Droit administratif
Aumôniers témoins de Jéhovah : la laïcité menacée
Laïcité - Aumônier - Agrément
En plein débat sur le respect de la laïcité en France, la demande des témoins de Jéhovah de disposer d’aumôniers agréés par l’administration pénitentiaire nourrit la polémique, dans laquelle plusieurs avis officiels sont intervenus en leur faveur.
Étant donné que la dernière étape de leur reconnaissance par les pouvoirs publics réside dans cette démarche officielle, le ministère de la Justice se montre très réticent, sous la pression permanente de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Cependant, comment appliquer au mieux la laïcité dans ce conflit juridique, qui oppose depuis des années un culte minoritaire à la Chancellerie ?
La jurisprudence se construit
En fait, 14 jugements ont déjà été rendus dans ces dossiers par 5 tribunaux administratifs, tous en faveur de leurs ministres du culte ou de détenus réclamant leur assistance spirituelle (1). Les cours administratives d’appel commencent à conforter cette jurisprudence (2).
Pourtant, tous les moyens ont été mobilisés pour empêcher les témoins de Jéhovah d’intervenir en prison, sans succès :
Pour commencer, lorsqu’un fidèle a demandé l’agrément en tant qu’aumônier des prisons, le directeur régional des services pénitentiaires de Paris n’a même pas répondu et a refusé plus tard de justifier sa position : d’où l’annulation par le Tribunal administratif de Paris (3) de la décision implicite « entachée d’illégalité ».
Ensuite, l’Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France a écrit au Garde des Sceaux pour obtenir une reconnaissance officielle sans obtenir de réponse. Devant le Tribunal administratif de Paris (4), le ministre a avancé que les témoins de Jéhovah ne figurent pas sur « la liste limitative des cultes reconnus et officiellement autorisés telle qu’arrêtée par la circulaire ministérielle du 18 décembre 1997 relative à la nomination des aumôniers indemnisés des établissements pénitentiaires ». Le juge a rejeté cet argument erroné au regard du droit.
Même les simples visites au parloir ont parfois été interdites, sous prétexte qu’elles n’étaient pas de nature à favoriser l’insertion sociale du détenu, en se référant à la qualification de mouvement sectaire par un rapport de la Miviludes. Le Tribunal administratif de Limoges (5) a estimé la justification insuffisante.
Plus récemment, le faible nombre de personnes incarcérées qui pourraient réclamer un aumônier habilité par les témoins de Jéhovah a été invoqué pour justifier de nouveaux refus. Le Tribunal administratif de Paris (6) ainsi que celui de Lille (7) ont rejeté cette condition d’agrément non prévue par la législation.
Approuvant l’annulation en première instance de plusieurs refus d’accorder le statut d’aumônier aux témoins de Jéhovah, la Cour administrative d’appel de Paris a ordonné un nouvel examen de ces demandes dans un délai de deux mois, sous peine de payer 100 euros de pénalités par jour de retard (
. Toujours le 30 mai 2011, un quatrième arrêt a validé l’indemnisation d’un détenu à hauteur de 3 000 euros, pour impossibilité d’exercer son culte. Devenu plus tard témoin de Jéhovah, il avait réclamé d’être assisté spirituellement par un aumônier de son culte, droit auquel s’est opposée la direction de la prison de Muret (9).
Injonction nécessaire pour clore le débat
Hélas, à chaque fois, le juge administratif se contente d’annuler la décision illégale et de demander le réexamen de la demande. Comme le regrette Jean-Marie Woehrling, président de tribunal administratif, dans la revue Société, Droit & Religion (CNRS) :
« L’administration pourra donc traîner les pieds, refuser une nouvelle fois l’agrément sollicité et retarder de quelques années l’octroi de ce qui aujourd’hui déjà apparaît comme un droit. » (10)
Selon lui, le juge administratif pourrait utiliser son pouvoir d’injonction prévu par la loi du 8 février 1995, en interrogeant l’administration sur les éventuels arguments supplémentaires et en enjoignant la délivrance de l’acte demandé si ces derniers ne sont pas valables.
Avis de la HALDE
En 2010, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (HALDE) a conclu, elle aussi, que les refus d’autoriser un ministre du culte témoin de Jéhovah à apporter une assistance spirituelle à un détenu et d’agréer celui-là en qualité d’aumônier sont constitutifs d’une discrimination fondée sur les convictions religieuses (11).
Son Collège a donc recommandé au Garde des Sceaux « de rendre possible les pratiques cultuelles en milieu carcéral sur des critères objectifs et de les mettre en œuvre de façon effective au sein des établissements pénitentiaires, sans autre limite que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l’établissement ».
Avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté
Dans son avis du 24 mars 2011 publié dans le Journal officiel (12), le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dénonce clairement les difficultés rencontrées par les ministres du culte nommés par les témoins de Jéhovah. S’il ne nomme aucune religion dans son rapport, le choix de la jurisprudence et la description précise de la situation permettent de comprendre aisément de qui il s’agit :
« D’une part, si elle n’a évidemment pas à déterminer elle-même quel groupement ou confession prétendue a ou non le caractère d’un culte, elle doit se plier à la reconnaissance par le juge du caractère cultuel de personnes morales dès lors qu’elles ont été qualifiées comme tel. A titre d’illustration, il en va ainsi de l’une d’elles dont le juge a qualifié non seulement d’exercice public d’un culte certaines activités auxquelles elle se livrait (cour administrative d’appel de Lyon, 18 janvier 1990), mais a reconnu à certains de ses regroupements le caractère d’association cultuelle (Conseil d’Etat, section, 23 juin 2000, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, n° 215 109), au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905, comme l’ont fait aussi des organismes administratifs (par exemple la Commission consultative des cultes, séance du 26 octobre 2001). Ces décisions l’emportent évidemment sur l’orientation « sectaire » que l’on a attribuée, antérieurement, à des manifestations de ce même culte. »
Pour lui, puisque les témoins de Jéhovah disposent du statut d’association cultuelle, conformément à une jurisprudence bien établie, ils peuvent prétendre à l’agrément de leurs ministres du culte en tant qu’aumôniers. En particulier, leur association nationale qui gère leurs activités cultuelles en France, l’Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France, bénéficie officiellement de la grande capacité juridique depuis 2002 (13). Or, cette reconnaissance nécessite l’exercice exclusif d’un culte et surtout l’absence d’un quelconque trouble à l’ordre public, tant de l’objet statutaire que des pratiques effectives de l’une des associations affiliées à ce culte. Il n’y a donc aucun problème qui empêche l’intervention de leurs aumôniers dans les prisons.
Le statut intermédiaire de visiteur cultuel : une solution ?
Pourtant, l’administration pénitentiaire et le ministère de la Justice cherchent encore des moyens pour empêcher ces droits prévus par la législation française. Déjà en 2008, conscient que dans notre état de droit les autorités publiques devront se soumettre tôt ou tard à l’unanimité des juridictions administratives, le directeur de l’administration pénitentiaire signalait à Georges Fenech que « pour se conformer à cette jurisprudence administrative, tout en se réservant des risques de prosélytisme, il est envisagé de créer un statut intermédiaire de « visiteur cultuel » sans tous les droits d’accès réservés aux aumôniers agréés. » (14) Encore aujourd’hui, le président de la Miviludes propose l’éventualité de créer des « parloirs cultuels », afin de satisfaire la liberté de croyance des prisonniers tout en limitant l’accès des ministres du culte en milieu carcéral (15).
Il est évident que cela ne fait que contourner le problème de fond, condamné à chaque fois par la Justice française : on refuse à cette minorité religieuse les mêmes droits que les religions majoritaires, sans apporter de motivations pertinentes. C’est pourquoi l’avis relatif à l’exercice du culte dans les lieux de privation de liberté (12) a exclu cette possibilité au nom du principe de laïcité qui s’impose aux établissements pénitentiaires :
« D’autre part, l’administration ne peut davantage, au motif qu’une religion est minoritaire, donner un statut minoré aux aumôniers. Dès lors qu’une religion est regardée comme telle par le droit applicable, ses aumôniers doivent pouvoir disposer, comme tous les autres aumôniers, de prérogatives identiques et ne sauraient être cantonnés, par exemple dans les établissements pénitentiaires, à un statut de visiteur, qui conduit à une « religion du parloir » [...] Telle est la seule interprétation possible des textes, [...] sauf à imaginer précisément que, dès lors que le caractère de culte est reconnu à des activités de cette personne morale, l’administration, abandonnant le principe de laïcité qui devrait trouver ici son plein exercice, s’érige en autorité responsable de l’appréciation de savoir quels cultes peuvent être admis et avec quelles prérogatives dans les lieux de privation de liberté. »
La laïcité menacée ?
Car, en réalité, c’est bel et bien la laïcité qui est remise en cause dans ce conflit. Selon le Lexique des termes juridiques 2011 (Dalloz), la laïcité est un « principe d’organisation et de fonctionnement des services de l’État et de toutes les autres personnes publiques, selon lequel l’État est non confessionnel ». Ce qui implique que l’État « ne doit favoriser ou défavoriser la propagation des croyances ou des règles de vie en société d’aucune religion ».
Ainsi, lorsque l’administration pénitentiaire refuse l’intervention et l’agrément des aumôniers simplement parce qu’ils pratiquent le culte des témoins de Jéhovah, faute de but légitime ou de justification raisonnable notamment liés à l’ordre public, elle ne respecte plus le principe de laïcité tant évoqué ces derniers mois.
