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[size=33]Abus sexuels dans l'Église : Jean-Marc Sauvé se confie sur sa « lourde tâche »[/size]
Propos recueillis par Jérôme Cordelier
Modifié le 03/06/2019 à 11:02 - Publié le 03/06/2019 à 08:00 | Le Point.fr
Un portail anonyme sur un boulevard du 14e arrondissement de Paris, derrière lequel sont nichés des locaux étroits et fonctionnels. C'est là que s'est installée, pour deux ans, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase), qui réunit 22 experts de tous horizons avec pour mission – sur mandat de la Conférence des évêques de France (CEF) et de la Corref (Conférence des religieux et religieuses de France) – de faire la lumière sur les actes de pédocriminalité commis par des prêtres ou religieux depuis 1950.
À la tête de cette instance, depuis la mi-novembre, un grand commis de l'État, éminemment respecté, qui fut douze ans durant – entre autres fonctions – vice-président du Conseil d'État, « premier fonctionnaire de France » : Jean-Marc Sauvé. L'homme ne s'était pas exprimé depuis son entrée en fonction. Il se confie sur les contours et les objectifs de ce chantier titanesque, et ce qu'il représente aussi pour lui personnellement. Et il lance un grand appel à témoignages auprès des victimes, avec la mise en place une plateforme d'écoute (*).
Le Point : Quel bilan tirez-vous de vos premiers mois à la tête de la Ciase ?
Jean-Marc Sauvé : Notre commission a beaucoup travaillé en cent jours d'existence. Il m'a fallu un peu moins de deux mois, fêtes de fin d'année comprises, pour composer cette instance qui compte, au total, vingt-deux membres venant d'univers très différents. Quand j'ai commencé, je n'en connaissais qu'un tiers, les juristes évidemment, tels Jean-Marie Burguburu, Antoine Garapon, Jean-Pierre Rosenczveig, ou encore Didier Guérin, président de chambre à la Cour de cassation. Mais, dans le domaine des sciences sociales, de la psychiatrie, de la psychologie clinique, de l'histoire des religions, si je connaissais les personnes de réputation, je ne les avais jamais rencontrées. En cent jours de travail, nous avons fait connaissance, nous nous sommes apprivoisés et nous avons appris à travailler ensemble en croisant les disciplines, les cultures, les opinions et les générations. Et surtout, nous avons abattu un travail considérable.
Comment vous y êtes-vous pris pour composer cette commission ?
J'ai agi seul et de façon extrêmement confidentielle. Je voulais travailler dans la sérénité et ne pas être exposé à des fuites. J'ai reçu un certain nombre de candidatures spontanées et j'ai sollicité quelques conseils. J'ai travaillé sur une centaine de profils, j'ai vu en tête à tête une quarantaine de personnes et j'en ai choisi vingt et une. Ces personnes présentent des compétences très variées, elles sont légitimes chacune dans son domaine et leurs opinions sont tout à fait diverses. Il y a parmi nous des incroyants et des croyants de toutes confessions. Nous avons mis en place deux groupes de travail qui se sont déjà réunis cinq fois, depuis le 8 février, sans compter les innombrables débats et échanges numériques. L'un a proposé notre méthode et nos priorités de recherche. L'autre a travaillé sur le périmètre de notre travail et les questions juridiques. Sur quelles zones territoriales nous concentrons-nous ? Quels types d'abus prenons-nous en considération ? Comment définir les victimes, notamment les personnes vulnérables, et à quels auteurs allons-nous nous intéresser ? Les prêtres, les religieux, mais quid des séminaristes, novices, laïcs consacrés, diacres et salariés de l'Église et des œuvres catholiques ?
Étendez-vous votre champ d'investigation aux laïcs engagés, nombreux dans l'Église ?
Notre réponse est négative sur le principe. L'Église nous a donné deux ans pour faire la lumière sur un sujet très vaste et complexe et pour élaborer nos recommandations. La gravité des actes commis crée une urgence supplémentaire. Il nous reste dix-neuf mois. Le cœur de notre mission, ce sont les abus commis par des prêtres et des religieux. Il faut y ajouter les diacres, les personnes en formation et les membres des communautés placées sous l'autorité canonique de l'Église. Si nous allions plus loin, nous excéderions notre mandat et le public ne comprendrait pas. La Ciase donnerait le sentiment de diluer son objet d'étude prioritaire. En quelque sorte de « noyer le poisson ».
