. De quelques évolutions susceptibles d’alimenter le sentiment de crise du lien social
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Si le lien social est souvent évoqué sur un ton au moins nostalgique sinon tout bonnement alarmiste, ce n’est pas seulement par paresse intellectuelle, c’est aussi pour de bonnes raisons [2][size=26][2]Au niveau international, l’article de sociologie le plus…. Un certain nombre d’évolutions, qui concernent tant la sphère privée que la sphère publique, donnent des arguments à ceux qui diagnostiquent une véritable crise du lien social.[/size]1.1. La déstabilisation de l’institution familiale
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La famille a été longtemps considérée comme le socle premier sur lequel reposait l’ensemble de la société. Même si cette affirmation ne fait plus l’unanimité, il reste que c’est encore la plupart du temps au sein de la famille que l’enfant fait ses premières expériences de relation avec l’autre. C’est presque toujours dans le cadre familial qu’il rencontre ses premières marques d’affection, mais aussi les premières résistances à l’assouvissement de ses désirs. Si l’on attend toujours de la famille qu’elle prépare chaque individu à la vie en société, on comprend que des inquiétudes se fassent jour : l’institution familiale a en effet connu des bouleversements d’une ampleur et d’une rapidité tout à fait extraordinaires.8
On comptait ainsi 9,6 divorces pour 100 mariages en 1960. Quarante ans plus tard, cette proportion était multipliée par quatre (37 divorces pour 100 mariages en 2001). Encore ne s’agit-il là que de séparations de couples mariés. Sur la même période, la proportion d’unions libres a été multipliée par cinq. Aujourd’hui, plus de la moitié des naissances de premier rang (c'est-à-dire celles qui concernent le premier enfant d’une mère) ont lieu hors mariage. Se marier n’est un passage obligé ni pour vivre ensemble, ni pour avoir des enfants.9
Cela dit, les nouvelles configurations familiales, si elles sont en croissance, restent néanmoins minoritaires (Barré, 2003). Aujourd’hui, lorsqu’un jeune de moins de 25 ans vit au sein du foyer parental, c’est trois fois sur quatre avec ses deux parents. Les familles recomposées, si médiatiques, ne représentent que 8% des familles d’au moins un enfant. Concernant les évolutions de la famille, l’élément central reste donc, surtout si l’on se place du point de vue du lien social, la fragilité nouvelle du lien conjugal, quel qu’il soit.10
Au-delà des traumatismes immédiats que les ruptures d’union peuvent constituer, on sait que les séparations ont des conséquences de plus long terme. Ainsi, elles signifient pour bien des hommes, qui n’obtiennent pas la garde des enfants, une altération significative du lien qu’ils peuvent entretenir avec leurs enfants. Quant aux femmes, les séparations accroissent significativement leur risque d’isolement relationnel. Ainsi, d’après l’enquête Étude de l’histoire familiale (Barré, 2003), quatre ans après la séparation, 44% des pères ont constitué un nouveau couple, contre seulement 28% des mères. Le lien entre grands-parents et petits-enfants peut également souffrir en cas de séparation des parents ou des grands-parents (Attias-Donfut et Segalen, 1998). Ainsi, lorsqu’un couple se sépare, les grands-parents se mobilisent généralement pour aider le jeune parent divorcé ou séparé qui a la garde des enfants, mais par la suite, on observe que les relations entre générations ont plutôt tendance à se distendre. Quand ce sont les grands-parents qui divorcent, il en résulte souvent un certain relâchement du lien avec les petits-enfants.11
Dans les familles populaires, la propension à la recomposition des familles, qui suppose de « jumeler » les filiations et les formes de parentalité, est moindre que dans les familles des couches moyennes ou aisées. Du coup, les séparations entraînent davantage de risques de rupture du lien de filiation. C’est aussi dans les familles pauvres que les séparations ont le plus de risque de déboucher sur des situations d’exclusion : on sait que les personnes exclues sont souvent à la fois précaires sur le plan économique et dépourvues de liens familiaux forts.12
Les transformations de la famille ne se résument pourtant pas à la fragilité du lien conjugal. Dans la plupart des familles, les relations entre parents et enfants ont connu de profondes mutations, à tel point que pour Marcel Gauchet (Gauchet, 2002) la famille ne socialise plus : alors qu’elle était en charge de la production d’un « être pour la société », elle serait devenue un « refuge contre la société ». Tous les observateurs de la famille ne partagent pas ce point de vue, mais ils s’accordent pour diagnostiquer une forme d’autonomisation de la culture des jeunes vis-à-vis de celle des adultes, autonomisation qui prend moins la forme du conflit que celle de l’indifférence. Si les générations sont proches sur le plan des valeurs et des attitudes à l’égard de la morale quotidienne (Galland, 2003), il existerait une distance culturelle croissante entre les générations, touchant toutes les classes sociales. La transmission des valeurs et des normes se fait de plus en plus horizontalement, que ce soit par l’intermédiaire des médias ou des groupes de pairs. Nombreuses sont ainsi les études qui mettent en évidence la contribution des technologies de la communication, anciennes (télévision, regardée près de quatre heures par jour par les 8-14 ans, mais aussi radio) et nouvelles (Internet, téléphone portable) à la constitution d’une culture juvénile relativement étrangère à la culture des adultes (Metton, 2003 ; Glevarec, 2003).1.2. La progression de la vie solitaire et des épisodes dépressifs
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C’est un fait, la vie solitaire augmente (Arbonville et Bonvalet, 2003). En 2004, 14% des Français vivaient seul, contre 6,1% en 1962. Encore faut-il bien préciser qu’il n’est pas toujours équivalent de vivre seul, d’être isolé d’un point de vue relationnel – c'est-à-dire d’entretenir peu de contacts avec des personnes extérieures au ménage – et de se sentir seul (Pan Ke Shon, 1999). Toutes choses égales par ailleurs, les personnes habitant seules ont plus de contacts que les personnes vivant en couple. Par rapport aux divorcés et aux veufs, les célibataires se distinguent par la proportion réduite de personnes isolées d’un point de vue relationnel.14
Le sentiment de solitude, lui, concerne presque autant les divorcés que les veufs. Il touche tout particulièrement les personnes de référence des familles monoparentales (des mères isolées en grande majorité). De tous les types de ménages, ce sont les personnes veuves vivant seules qui non seulement sont les plus isolées relationnellement, mais qui sont aussi les plus sensibles au sentiment de solitude.15
Conséquence ou non de l’isolement, les études disponibles s’accordent pour diagnostiquer une augmentation significative de la prévalence de la dépression au cours des vingt dernières années. Selon les données de l’IRDES (ex-CREDES), la prévalence annuelle de la dépression déclarée serait passée de 3,1% en 1980 à 5,2% en 1996. Entre 1980 et 2001, les ventes d’antidépresseurs ont été multipliées par 6,7 alors que les ventes globales de médicaments étaient multipliées par 2,7 (Amar et Balson, 2004). Cette évolution s’explique certainement par une meilleure détection de la pathologie, mais elle pourrait aussi refléter des transformations sociales assez profondes. Pour Alain Ehrenberg (Ehrenberg, 1998), la prévalence actuelle de la dépression signale une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative. La dépression menace un individu « déchiré par un partage entre le possible et l’impossible »