Une nuit au mur des Lamentations à Jérusalem
Mikael Corre - publié le 24/07/2012
Au mur des Lamentations, à Jérusalem, des dizaines de juifs ultra-orthodoxes se retrouvent la nuit pour prier et étudier la Torah. Juifs radicaux le jour, marqués par un rejet de la modernité, ils présentent, la nuit, un tout autre visage. Récit.
© Anthony Drugeon / flickr
Un enfant passe portant un linge blanc, suivi d'un bruyant cortège. Un vieil homme enveloppé dans un châle de prière pose une main sur son épaule. C'est le jour de sa Bar Mitzvah. Le vieillard ouvre une armoire adossée au mur des Lamentations et l'enfant y dépose avec soin les rouleaux de la Torah. Tous chantent, un homme jette des bonbons en l'air que des enfants attrapent, avant de se les lancer les uns sur les autres, tout en essayant de maintenir leur kippa sur la tête (pour les plus turbulents, les parents ont prévu des barrettes). Un homme, jean délavé et kippa noire, lit des versets de la Torah à mi-voix, assis sur une chaise. Autour de lui des cohortes de touristes marchent, téléphonent, prennent des photos. Un capharnaüm ponctué de quelques appels à la prière provenant d'un minaret voisin.
La nuit est tombée. La lumière est maintenant artificielle : aux quelques spots blafards éclairant le mur répondent les néons verts placés sur le minaret qui le surplombe. Les Bar Mitzvah sont terminées. Les touristes ont rejoint leur hôtel. Le mur des Lamentations s'apprêterait-il à passer la nuit seul ? Bientôt des bus arrivent, déversant une foule moins colorée que le jour. Chapeaux et redingotes noires sont désormais de rigueur, longues comme les barbes encadrées de peyot - ces mèches de cheveux qui poussent entortillées depuis les tempes. L'un de ces juifs en noir s'approche, discute un peu. La barbe hirsute, il explique dans un mauvais anglais venir prier et étudier plusieurs heures chaque soir. Et mendier. Il se précipite vers un touriste retardataire, pantalon blanc et énorme appareil photo sur la poitrine, "vous n'auriez pas une pièce ?" Ces juifs haredim ("craignant-Dieu"), que l'on appelle ultra-orthodoxes, représentent près de 20 % de la population de Jérusalem. Ils ne font pas leur service militaire et n'ont pas d'activité professionnelle hors de l'étude et de la prière. Ils reçoivent, pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille souvent nombreuse, une aide de l'Etat.
Un homme un peu bouffi, alliant kippa et capuche, dort profondément, dans la partie du mur sortie de terre, lors de fouilles archéologiques récentes. Le jour, dans les couloirs étroits et éclairés de lumières oranges, s'y croisent juifs religieux, ouvriers coiffés d'un casque jaune, et groupes emmenés par leur guide, qui s'attardent sur une maquette représentant le Temple au temps d'Hérode. Un Temple que l'on croirait reconstruit – du moins symboliquement - au milieu de ce va et vient, en maquette, en fouilles archéologiques, et surtout en prières.
Cette nuit, les juifs en noir sont alignés face au mur, certains l'embrassent. Un militaire est là, avec son fusil. En treillis et rangers. Le képi coincé sous l'épaulette, troqué contre une kippa. La seule touche de vert parmi la foule de prieurs noirs est kaki. Il prie de manière très intense, ouvre la bouche, le plus grand possible, puis la referme, le visage déformé par un cri sans bruit. Sur une armoire contenant les rouleaux de la Torah, de très belles tapisseries dans des tons rouges semblent représenter un temple. Quelques bruits de pages tournées. Il est plus de minuit, c'est l'heure de l'étude pour ces prieurs perpétuels.
Dans une petite salle, face au mur, des livres sont empilés sur les tables. D'autres, ouverts, font l'objet d'une discussion animée entre un jeune homme et son aîné, barbe blanche et kippa en laine. Un autre livre, debout sur la tranche, soutient le menton d'un lecteur visiblement fatigué. Près du mur, des prieurs se balancent, parfois frénétiquement. Pieds fixes au sol, leur buste se penche en arrière puis s'élance vers l'avant, dans un mouvement de balancier. D'autres, assis, se balancent plus calmement avec un pupitre sur lequel est ouverte une Torah. De leurs bouches échappent quelques mots en hébreu, parfois repris en choeur autour d'eux, comme un mantra improvisé.