En ce qui concerne les victimes, quelle définition avez-vous retenue ?
Sur la base de notre mandat, nous avons considéré qu'il s'agissait des mineurs au moment des faits, des majeurs protégés (par une tutelle, une curatelle…) et, enfin, de personnes en situation de vulnérabilité : c'est-à-dire d'adultes qui, dans le cadre d'une relation d'autorité, d'accompagnement spirituel ou d'emprise, ont été engagés dans une relation à caractère sexuel non librement consentie. La Ciase ne va pas enquêter sur le manquement d'un prêtre ou d'un religieux à son obligation de continence ou à son vœu de chasteté. Mais une relation à caractère sexuel entre un confesseur et une religieuse peut la concerner.
Des victimes siègent-elles ou sont-elles représentées dans la commission elle-même ?
J'ai fait le choix de ne pas inclure les responsables d'associations de victimes. D'abord, personne ne me l'a demandé. Ensuite, cela est préférable pour respecter la liberté de parole et d'action des associations. En outre, qu'il s'agisse d'une association ou d'un responsable de l'Église, on ne peut pas être des deux côtés de la table : siéger dans la commission et être son interlocuteur ou son partenaire. Je connaissais déjà des victimes et, depuis ma nomination, j'en ai rencontré d'autres. Après m'être entretenu avec plusieurs de ces personnes, je suis arrivé à la conclusion que ce n'était pas une bonne idée de les intégrer à notre commission. Et ce diagnostic est partagé. Dans une telle instance, tout le monde doit être à égalité de droits et de devoirs. Mais nous travaillons étroitement avec les victimes qui ont été associées à l'élaboration du questionnaire que nous allons diffuser.
N'y a-t-il pas non plus d'ecclésiastiques ?
Aucun religieux, aucun prêtre. J'ai recruté deux théologiens, un catholique et une protestante, ainsi qu'une spécialiste de droit canon, professeure à l'université de Fribourg, mais aucun n'est religieux.
Bénéficiez-vous d'une liberté d'action totale ?
Oui. Ma lettre de mission, qui est accessible sur notre site internet, est très claire à cet égard. Je n'ai reçu aucun conseil de l'Église et ne me suis heurté à aucune limite, notamment financière. J'ai composé la commission de façon totalement indépendante, et nous délibérons en toute liberté. J'ai signé une convention, accessible publiquement elle aussi, avec la Conférence des évêques de France et en lien avec la Corref, qui régit nos relations.
À lire aussi Pédophilie : sœur Véronique contre les prédateurs de l'Église
D'un point de vue budgétaire, comment êtes-vous financé ?
Il n'y a pas de plafond budgétaire arrêté pour le moment. À mesure que nous avancerons, nous porterons à la connaissance de la Commission des évêques de France l'ordre de grandeur de notre besoin de financement. Nous avons de modestes dépenses de fonctionnement (loyer, transports, un agent à temps plein, quelques collaborateurs à temps partiel…). L'essentiel de nos dépenses résultera de nos contrats de recherche. Mais les vingt-deux membres de la commission sont tous bénévoles et plusieurs collaborateurs ont aussi fait ce choix. Vu les expériences comparables qui ont été menées en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne, le coût global d'une commission de ce type représente quelques millions d'euros.
Beaucoup de victimes se sont-elles déjà signalées à vous ?
J'ai rencontré moi-même une dizaine de victimes, et je reçois beaucoup de courriers. Chaque jour, nous sommes destinataires soit de mails, soit de lettres de personnes qui signalent ce qu'elles ont vécu. Nous lançons un appel à témoignages (*) en partenariat avec France victimes, qui est l'opérateur du numéro national d'aide aux victimes. Cet organisme, qui fédère les 130 associations locales d'aide aux victimes, a une grande expérience dans l'accueil des personnes victimes de violences. Avec lui, nous mettons en place une plateforme d'accueil, d'écoute et de soutien juridique ou psychologique, qui pourra être appelée tous les jours de 9 heures à 21 heures pendant un an.