L’exemple européen
Tandis que la France y voit une menace, il faut noter que d’autres pays en Europe ont depuis longtemps accepté cette pratique d’utilité publique.
Par exemple, les témoins de Jéhovah italiens sont autorisés à visiter les détenus depuis 1976 et cette assistance spirituelle est appréciée comme un service rendu à la société, puisqu’elle apporte aux condamnés une motivation pour se réformer et adopter une attitude conforme à l’intérêt général.
En ce qui concerne l’Autriche, l’Ambassade de France signale que « les Témoins de Jéhovah sont très actifs dans le domaine carcéral et on relève un taux de resocialisation plus élevé là où ils interviennent » (16).
La normalisation des témoins de Jéhovah
Pour la Miviludes, par ce statut d’aumônier, les témoins de Jéhovah tenteraient d’obtenir une reconnaissance cultuelle qu’ils n’auraient pas au niveau national. Or, comme le rappelle à juste titre la presse nationale, suite aux arrêts favorables du Conseil d’État en juin 2000 (17), les instances nationales ont été reconnues comme associations cultuelles par plusieurs arrêtés préfectoraux depuis 2002 (18).
De même, l’affiliation de leurs ministres du culte à la CAVIMAC a apporté encore un « signe de la normalisation de leur culte » (19).
D’après le ministère de l’Intérieur, le Garde des Sceaux devra bientôt prendre une décision conforme à la laïcité française : « dès lors que le Conseil d’État a à plusieurs reprises confirmé le statut d’association cultuelle des Témoins de Jéhovah, que ces derniers ne troublent pas l’ordre public, il y a dorénavant une vraie question que va devoir trancher la chancellerie. » (20)
(1) Les Témoins de Jéhovah dehors ?, L’Express, n° 3119, 13 au 19 avril 2011, p. 49.
(2) Cour administrative d’appel de Bordeaux, 20 octobre 2009, n° 08BX03245. Actualité Juridique Droit Administratif, 15 février 2010, pp. 272-277.
(3) Tribunal administratif de Paris, 6 juillet 2007, n° 0613454/7, M. Alfred B.
(4) Tribunal administratif de Paris, 6 juillet 2007, n° 0613450, Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France. Actualité Juridique Droit Administratif, 5 novembre 2007, n° 38, pp. 2097-2099. Rapport annuel 2007, HALDE, pp. 180, 181.
(5) Tribunal administratif de Limoges, 16 octobre 2008, n° 0700710.
(6) Tribunal administratif de Paris, 21 juin 2010, n° 0814387, M. Rémy S.
(7) Tribunal administratif de Lille, 4 février 2011. Communiqué du Tribunal administratif de Lille, 28 février 2011.
(
La Croix, 30 mai 2011, p. 5 ; Associated Press, 30 mai 2011 ; AFP, 30 mai 2011 ; Le Monde, 1er juin 2011, p. 13.
(9) 20 minutes, 30 mai 2011, p. 4.
(10) Société, Droit & Religion, n° 1, 2010, p. 99, 100.
(11) HALDE, délibération n° 2010-43, 22 février 2010 ; HALDE, délibération n° 2010-44, 22 février 2010.
(12) Avis du 24 mars 2011 relatif à l’exercice du culte dans les lieux de privation de liberté, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Journal officiel, 17 avril 2011.
(13) Arrêté préfectoral des Hauts-de-Seine, 9 juillet 2002, Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France ; Arrêté préfectoral des Hauts-de-Seine, 15 mai 2007, Association cultuelle les Témoins de Jéhovah de France. Voir aussi l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles confirmant la capacité de l’ACTJF de recevoir des dons et legs, en tant qu’association cultuelle : Cour d’appel de Versailles, 1re chambre, 7 septembre 2006, n° 05/04973.
(14) La justice face aux dérives sectaires, Georges Fenech, Paris : La documentation française, 2008, p. 38.
(15) Le Monde, 1er juin 2011, p. 13.
(16) Ambassade de France en Autriche, Vienne, lettre du 31 octobre 2006. Philippe Vuilque, L’enfance volée - Les mineurs victimes des sectes, rapport n° 3507, Assemblée nationale, 2006, annexes.
(17) Conseil d’État, 23 juin 2000, n° 215109, Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie c/ Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Clamecy ; Conseil d’État, 23 juin 2000, n° 215152, Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie c/ Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Riom.
(18) La Croix, 30 mai 2011, p. 5 ; Le Monde, 1er juin 2011, p. 13.
(19) La Cavimac, une caisse multiconfessionnelle, Le Monde, 17 août 2010.
(20) Les Témoins de Jéhovah veulent nommer des aumôniers de prison, La Croix, 25 juin 2010, p. 8.