Préface de Michael Berenbaum
Persécution et résistance des témoins de Jéhovah pendant le régime nazi 1933 - 1945
Nous devons être reconnaissants pour ce livre, profondément reconnaissants. De texte en texte, nous en apprenons davantage sur le sort des Témoins de Jéhovah dans les camps de concentration nazis. Certains sont très élaborés. D’autres relatent simplement de courts récits personnels, récits qui éclairent l’ensemble. Une partie de l’ouvrage aborde la situation des Témoins de Jéhovah en Allemagne. Sur celle-ci, je ne me prononcerai pas. Permettez-moi plutôt, dans cette brève préface, de définir la place des Témoins de Jéhovah parmi toutes les victimes du nazisme, et d’indiquer notamment ce que leur expérience avait de spécifique.
John CONWAY fut le premier à reconnaître que les nazis persécutaient certains pour ce qu’ils faisaient, d’autres pour ce qu’ils refusaient de faire, d’autres encore pour ce qu’ils étaient, d’autres enfin parce qu’ils existaient.
Pour illustrer : des dirigeants politiques, des sociaux-démocrates, des syndicalistes et des membres dissidents du clergé étaient persécutés pour ce qu’ils faisaient. Ils n’auraient peut-être jamais connu la prison, ils n’auraient peut-être jamais été arrêtés, harcelés ou persécutés par les nazis s’ils ne s’étaient pas engagés dans certaines activités. Les Rom-Tsiganes étaient persécutés pour ce qu’ils étaient ; leur appartenance à un groupe était une raison suffisante pour que les nazis les arrêtent, les maltraitent, et éventuellement les anéantissent. Même constat pour les Allemands attardés, infirmes ou malades mentaux qui furent assassinés parce qu’ils démentaient le mythe de la suprématie aryenne. Leurs vies étaient considérées comme « indignes d’être vécues ». Des calculs d’ordre économique et des arguments scientifiques influençaient et justifiaient finalement leur destruction. Ce qu’on appelait un ’programme d’euthanasie’ était soutenu avec enthousiasme par de nombreux hommes de science tant en Allemagne que dans d’autres pays.
Les Juifs ne devenaient des victimes, ni pour leurs actions, ni pour ce qu’ils étaient. Ils étaient la cible de l’extermination à cause de ce qu’étaient leurs grands-parents. C’est pourquoi même ceux qui, une génération auparavant, avaient abjuré le judaïsme, des enfants chrétiens de parents chrétiens, parmi eux des pasteurs, des prêtres et des religieuses, étaient marqués, discriminés, isolés et assassinés parce que dans leurs veines coulait un ’sang juif’ hérité de leurs grands-parents juifs.
Parmi tous les groupes visés par les nazis, seuls les Témoins de Jéhovah furent persécutés pour ce qu’ils refusaient de faire. Ils ne voulaient, ni servir dans l’armée, ni participer à des exercices de protection civile, ni renoncer à leurs réunions et à leur prosélytisme. Ils refusaient de dire « Heil Hitler ». Leur dissidence était irritante, disciplinée et systématique. Ils pouvaient même être libérés des camps de concentration s’ils acceptaient de signer le document suivant :
1 Je reconnais que l’Association internationale des Témoins de Jéhovah professe une doctrine erronée et poursuit, sous le couvert d’activités religieuses, des buts subversifs.
2 Je me suis par conséquent détourné totalement de cette organisation, et je me suis aussi libéré intérieurement de cette secte.
3 J’affirme par la présente ne plus jamais participer aux activités de l’Association internationale des Témoins de Jéhovah. Je dénoncerai sur-le-champ toute personne voulant me gagner à la doctrine erronée des Témoins de Jéhovah ou témoignant d’une façon ou d’une autre de son appartenance à cette secte. Je remettrai immédiatement au poste de la police le plus proche toute publication me parvenant de cette organisation.
4 Je veux observer dorénavant les lois de l’État, défendre ma patrie en cas de guerre, les armes à la main, et m’intégrer entièrement dans la communauté nationale.
5 Il m’a été spécifié que si j’agis contrairement aux termes de la présente déclaration, je serai replacé en détention administrative.
On est stupéfait de voir combien sont rares les signatures obtenues.
Dans le vocabulaire des survivants et des spécialistes de l’Holocauste ainsi que des Juifs ordinaires, on désigne souvent la persécution des Juifs comme un ’martyre’. En réalité, les Juifs n’étaient pas des martyrs de l’Holocauste, du moins pas dans le sens littéral du terme. En effet, dans la tradition juive, le martyre résulte d’un choix. Or les Juifs n’avaient pas le choix. Lawrence LANGER parle du « choix sans alternative » des Juifs, qui devenaient des victimes dès lors qu’ils ne s’enfuyaient pas hors du territoire contrôlé par l’Allemagne ou qu’ils ne se cachaient pas là où ni les Allemands, ni leurs nombreux alliés, collaborateurs et informateurs ne pourraient les trouver. Se convertir, abjurer leur foi ou renoncer à leur identité n’apportait pas le salut.