Ne craignez-vous pas d'être submergés par les appels ?
Il y a deux risques : qu'il y ait beaucoup d'appels, ou qu'il y en ait… trop peu. Nous avons prévu donc d'adapter notre réponse à la hausse ou à la baisse, en fonction de la demande. Si les écoutants ne décrochent pas immédiatement pour prendre un appel, nous nous donnons pour obligation de rappeler dans les 48 heures.
La commission va-t-elle entendre toutes ces victimes ?
À chacune des victimes qui appellera ou écrira, il sera proposé de répondre à un questionnaire d'une quinzaine de minutes afin de préciser les faits qui se sont produits, les conséquences et les suites des abus. Nous voulons comprendre de façon précise ce qui s'est passé et les raisons du silence qui, le plus souvent, a entouré ces affaires. Il s'agit de mesurer l'ampleur du phénomène, des traumatismes subis et des dysfonctionnements de l'Église. Ce questionnaire sera traité par un institut de sondage et des chercheurs. Toute personne qui appellera pourra en outre demander à être entendue par un membre de la commission. Nous nous efforcerons de satisfaire, dans le temps limité qui est le nôtre, le maximum de ces demandes.
Vous sentez-vous soumis à une forte pression ?
Oui et non. Les enquêtes que nous lançons représentent une charge de travail gigantesque : c'est soixante-dix ans, donc près d'un siècle d'histoire de la société française, que nous explorons, et ce sont les deux tiers de la population française qui sont concernés par nos travaux. En effet, nous avons fait des sondages pour évaluer la part de la population ayant reçu une éducation catholique, ayant fréquenté un établissement d'enseignement catholique ou ayant participé à des mouvements d'enfance ou de jeunesse liés à l'Église : cette part représente près des deux tiers des personnes de plus de 18 ans ! Le deuxième élément pesant pour nous est la nature très spéciale et éprouvante des faits sur lesquels nous enquêtons. Mais, au regard de ce poids, il y a les attentes fortes et légitimes des victimes, de l'Église, de l'opinion. Et cela, c'est très stimulant. C'est un beau défi que nous relevons. Je ne m'en sens nullement écrasé.
Quels autres chantiers engagez-vous ?
Nous allons poursuivre les auditions d'associations de victimes, d'experts, de grands témoins et de responsables d'Église, que nous avons déjà bien engagées. Nous voulons aussi analyser trois fonds d'archives : celles de l'Église, de la justice et de la presse. Je vais écrire à chacun des évêques et supérieurs majeurs de congrégations pour leur demander de procéder à un inventaire de leurs archives en matière d'abus sexuels. Comme les archives ecclésiastiques ne sont pas toujours tenues avec rigueur, les règles de purge n'ont sans doute pas complètement été appliquées… Je suis donc certain que nous trouverons des documents intéressants qui n'auraient pas dû rester dans ces archives. Nous procéderons aussi à une analyse anthropologique sur plusieurs « terrains » : des diocèses et des congrégations pour appréhender l'environnement dans lequel les abus ont été commis, le rôle respectif des familles, des communautés chrétiennes et, le cas échéant, de la société civile et des autorités publiques. Le but est aussi d'aboutir à une meilleure compréhension des interactions entre tous ces groupes. Autre recherche de grand intérêt : l'enquête sur les sexualités à laquelle l'Inserm procède tous les sept ou huit ans, depuis le début des années 1990, sur un échantillon de 30 000 personnes. Pour l'édition 2020 seront intégrées des questions sur les violences sexuelles. Ce qui permettra de mesurer la prévalence des abus sexuels dans l'Église catholique et dans les différents milieux de la société française (école, mouvements de jeunesse, clubs sportifs…).
Quel est votre sentiment personnel aujourd'hui face à ce vaste chantier ?
