Au cours de leur histoire mouvementée, les Balkans ont vu leurs frontières fréquemment déplacées, faisant passer des territoires d’un camp à l’autre, du Dar-ül harb au Dar-ül islam, des États chrétiens à l’Empire ottoman aux xive-xve siècles, puis en sens inverse au cours de la reconquête chrétienne des xixe-xxe siècles. À chaque changement de pouvoir, la religion rivale devient dominante. Mais à cette mobilité des lignes de partage s’oppose la stabilité du bâti (de l’immobilier) : les lieux de culte changent de propriétaire, par droit de conquête ou pour d’autres raisons. Comment l’autre religion se les approprie-t-elle ? Comment transforme-t-on une église en mosquée ? Et inversement une mosquée en église ?
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Dans la confrontation pluriséculaire entre christianisme et islam, les Balkans fournissent un terrain d’étude particulier, qui se distingue du Proche-Orient ou de l’Anatolie, en ce que la population chrétienne y est demeurée numériquement majoritaire. À l’apogée de la présence musulmane (vers le tournant des xviiie-xixe siècles), le poids des musulmans, sur l’ensemble des possessions ottomanes en Europe n’a guère dû dépasser 25 %. Les cas de changements d’affectation de lieux de culte dans les Balkans sont nombreux et relativement bien documentés. Des églises furent transformées en mosquées au moment de la conquête, ou plus tard à des périodes où les rapports de force entre les deux religions subirent des réévaluations ; avec la fin de la domination ottomane, ces bâtiments furent systématiquement restitués au culte chrétien. On sait moins qu’un certain nombre de bâtiments, qui avaient été construits pour être des mosquées, furent transformés en églises dans les États-nations chrétiens récemment établis.3
Les conquérants héritent du bâti du régime précédent : châteaux, fortifications ou palais incarnant le pouvoir politique, cathédrales, églises, mosquées impériales ou ordinaires incarnant l’ordre religieux. Cet héritage architectural peut leur apparaître indésirable : on le détruira alors pour reconstruire à neuf selon les conceptions du nouveau pouvoir. Mais bien souvent on ne se donne pas tant de mal et on laisse tout simplement les bâtiments inopportuns tomber en ruines. L’autre solution consiste à récupérer les constructions emblématiques du régime antérieur et à procéder à des aménagements architecturaux légers, ne remettant pas en question la structure même du bâtiment, qui permettent d’atténuer ou de faire oublier son caractère étranger ; et donc de se l’approprier ainsi.4
Les lieux de culte étaient-ils si facilement adaptables d’une religion à l’autre ? Y a-t-il donc si peu de différences entre une église et une mosquée ? La notion de culte est-elle si proche dans les deux religions ? Catholiques et orthodoxes réagissent-ils de façon identique ? Ces questions d’apparence naïve méritent d´être posées. Nous ne savons pas bien comment les contemporains ont vécu et ressenti ces transformations architecturales, mais les bâtiments sont toujours observables de nos jours. Ce sont des œuvres de création humaine qui parlent, qui expriment un message dans le langage qui est le leur, celui de l’architecture. Les transformations laissent en effet des traces qu’un examen précis peut interpréter.la suite ici.
https://journals.openedition.org/anatoli/290
Orientation, Coupoles, Minarets et Clochers5
Les lieux de culte sont des bâtiments orientés. Les églises chrétiennes sont orientées d’Ouest en Est. Dans l’architecture orthodoxe, la présence d’une abside, même réduite à peu de choses, est un marqueur indispensable. Certaines églises datant de l’époque ottomane, en particulier en milieu urbain, sont d’une architecture extrêmement discrète et peuvent être prises de loin pour de simples habitations (par exemple dans la ville haute de Berat, au centre de l’Albanie) ; elles comporteront néanmoins une petite avancée semi-circulaire à l’Est pour marquer le sanctuaire. L’orientation Ouest-Est est de règle, mais connaît parfois des exceptions, en particulier dans le cas de chapelles rupestres.- 1 Exemples conservés à Belogradec et Suvorovo, région de Varna, cf. Mikov L., « Osmanski pametnici » (...)