Les Juifs n’avaient pas le choix. Les Témoins de Jéhovah, si. Voilà pourquoi ils sont des martyrs dans le sens littéral du mot - des personnes prêtes à souffrir et même à donner leur vie pour la croyance qu’elles ont choisie. Leur choix clair et convaincant nous permet de mieux comprendre l’absence d’alternative des Juifs.
A partir de 1933, les Témoins de Jéhovah ont été mis à l’écart de la société et soumis à un véritable harcèlement idéologique. Lorsqu’ils refusèrent de céder, on passa des suspicions et des tracasseries à une persécution acharnée. Dans cette guerre entre le bien et le mal, ils n’étaient que vingt mille soldats de Jéhovah parmi les soixante-cinq millions d’Allemands à s’engager dans une bataille spirituelle contre les nazis. Ils enseignaient que Jéhovah remporterait la victoire sur Satan. Pour les nazis, ces ’faux dieux’ étaient intolérables. Les mauvais traitements commencèrent en 1933, pour ne prendre fin qu’en 1945. Après 1937, les Témoins furent déportés dans les camps. Ceux qui ne furent pas internés durent renoncer à leurs enfants, à leurs emplois, à leurs retraites et à tous leurs droits civiques.
Pendant tout le temps que dura leur lutte, les Témoins continuèrent à se réunir, à prêcher et à distribuer leurs publications. Les quelque cinq mille Témoins de Jéhovah internés dans les camps de concentration furent les seuls « prisonniers volontaires », considérés ainsi parce qu’ils pouvaient recouvrer la liberté dès qu’ils se détournaient de leurs croyances. Il y en eut qui y laissèrent leur vie, mais rares furent ceux qui renoncèrent à leur foi.
Ils réussirent à préserver leur spiritualité, inhabituelle parmi les prisonniers, parce qu’ils savaient pourquoi ils souffraient. Viktor FRANKL a écrit que « presque tout est supportable pour quiconque en connaît la raison. » De nombreuses contributions dans ce livre nous donnent la preuve empirique de cette observation personnelle de Frankl. Selon les chercheurs, la proportion des survivants parmi les Témoins de Jéhovah était plus élevée que celle des détenus politiques ou homosexuels. Leur objectif toujours présent à l’esprit, ils avaient un sens de la communauté plus développé. Parce qu’ils rejetaient « ce monde », ils ne partageaient pas le sentiment de défaite des prisonniers politiques, ni celui de dégradation des homosexuels incarcérés dans les camps.
Certainement, leur proportion de survie était plus élevée que celle des Juifs, dont la plupart furent gazés à leur arrivée, et qui, après 1942, étaient tous condamnés à mourir dès qu’ils pénétraient dans l’enceinte des camps. On peut trouver d’autres raisons à la survie des Témoins de Jéhovah. Leurs propres croyances excluaient toute résistance armée. Pacifistes convaincus, on pouvait même leur demander de servir de barbiers aux SS et de travailler dans leurs foyers à l’extérieur des camps. Les SS ne craignaient pas qu’ils s’évadent. Un tel comportement m’inspire un grand respect pour l’intégrité religieuse des Témoins, même si je ne puis approuver un tel pacifisme dans de telles circonstances. Mon sens moral m’imposerait une autre conduite. Ma religion m’engagerait à des actions plus militantes contre un si grand mal. Ma foi est « de ce monde ». Grâce aux détails de ce livre avec ses nombreux essais concernant des camps spécifiques et des prisonniers particuliers, le lecteur aura suffisamment la possibilité d’éprouver la justesse de l’observation de Frankl.
Après avoir négligé de le faire pendant tant d’années, les Témoins de Jéhovah ont finalement commencé à documenter leur propre histoire. Alors qu’aux yeux de certains, cela représente un défi lancé à l’intégrité de l’histoire écrite, les Témoins de Jéhovah méritent d’être félicités pour avoir accepté d’affronter un passé douloureux et de présenter au grand jour les documents dont ils disposent. Initialement les Juifs également n’ont consigné les détails de leur histoire qu’au sein de leur communauté, dans leurs seules publications. Et il a fallu des années avant que quelques éditeurs plus conventionnels ne s’intéressent à l’Holocauste. J’ai collaboré avec les producteurs du film des Témoins de Jéhovah et les interviewers. J’ai assisté à des réunions publiques, j’ai écrit des préfaces pour des livres et participé à des réunions de discussion. Jamais aucune pression n’a été exercée pour restreindre ma liberté d’investigation ou d’expression. Je pense que cela est également vrai pour tous mes collègues non Témoins de Jéhovah. Ainsi, la publication de ce livre sous les auspices de ce groupe de victimes ne devrait en aucun cas en amoindrir la véracité ou l’importance. Nous avons besoin de plus d’ouvrages concernant chaque groupe de victimes si nous voulons que l’étendue de la persécution nazie se révèle pleinement à nous.
Mon intérêt pour les Témoins de Jéhovah a été éveillé par ma distinguée collègue Sybil MILTON, qui est décédée la semaine dernière [le 16 octobre 2000]. Elle et son mari Henry FRIEDLANDER ont contribué à ce volume. Sa vie fut une bénédiction ; il en est de même pour sa mémoire.
Michael Berenbaum
Ida E. King Distinguished Visiting Scholar of the Holocaust
Richard Stockton College
Octobre 2000