Je savais, quand j'ai accepté cette mission le 13 novembre, que la tâche serait lourde. Mais ce que je viens de vous exposer excède nettement ce que je pensais en commençant ce travail. Nos investigations vont être plus larges, plus profondes et plus lourdes que ce que j'imaginais il y a six mois.
Le fait que vous soyez catholique pratiquant n'est-il pas une entrave à votre indépendance ?
J'ai suivi des cours de catéchisme, j'ai été pensionnaire dans un établissement secondaire catholique à Cambrai et j'ai appartenu aux scouts de France ainsi qu'au Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC). Mais je n'ai pas été choisi pour présider cette commission parce que je suis catholique pratiquant mais parce que, pendant quarante-quatre ans, j'ai assumé des responsabilités singulières, d'une manière qui n'a en général pas été jugée indigne ou déshonorante. J'ai été le collaborateur de Robert Badinter au ministère de la Justice, j'ai été directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur, et, à ce titre, responsable de la politique d'immigration et de la sécurité routière. J'ai été onze ans secrétaire général du gouvernement, puis douze ans vice-président du Conseil d'État et, en cette qualité, « premier fonctionnaire de France ». Je suis croyant et pratiquant, certes, mais aussi réputé indépendant, intègre et rigoureux. Il serait inconcevable que tout d'un coup, après ce que j'ai fait, et alors que je viens de souffler mes 70 bougies, je me mette à rendre de soi-disant services qui, d'ailleurs, ne me sont pas demandés. Tout le monde sait que je n'ai jamais eu la réputation de cacher la poussière sous le tapis ou de courber l'échine devant les grandeurs d'établissement.
(*) n° d'appel : 01 80 52 33 55. Par courriel : victimes@ciase.fr. Par courrier postal : Service Ciase - BP 30 132, 75 525 Paris Cedex 11.
[size=33]Abus sexuels dans l'Église : Jean-Marc Sauvé se confie sur sa « lourde tâche »[/size]
[size=33]ENTRETIEN. À la tête de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église, ce grand commis de l'État se confie sur une mission titanesque.[/size]
Propos recueillis par Jérôme Cordelier
Modifié le 03/06/2019 à 11:02 - Publié le 03/06/2019 à 08:00 | Le Point.fr
Un portail anonyme sur un boulevard du 14e arrondissement de Paris, derrière lequel sont nichés des locaux étroits et fonctionnels. C'est là que s'est installée, pour deux ans, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (Ciase), qui réunit 22 experts de tous horizons avec pour mission – sur mandat de la Conférence des évêques de France (CEF) et de la Corref (Conférence des religieux et religieuses de France) – de faire la lumière sur les actes de pédocriminalité commis par des prêtres ou religieux depuis 1950.
À la tête de cette instance, depuis la mi-novembre, un grand commis de l'État, éminemment respecté, qui fut douze ans durant – entre autres fonctions – vice-président du Conseil d'État, « premier fonctionnaire de France » : Jean-Marc Sauvé. L'homme ne s'était pas exprimé depuis son entrée en fonction. Il se confie sur les contours et les objectifs de ce chantier titanesque, et ce qu'il représente aussi pour lui personnellement. Et il lance un grand appel à témoignages auprès des victimes, avec la mise en place une plateforme d'écoute (*).
Le Point : Quel bilan tirez-vous de vos premiers mois à la tête de la Ciase ?
Jean-Marc Sauvé : Notre commission a beaucoup travaillé en cent jours d'existence. Il m'a fallu un peu moins de deux mois, fêtes de fin d'année comprises, pour composer cette instance qui compte, au total, vingt-deux membres venant d'univers très différents. Quand j'ai commencé, je n'en connaissais qu'un tiers, les juristes évidemment, tels Jean-Marie Burguburu, Antoine Garapon, Jean-Pierre Rosenczveig, ou encore Didier Guérin, président de chambre à la Cour de cassation. Mais, dans le domaine des sciences sociales, de la psychiatrie, de la psychologie clinique, de l'histoire des religions, si je connaissais les personnes de réputation, je ne les avais jamais rencontrées. En cent jours de travail, nous avons fait connaissance, nous nous sommes apprivoisés et nous avons appris à travailler ensemble en croisant les disciplines, les cultures, les opinions et les générations. Et surtout, nous avons abattu un travail considérable.