Certains prieurs nocturnes dorment, d'autres observent, pratiquants plus ou moins inspirés d'un rituel sans liturgie apparente, qui irrigue les vieilles pierres blanches d'une ferveur particulière. De celle que l'on rencontre au coeur du « chant en langues » charismatique ou dans le silence qui précède les matines bénédictines. Ces juifs à la vie radicale, vouée à l'étude et la prière, permettent – à cette heure - de comprendre un peu de ce judaïsme dont parlait Emmanuel Lévinas : « Humanisme extrême d'un Dieu qui demande beaucoup à l'homme. D'après bien des avis, Il lui en demande trop ! C'est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du juif intégral, dans le fameux joug de la Loi – ressenti par les âmes pieuses comme joie – que réside l'aspect le plus caractéristique de l'existence juive. Il l'a préservée à travers les siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus naturel comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut. »
Les prieurs commencent à s'en aller. "Je viens souvent après le travail, plusieurs fois par semaine. J'en ai besoin" dit un homme à la barbe taillée (qui comprend l'anglais). Il regarde le mur, au-delà duquel on aperçoit le Dôme du rocher et l'esplanade des Mosquées, dont l'accès est réglementé pour les non-musulmans, sinon interdit. Est-il en colère de ne pas pouvoir passer de l'autre coté du mur, lieu originel du Temple ? "Le Messie viendra reconstruire le Temple, lorsque le temps sera venu", dit-il, calme et souriant. Il pourra alors aller où bon lui semble. L'heure est messianique. On retrouve la même espérance chez de jeunes adolescents, nageant dans leurs redingotes.
Lorsque le Messie viendra, détruira-t-il la Mosquée al-Aqsa, construite à la place du Temple ? La question les étonne. "La Mosquée n'existera plus", répond très vite le plus âgé d'entre eux. Les autres sont moins affirmés. L'idée que la Mosquée puisse devenir - dans les temps à venir qu'ils espèrent - un lieu de prière inter-religieux se frayera peut-être un chemin par-delà les murs ; celui des Lamentations mais aussi celui de séparation, que l'on aperçoit du haut des remparts de Jérusalem et qui isole la ville trois fois sainte des territoires palestiniens de Cisjordanie.
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© Anthony Drugeon / flickr
Un enfant passe portant un linge blanc, suivi d'un bruyant cortège. Un vieil homme enveloppé dans un châle de prière pose une main sur son épaule. C'est le jour de sa Bar Mitzvah. Le vieillard ouvre une armoire adossée au mur des Lamentations et l'enfant y dépose avec soin les rouleaux de la Torah. Tous chantent, un homme jette des bonbons en l'air que des enfants attrapent, avant de se les lancer les uns sur les autres, tout en essayant de maintenir leur kippa sur la tête (pour les plus turbulents, les parents ont prévu des barrettes). Un homme, jean délavé et kippa noire, lit des versets de la Torah à mi-voix, assis sur une chaise. Autour de lui des cohortes de touristes marchent, téléphonent, prennent des photos. Un capharnaüm ponctué de quelques appels à la prière provenant d'un minaret voisin.
La nuit est tombée. La lumière est maintenant artificielle : aux quelques spots blafards éclairant le mur répondent les néons verts placés sur le minaret qui le surplombe. Les Bar Mitzvah sont terminées. Les touristes ont rejoint leur hôtel. Le mur des Lamentations s'apprêterait-il à passer la nuit seul ? Bientôt des bus arrivent, déversant une foule moins colorée que le jour. Chapeaux et redingotes noires sont désormais de rigueur, longues comme les barbes encadrées de peyot - ces mèches de cheveux qui poussent entortillées depuis les tempes. L'un de ces juifs en noir s'approche, discute un peu. La barbe hirsute, il explique dans un mauvais anglais venir prier et étudier plusieurs heures chaque soir. Et mendier. Il se précipite vers un touriste retardataire, pantalon blanc et énorme appareil photo sur la poitrine, "vous n'auriez pas une pièce ?" Ces juifs haredim ("craignant-Dieu"), que l'on appelle ultra-orthodoxes, représentent près de 20 % de la population de Jérusalem. Ils ne font pas leur service militaire et n'ont pas d'activité professionnelle hors de l'étude et de la prière. Ils reçoivent, pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille souvent nombreuse, une aide de l'Etat.
