrassé par les arguties des docteurs; mais il les renvoyait alors à son maître, et il répondit à ceux qui voulaient ébranler sa confiance en lui : «Je l'ai toujours connu de si bonne et sainte vie que je me tiens pour assuré qu'il m'a enseigné la vérité contenue en la Parole de Dieu».
«On les conduisit à la place Saint-Georges, où devait périr sur la roue Jean Calas, deux cent onze ans plus tard. Le serviteur fut attaché le premier sur le bûcher, où des moines cherchèrent encore à obtenir de lui une abjuration. Joëry s'empressa de le rejoindre sur les fagots, et, le voyant en larmes, lui dit: «Hé quoi! mon frère, tu pleures ! Ne sais-tu pas que nous allons voir notre bon Maître et que nous serons bientôt hors des misères de ce monde?» Le serviteur lui répondit : «Je pleurais parce que vous n'étiez pas avec moi. — Il n'est pas temps de pleurer, reprit Joëry, mais de chanter au Seigneur!» Et pendant que la flamme commençait à lécher leurs membres, ils entonnèrent un psaume. Joëry, «comme s'il se fût oublié soi-même», se levait contre le poteau tant qu'il pouvait, et se retournait pour lui donner courage. Et ayant aperçu qu'il était passé, il ouvrit la bouche comme pour humer la flamme et la fumée, et baissant le cou, rendit l'esprit» (*).
(*) Matthieu Lelièvre, Messager des Messagers, novembre 1905.
«Étienne de La Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin, l'ami de Farel et de Calvin, «avait, dit Crespin, en singulière recommandation l'avancement de l'Évangile, jusques à faire imprimer à ses dépens livres de la Sainte Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes qu'il faisait, pour instruire les pauvres ignorants». Il fut pendu, puis brûlé, au cimetière Saint-Jean, à Paris, le 13 novembre 1534.
«Macé Moreau, arrêté à Troyes et trouvé porteur d'un ballot d'exemplaires de livres saints, fut, lui aussi, soumis à la question. Pendant les tortures qu'on lui infligeait, il dit au juge qui essayait de lui arracher la dénonciation de ses frères : «Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n'y gagneras guère». Au milieu des souffrances, on l'entendit dire : «Ah! méchante chair, que tu es rebelle ! tu seras toutefois à la fin mâtée !» Il alla au bûcher en chantant des psaumes, et ses chants ne cessèrent que quand l'ardeur des flammes le suffoqua.
«La question fut également impuissante à vaincre la constance d'un autre colporteur biblique, Nicolas Nail, bien qu'au sortir du banc de torture il eût les membres broyés (*). Amené au parvis Notre-Dame, on voulut le contraindre à s'incliner devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer autrement son sentiment, à cause du bâillon qu'il avait dans la bouche, il tourna le dos à l'idole. La populace, émue de rage, voulait le mettre en pièces. Pour la satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du bûcher en saupoudrant de soufre le corps du martyr préalablement enduit de graisse, tellement, dit Crespin, que le feu à grand'peine avait pris au bois, que la paille flamboyante saisit la peau du pauvre corps, et ardait au-dessus, sans que la flamme encore pénétrât en dedans». Le feu ayant brûlé les cordes qui retenaient le bâillon, on entendit s'élever du milieu des flammes la voix du martyr invoquant le nom de Dieu. L'exécution eut lieu sur la place Maubert, en 1553.
(*) On lui mit, dit Crespin, baillon de bois en la bouche, attaché par derrière avec des cordes, et de telle sorte étreint que la bouche de grande violence lui saignait des deux côtés, et la face par grande ouverture de la bouche était hideuse et défigurée. Et combien que la bouche lui fût en cette sorte bouchée, il ne laissait point, par signes et regards continuels au ciel, de donner à connaître l'espérance et la foi qu'il avait.
«L'un des plus vaillants parmi ces colporteurs fut certainement Nicolas Ballon, qui, quoique âgé, fit plusieurs voyages de Genève en France pour y introduire des livres saints. Arrêté à Poitiers, en 1556, il fut condamné à mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit à Paris où il fut oublié assez longtemps en prison. Il y passa son temps à instruire les prisonniers et leur apprenait à prier Dieu. Sur l'ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers fut confirmée, et Ballon dut être ramené dans cette ville pour y subir son supplice. En route, il réussit à fuir et à atteindre Genève. Mais son zèle était si grand qu'il en repartit peu après avec une charge de livres. À ceux qui essayaient de le détourner de cette résolution, qu'ils taxaient de témérité, il répondait simplement que «Dieu l'avait appelé à cette vocation». Il ajoutait qu'il n'ignorait pas les périls au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui aiderait à en venir à bout, et «qu'intérieurement il se sentait appelé à confesser Jésus-Christ devant les iniques». Son pressentiment ne le trompait pas; il fut arrêté à Châlons, ramené à Paris, et brûlé aux Halles. Son jeune serviteur, qui l'aidait dans son oeuvre, fut aussi envoyé au bûcher quelques jours après.