Comment vous y êtes-vous pris pour composer cette commission ?
J'ai agi seul et de façon extrêmement confidentielle. Je voulais travailler dans la sérénité et ne pas être exposé à des fuites. J'ai reçu un certain nombre de candidatures spontanées et j'ai sollicité quelques conseils. J'ai travaillé sur une centaine de profils, j'ai vu en tête à tête une quarantaine de personnes et j'en ai choisi vingt et une. Ces personnes présentent des compétences très variées, elles sont légitimes chacune dans son domaine et leurs opinions sont tout à fait diverses. Il y a parmi nous des incroyants et des croyants de toutes confessions. Nous avons mis en place deux groupes de travail qui se sont déjà réunis cinq fois, depuis le 8 février, sans compter les innombrables débats et échanges numériques. L'un a proposé notre méthode et nos priorités de recherche. L'autre a travaillé sur le périmètre de notre travail et les questions juridiques. Sur quelles zones territoriales nous concentrons-nous ? Quels types d'abus prenons-nous en considération ? Comment définir les victimes, notamment les personnes vulnérables, et à quels auteurs allons-nous nous intéresser ? Les prêtres, les religieux, mais quid des séminaristes, novices, laïcs consacrés, diacres et salariés de l'Église et des œuvres catholiques ?
Étendez-vous votre champ d'investigation aux laïcs engagés, nombreux dans l'Église ?
Notre réponse est négative sur le principe. L'Église nous a donné deux ans pour faire la lumière sur un sujet très vaste et complexe et pour élaborer nos recommandations. La gravité des actes commis crée une urgence supplémentaire. Il nous reste dix-neuf mois. Le cœur de notre mission, ce sont les abus commis par des prêtres et des religieux. Il faut y ajouter les diacres, les personnes en formation et les membres des communautés placées sous l'autorité canonique de l'Église. Si nous allions plus loin, nous excéderions notre mandat et le public ne comprendrait pas. La Ciase donnerait le sentiment de diluer son objet d'étude prioritaire. En quelque sorte de « noyer le poisson ».
En ce qui concerne les victimes, quelle définition avez-vous retenue ?
Sur la base de notre mandat, nous avons considéré qu'il s'agissait des mineurs au moment des faits, des majeurs protégés (par une tutelle, une curatelle…) et, enfin, de personnes en situation de vulnérabilité : c'est-à-dire d'adultes qui, dans le cadre d'une relation d'autorité, d'accompagnement spirituel ou d'emprise, ont été engagés dans une relation à caractère sexuel non librement consentie. La Ciase ne va pas enquêter sur le manquement d'un prêtre ou d'un religieux à son obligation de continence ou à son vœu de chasteté. Mais une relation à caractère sexuel entre un confesseur et une religieuse peut la concerner.
Des victimes siègent-elles ou sont-elles représentées dans la commission elle-même ?
J'ai fait le choix de ne pas inclure les responsables d'associations de victimes. D'abord, personne ne me l'a demandé. Ensuite, cela est préférable pour respecter la liberté de parole et d'action des associations. En outre, qu'il s'agisse d'une association ou d'un responsable de l'Église, on ne peut pas être des deux côtés de la table : siéger dans la commission et être son interlocuteur ou son partenaire. Je connaissais déjà des victimes et, depuis ma nomination, j'en ai rencontré d'autres. Après m'être entretenu avec plusieurs de ces personnes, je suis arrivé à la conclusion que ce n'était pas une bonne idée de les intégrer à notre commission. Et ce diagnostic est partagé. Dans une telle instance, tout le monde doit être à égalité de droits et de devoirs. Mais nous travaillons étroitement avec les victimes qui ont été associées à l'élaboration du questionnaire que nous allons diffuser.
N'y a-t-il pas non plus d'ecclésiastiques ?
Aucun religieux, aucun prêtre. J'ai recruté deux théologiens, un catholique et une protestante, ainsi qu'une spécialiste de droit canon, professeure à l'université de Fribourg, mais aucun n'est religieux.