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Une mosquée est en revanche très strictement orientée en direction de la Mecque, selon la kibla. La niche du mihrab indique aux fidèles comment se placer pour faire la prière. C’est l’élément le plus important du bâtiment. Dans bien des villes balkaniques existaient aussi des musalas (namazgahs), lieux de prière en plein air, pourvus d’un mihrab et d’une fontaine1.- 2 Un mihrab en coin trahit ainsi l’origine chrétienne d’une des mosquées de Vize en Thrace orientale (...)
- 3 Trankova D., Georgieff A., Matanov H., A Guide…, 2011, p. 136‑139.
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L’orientation chrétienne et la kibla sont assez proches dans les Balkans, mais ne coïncident pas exactement. En fonction de la latitude et de la longitude du lieu, elles dévient selon un angle de 30 à 45° environ. Cette déclinaison est jugée négligeable par les chrétiens lorsqu’ils convertissent une mosquée en église. En revanche, les musulmans ont le souci d’établir la kibla avec exactitude dans une église transformée en mosquée et y aménagent un mihrab qui ne s’inscrit pas dans le plan architectural ; l’origine « étrangère » du bâtiment se voit ainsi constamment soulignée2. C’est très visible, de nos jours, dans le musée qu’est devenue Aya Sofya d’Istanbul. C’est encore plus frappant à Chypre, où la Selimiye de Nicosie et la mosquée de Lala Mustafa à Famagouste sont deux cathédrales gothiques (Sainte-Sophie et Saint-Nicolas) construites sous les Lusignan ; leurs longues nefs ogivales entrent en contradiction avec la disposition en oblique des tapis de prière. La Vieille Mosquée de Stara Zagora constitue une exception à ce titre, puisque son orientation est restée celle de l’église chrétienne sur les fondations de laquelle elle a été construite en 1408-14093.- 4 Certaines mosquées présentent de véritables absides, qui font partie de la conception même du bâti (...)
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Le mihrab est une niche peu profonde aménagée à l’intérieur du bâtiment, qui ne se remarque pas de l’extérieur4. L’abside, en revanche, est en saillie. La transformation d’une mosquée en église exigera donc l’adjonction d’une abside, modification relativement légère n’affectant pas trop la structure du bâtiment.- 5 À une période de relative tolérance envers la construction d’édifices religieux, entre 1856 et 187 (...)
- 6 Andrić I., L’éléphant du vizir, Paris, 1981.
- 7 Hafizović F., « Vakufi… », 2000.
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Une rivalité dont nous cernons mal les enjeux opposait chrétiens et musulmans balkaniques à propos de l’usage architectural de la coupole. L’architecture balkanique aux xive-xve siècles a produit des coupoles de faible diamètre, perchées sur de hauts tambours cylindriques, percées d’ouvertures longues et étroites. L’architecture ottomane, au contraire, a repris la coupole large et aplatie de la haute époque byzantine, dont Sainte-Sophie de Constantinople fournit l’archétype. Au xviiie siècle, il semble que les autorités ottomanes interdisent l’usage de larges coupoles dans les édifices chrétiens. Les architectes recourent alors à des coupoles aveugles, cachées sous le toit à deux pentes de l’église. On trouve ce dispositif dans les églises de Voskopoja en Albanie du Sud et en Macédoine occidentale (Sveti Jovan Bigorski, Lazaropole, etc)5. Un écho de cette rivalité architecturale se retrouve dans la nouvelle d’Ivo Andrić, Gens de Visoko, où les orthodoxes de cette petite ville bosniaque, une fois qu’elle est passée sous l’administration austro-hongroise, s’empressent d’aménager vaille que vaille une coupole sur une église qui n’a pas vraiment été conçue pour cela6. Dans les cas de mosquées transformées en églises catholiques, il semble que la coupole extérieure soit perçue comme un marqueur étranger : à Djakovo, la mosquée de Hasan Paşa devenue église de Tous-les-Saints dissimule sa coupole sous un toit à quatre pentes7.10