Un homme un peu bouffi, alliant kippa et capuche, dort profondément, dans la partie du mur sortie de terre, lors de fouilles archéologiques récentes. Le jour, dans les couloirs étroits et éclairés de lumières oranges, s'y croisent juifs religieux, ouvriers coiffés d'un casque jaune, et groupes emmenés par leur guide, qui s'attardent sur une maquette représentant le Temple au temps d'Hérode. Un Temple que l'on croirait reconstruit – du moins symboliquement - au milieu de ce va et vient, en maquette, en fouilles archéologiques, et surtout en prières.
Cette nuit, les juifs en noir sont alignés face au mur, certains l'embrassent. Un militaire est là, avec son fusil. En treillis et rangers. Le képi coincé sous l'épaulette, troqué contre une kippa. La seule touche de vert parmi la foule de prieurs noirs est kaki. Il prie de manière très intense, ouvre la bouche, le plus grand possible, puis la referme, le visage déformé par un cri sans bruit. Sur une armoire contenant les rouleaux de la Torah, de très belles tapisseries dans des tons rouges semblent représenter un temple. Quelques bruits de pages tournées. Il est plus de minuit, c'est l'heure de l'étude pour ces prieurs perpétuels.
Dans une petite salle, face au mur, des livres sont empilés sur les tables. D'autres, ouverts, font l'objet d'une discussion animée entre un jeune homme et son aîné, barbe blanche et kippa en laine. Un autre livre, debout sur la tranche, soutient le menton d'un lecteur visiblement fatigué. Près du mur, des prieurs se balancent, parfois frénétiquement. Pieds fixes au sol, leur buste se penche en arrière puis s'élance vers l'avant, dans un mouvement de balancier. D'autres, assis, se balancent plus calmement avec un pupitre sur lequel est ouverte une Torah. De leurs bouches échappent quelques mots en hébreu, parfois repris en choeur autour d'eux, comme un mantra improvisé.
Certains prieurs nocturnes dorment, d'autres observent, pratiquants plus ou moins inspirés d'un rituel sans liturgie apparente, qui irrigue les vieilles pierres blanches d'une ferveur particulière. De celle que l'on rencontre au coeur du « chant en langues » charismatique ou dans le silence qui précède les matines bénédictines. Ces juifs à la vie radicale, vouée à l'étude et la prière, permettent – à cette heure - de comprendre un peu de ce judaïsme dont parlait Emmanuel Lévinas : « Humanisme extrême d'un Dieu qui demande beaucoup à l'homme. D'après bien des avis, Il lui en demande trop ! C'est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du juif intégral, dans le fameux joug de la Loi – ressenti par les âmes pieuses comme joie – que réside l'aspect le plus caractéristique de l'existence juive. Il l'a préservée à travers les siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus naturel comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut. »
Les prieurs commencent à s'en aller. "Je viens souvent après le travail, plusieurs fois par semaine. J'en ai besoin" dit un homme à la barbe taillée (qui comprend l'anglais). Il regarde le mur, au-delà duquel on aperçoit le Dôme du rocher et l'esplanade des Mosquées, dont l'accès est réglementé pour les non-musulmans, sinon interdit. Est-il en colère de ne pas pouvoir passer de l'autre coté du mur, lieu originel du Temple ? "Le Messie viendra reconstruire le Temple, lorsque le temps sera venu", dit-il, calme et souriant. Il pourra alors aller où bon lui semble. L'heure est messianique. On retrouve la même espérance chez de jeunes adolescents, nageant dans leurs redingotes.
Lorsque le Messie viendra, détruira-t-il la Mosquée al-Aqsa, construite à la place du Temple ? La question les étonne. "La Mosquée n'existera plus", répond très vite le plus âgé d'entre eux. Les autres sont moins affirmés. L'idée que la Mosquée puisse devenir - dans les temps à venir qu'ils espèrent - un lieu de prière inter-religieux se frayera peut-être un chemin par-delà les murs ; celui des Lamentations mais aussi celui de séparation, que l'on aperçoit du haut des remparts de Jérusalem et qui isole la ville trois fois sainte des territoires palestiniens de Cisjordanie.
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