Bénéficiez-vous d'une liberté d'action totale ?
Oui. Ma lettre de mission, qui est accessible sur notre site internet, est très claire à cet égard. Je n'ai reçu aucun conseil de l'Église et ne me suis heurté à aucune limite, notamment financière. J'ai composé la commission de façon totalement indépendante, et nous délibérons en toute liberté. J'ai signé une convention, accessible publiquement elle aussi, avec la Conférence des évêques de France et en lien avec la Corref, qui régit nos relations.
À lire aussi Pédophilie : sœur Véronique contre les prédateurs de l'Église
D'un point de vue budgétaire, comment êtes-vous financé ?
Il n'y a pas de plafond budgétaire arrêté pour le moment. À mesure que nous avancerons, nous porterons à la connaissance de la Commission des évêques de France l'ordre de grandeur de notre besoin de financement. Nous avons de modestes dépenses de fonctionnement (loyer, transports, un agent à temps plein, quelques collaborateurs à temps partiel…). L'essentiel de nos dépenses résultera de nos contrats de recherche. Mais les vingt-deux membres de la commission sont tous bénévoles et plusieurs collaborateurs ont aussi fait ce choix. Vu les expériences comparables qui ont été menées en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne, le coût global d'une commission de ce type représente quelques millions d'euros.
[size=38]Nous voulons comprendre de façon précise ce qui s'est passé et les raisons du silence qui, le plus souvent, a entouré ces affaires.[/size]
Beaucoup de victimes se sont-elles déjà signalées à vous ?
J'ai rencontré moi-même une dizaine de victimes, et je reçois beaucoup de courriers. Chaque jour, nous sommes destinataires soit de mails, soit de lettres de personnes qui signalent ce qu'elles ont vécu. Nous lançons un appel à témoignages (*) en partenariat avec France victimes, qui est l'opérateur du numéro national d'aide aux victimes. Cet organisme, qui fédère les 130 associations locales d'aide aux victimes, a une grande expérience dans l'accueil des personnes victimes de violences. Avec lui, nous mettons en place une plateforme d'accueil, d'écoute et de soutien juridique ou psychologique, qui pourra être appelée tous les jours de 9 heures à 21 heures pendant un an.
Ne craignez-vous pas d'être submergés par les appels ?
Il y a deux risques : qu'il y ait beaucoup d'appels, ou qu'il y en ait… trop peu. Nous avons prévu donc d'adapter notre réponse à la hausse ou à la baisse, en fonction de la demande. Si les écoutants ne décrochent pas immédiatement pour prendre un appel, nous nous donnons pour obligation de rappeler dans les 48 heures.
[size=38]C'est soixante-dix ans, donc près d'un siècle d'histoire de la société française, que nous explorons, et ce sont les deux tiers de la population française qui sont concernés par nos travaux.[/size]
La commission va-t-elle entendre toutes ces victimes ?
À chacune des victimes qui appellera ou écrira, il sera proposé de répondre à un questionnaire d'une quinzaine de minutes afin de préciser les faits qui se sont produits, les conséquences et les suites des abus. Nous voulons comprendre de façon précise ce qui s'est passé et les raisons du silence qui, le plus souvent, a entouré ces affaires. Il s'agit de mesurer l'ampleur du phénomène, des traumatismes subis et des dysfonctionnements de l'Église. Ce questionnaire sera traité par un institut de sondage et des chercheurs. Toute personne qui appellera pourra en outre demander à être entendue par un membre de la commission. Nous nous efforcerons de satisfaire, dans le temps limité qui est le nôtre, le maximum de ces demandes.
Vous sentez-vous soumis à une forte pression ?