L’appel à la prière est un point sur lequel les deux religions se confrontent. Les églises, qu’elles soient orthodoxes ou catholiques, sont pourvues de cloches. Le clocher est un élément constitutif de l’architecture d’une église catholique, même si dans certaines régions comme la Dalmatie la formule du clocher-mur le réduit à peu de choses. Dans le monde orthodoxe, il est facultatif, et l’on peut se contenter d’un bâti en poutres, distinct de l’église, auquel sont pendues les cloches.11
Les mosquées sont, sans exception, pourvues d’un minaret, du haut duquel le muezzin (de nos jours remplacé par des haut-parleurs) lance l’appel à la prière cinq fois par jour. Cela peut aller du plus pauvre mescid de quartier en Bosnie pourvu d’un mirador en bois quelque peu branlant à la Mosquée Bleue (Sultan Ahmed d’Istanbul), avec ses six fins minarets de pierre. Dans la vague de construction religieuse qu’a connue la Bosnie-Herzégovine depuis 1995, les architectes ont fait preuve de beaucoup d’imagination pour produire des minarets de matériaux divers et pourvus d’un nombre aléatoire de balcons (şerefe). Rappelons qu’à l’époque ottomane, seules les mosquées impériales avaient droit à trois şerefes.12
Le dispositif d’appel à la prière est donc comparable, mais pas identique, dans les deux religions. Des ajustements seront nécessaires si le bâtiment change de culte d’affectation.13
Les églises transformées en mosquées conservent rarement leur clocher. C’est pourtant le cas à Jajce, où l’église Sainte-Marie, transformée en Süleymaniye en 1528, conserva son campanile, dont même un voyageur superficiel perçoit que le modèle est celui de la cathédrale de Split ; sous le nom de tour Saint-Luc, il se dresse de nos jours aux côtés des ruines de l’église-mosquée qui n’a jamais été reconstruite. L’église de Notre-Dame Ljeviška à Prizren est un autre exemple ; lorsqu’elle fut transformée en mosquée en 1756, son clocher fut adapté en tour d’horloge (sahat-kula) ; en 1912, elle fut rendue au culte orthodoxe. Parfois un petit tronçon de minaret cylindrique est perché sur le bâtiment chrétien, comme une sorte de greffon musulman qui ne cache pas son hétérogénéité (Ohrid, Famagouste). Mais la solution la plus courante est l’adjonction d’un minaret cylindrique, au côté de l’église transformée, le plus souvent à son Sud-Ouest (nombreux exemples à Istanbul, Sofia, Thessalonique, etc.).14
Dans le cas de l’opération inverse, la transformation d’une mosquée en église, il est facile de faire disparaître le minaret, élément extérieur accolé au corps du bâtiment. De par sa structure haute et mince, c’est l’élément le plus fragile de la mosquée, le premier à souffrir en cas de tremblement de terre ou de forte tempête ; comme le clocher, le minaret attire fréquemment la foudre. La plupart des mosquées désaffectées des Balkans sont, pour cette raison, privées de leur minaret. De façon assez incompréhensible, un minaret seul a survécu à Eger en Hongrie, alors que la mosquée attenante a été détruite. Faut-il attribuer une valeur de trophée à ce minaret relictuel ?- 8 Lory B., Le sort de l’héritage ottoman, 1985, p. 110‑111.
- 9 Mosolov, 1936, p. 27 ; Kanitz F., 1880, t. II, p. 227.
- 10 Jireček K., Das Fürstenthum…, 1891, p. 169. Le journal Vitoša du 20 juin 1879 signale un fait dive (...)
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Les voyageurs nous décrivent les villes balkaniques de l’époque ottomane comme hérissées de fins minarets blancs, ce qui leur conférait, vues de loin et par un œil étranger, un cachet exotique plein de charme. Ces marqueurs visuels du paysage urbain n’étaient pas du goût des non musulmans. Dans les périodes de transition, le vandalisme chrétien frappa par priorité les minarets8. À Sofia, destinée à devenir la capitale de la Principauté de Bulgarie, les artificiers russes profitèrent d’une nuit d’orage pour en dynamiter plusieurs ; la population turque interpréta cela comme un signe de la volonté divine, marquant la fin de sa prépondérance sur la ville9. L’historien tchèque Konstantin Jireček se souvient de ces années de transition : « il fallait voir à Sofia avec quel entrain les chrétiens sapaient à la base les fins minarets de bois ou de brique et les abattaient avec des nœuds coulants10 ». L’enjeu visuel des minarets disparaît au xxe siècle, avec le développement d’une architecture en hauteur, d’immeubles de plusieurs étages, qui noient dans leur masse les minces crayons blancs hérités du passé ottoman.