«Souvent on brûlait les Bibles en même temps que ceux qui les avaient distribuées. Étienne Pouillot fut brûlé, en place Maubert, avec une charge de livres sur les épaules. Quelques années plus tard, en 1559, deux bûchers furent allumés en face l'un de l'autre sur cette même place. Sur l'un fut brûlé vif Marin Marie, coupable d'avoir apporté en France une charge de Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l'autre bûcher furent consumés ces livres eux-mêmes. Le même fait se passait fréquemment en Flandre. La sentence de Jacques de Loo portait qu'il sera «brûlé tout vif et consumé en cendres, et par avant seront tous ses livres brûlés en sa présence».
«À Avignon, qui appartenait au pape, on ne traitait pas mieux la Bible qu'à Lille, soumise au roi d'Espagne. Des prélats s'y promenant un jour après dîner, en compagnie de femmes de mœurs peu sévères, après leur avoir acheté, dans une boutique de la rue au Change, des images et portraits que Crespin dit «déshonnêtes», eurent leur attention attirée par l'étalage d'un petit marchand depuis peu établi à Avignon, qui exposait en vente des Bibles en latin et en français. Il fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui exprimèrent leur étonnement : «Qui t'a fait si hardi, lui dirent-ils, de déployer une telle marchandise en cette ville? Ne sais-tu pas que de tels livres sont défendus?» Le libraire, sans perdre contenance, leur répondit : «La sainte Bible n'est-elle pas aussi bonne pour le moins que ces belles images et peintures que vous avez achetées à ces demoiselles?» Il n'eut pas sitôt dit cette parole que l'évêque d'Aix, qui était l'un des prélats ainsi pris à partie, s'écria : «Je renonce à ma part de paradis s'il n'est luthérien». Il ne se trompait pas en estimant que là où se trouvaient réunies la Bible et la sévérité des moeurs, il y avait preuve évidente de protestantisme: «Sur-le-champ, dit Crespin, le pauvre libraire fut empoigné et bien rudement mené en prison. Car, pour faire plaisir aux prélats, une bande de ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient, commencèrent à crier : «Au luthérien! au luthérien! au feu ! au feu !» L'un lui baillait un coup de poing, l'autre lui arrachait la barbe, tellement que le pauvre homme était tout plein de sang devant que d'arriver dans la prison».
«Le lendemain, il fut amené devant les juges, en la présence des évêques, et fut interrogé. Il dit, entre autres choses, à ses juges :
«Vous qui habitez en Avignon, êtes-vous tous seuls de la chrétienté qui ayez en horreur le Testament du Père céleste? Et pourquoi ne voulez-vous pas permettre que l'instrument et les lettres authentiques de l'alliance de Dieu soient partout publiés et entendus? Voulez-vous défendre et cacher ce que Jésus-Christ a baillé puissance à ses saints apôtres de publier en toutes langues, afin qu'en tout langage le saint Évangile fût enseigné à toute créature? Que ne défendez-vous plutôt les livres et les peintures qui sont pleines de paroles déshonnêtes, et même de blasphèmes, pour inciter les hommes aux mauvaises moeurs et à mépriser Dieu?»
«L'indomptable fidélité du libraire, qui se refusa à faire amende honorable devant les prélats, et leur déclara en face qu'ils étaient plutôt sacrificateurs de Bacchus et de Vénus que vrais pasteurs de l'Église de Jésus-Christ», acheva de le perdre, et il fut envoyé ce jour même au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou, l'une par-devant et l'autre par-derrière. «Ce n'étaient pas là, dit Crespin, de fausses enseignes; car vraiment le pauvre libraire avait la Parole de Dieu au coeur et en la bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du supplice, d'exhorter et d’admonester le peuple de lire la sainte Écriture, tellement que plusieurs furent émus à s'enquérir de la vérité».
«C'est ainsi que les colporteurs bibliques du seizième siècle accomplissaient leur grande mission, et savaient parler, agir, souffrir et mourir au service du Livre où ils avaient trouvé pour eux-mêmes le salut et la paix de l'âme» (*).