Oui et non. Les enquêtes que nous lançons représentent une charge de travail gigantesque : c'est soixante-dix ans, donc près d'un siècle d'histoire de la société française, que nous explorons, et ce sont les deux tiers de la population française qui sont concernés par nos travaux. En effet, nous avons fait des sondages pour évaluer la part de la population ayant reçu une éducation catholique, ayant fréquenté un établissement d'enseignement catholique ou ayant participé à des mouvements d'enfance ou de jeunesse liés à l'Église : cette part représente près des deux tiers des personnes de plus de 18 ans ! Le deuxième élément pesant pour nous est la nature très spéciale et éprouvante des faits sur lesquels nous enquêtons. Mais, au regard de ce poids, il y a les attentes fortes et légitimes des victimes, de l'Église, de l'opinion. Et cela, c'est très stimulant. C'est un beau défi que nous relevons. Je ne m'en sens nullement écrasé.
Quels autres chantiers engagez-vous ?
Nous allons poursuivre les auditions d'associations de victimes, d'experts, de grands témoins et de responsables d'Église, que nous avons déjà bien engagées. Nous voulons aussi analyser trois fonds d'archives : celles de l'Église, de la justice et de la presse. Je vais écrire à chacun des évêques et supérieurs majeurs de congrégations pour leur demander de procéder à un inventaire de leurs archives en matière d'abus sexuels. Comme les archives ecclésiastiques ne sont pas toujours tenues avec rigueur, les règles de purge n'ont sans doute pas complètement été appliquées… Je suis donc certain que nous trouverons des documents intéressants qui n'auraient pas dû rester dans ces archives. Nous procéderons aussi à une analyse anthropologique sur plusieurs « terrains » : des diocèses et des congrégations pour appréhender l'environnement dans lequel les abus ont été commis, le rôle respectif des familles, des communautés chrétiennes et, le cas échéant, de la société civile et des autorités publiques. Le but est aussi d'aboutir à une meilleure compréhension des interactions entre tous ces groupes. Autre recherche de grand intérêt : l'enquête sur les sexualités à laquelle l'Inserm procède tous les sept ou huit ans, depuis le début des années 1990, sur un échantillon de 30 000 personnes. Pour l'édition 2020 seront intégrées des questions sur les violences sexuelles. Ce qui permettra de mesurer la prévalence des abus sexuels dans l'Église catholique et dans les différents milieux de la société française (école, mouvements de jeunesse, clubs sportifs…).
[size=38]Je n'ai pas été choisi pour présider cette commission parce que je suis catholique pratiquant.[/size]
Quel est votre sentiment personnel aujourd'hui face à ce vaste chantier ?
Je savais, quand j'ai accepté cette mission le 13 novembre, que la tâche serait lourde. Mais ce que je viens de vous exposer excède nettement ce que je pensais en commençant ce travail. Nos investigations vont être plus larges, plus profondes et plus lourdes que ce que j'imaginais il y a six mois.
Le fait que vous soyez catholique pratiquant n'est-il pas une entrave à votre indépendance ?
J'ai suivi des cours de catéchisme, j'ai été pensionnaire dans un établissement secondaire catholique à Cambrai et j'ai appartenu aux scouts de France ainsi qu'au Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC). Mais je n'ai pas été choisi pour présider cette commission parce que je suis catholique pratiquant mais parce que, pendant quarante-quatre ans, j'ai assumé des responsabilités singulières, d'une manière qui n'a en général pas été jugée indigne ou déshonorante. J'ai été le collaborateur de Robert Badinter au ministère de la Justice, j'ai été directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur, et, à ce titre, responsable de la politique d'immigration et de la sécurité routière. J'ai été onze ans secrétaire général du gouvernement, puis douze ans vice-président du Conseil d'État et, en cette qualité, « premier fonctionnaire de France ». Je suis croyant et pratiquant, certes, mais aussi réputé indépendant, intègre et rigoureux. Il serait inconcevable que tout d'un coup, après ce que j'ai fait, et alors que je viens de souffler mes 70 bougies, je me mette à rendre de soi-disant services qui, d'ailleurs, ne me sont pas demandés. Tout le monde sait que je n'ai jamais eu la réputation de cacher la poussière sous le tapis ou de courber l'échine devant les grandeurs d'établissement.
(*) n° d'appel : 01 80 52 33 55. Par courriel : victimes@ciase.fr. Par courrier postal : Service Ciase - BP 30 132, 75 525 Paris Cedex 11.