LE PARISIEN WEEK-END. Dans la communauté juive ultra-orthodoxe israélienne, des femmes veulent se faire entendre sur la scène politique. Mais leur féminisme revendiqué dérange.
Dans le quartier de Méa Shéarim, à Jérusalem, où vit la communauté juive la plus pieuse de la ville, les touristes ne sont pas les bienvenus. Sur les murs beiges d’immeubles en pierre délabrés, de larges panneaux blancs et noirs invitent, en anglais et en hébreu, les voyageurs à passer leur chemin. Une mention spéciale est réservée aux femmes. « Nous vous implorons, de tout notre coeur, de ne pas traverser le secteur dans des habits “immodestes”. Les habits modestes incluent : blouse fermée à manches longues, jupe longue – pas de pantalon, aucun habit moulant », précise l’affiche, en majuscules rouges.« La vue des femmes éveille les passions des hommes, or elles doivent appartenir à 100 % à leur mari, pas au public », justifie Abraham, un riverain juif ultra-orthodoxe, ou « haredi », comme tous les habitants du quartier. Kippa sur la tête, ce chauffeur de bus de 49 ans à la barbe grisonnante, marié et père de six enfants, éclate de rire à l’idée que des femmes de sa communauté puissent un jour se lancer en politique. « Elles passeraient leur temps à se chamailler, elles savent gérer, mais elles ne savent pas diriger », devise-t-il sur le perron de son appartement en rez-de-chaussée, en terminant la cigarette que son épouse lui interdit de fumer à l’intérieur.
Il faudra pourtant qu’Abraham s’y fasse. Alors que des élections législatives anticipées viennent d’être annoncées pour le début du mois d’avril, les femmes ultra-orthodoxes, jusqu’ici absentes du débat public, commencent à se mobiliser pour gagner leur place dans les partis politiques, religieux ou laïques, et se faire élire. Une hérésie pour beaucoup, dans cette micro-société très conservatrice, aux moeurs régies par les rabbins et qui représente 12 % de la population israélienne.
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A Jérusalem, dans le quartier de Méa Shéarim, de grands panneaux rappellent aux femmes de porter des « habits modestes ». (Gali Tibbon pour Le Parisien Week-End)
« Pas de femme élue, pas de vote »
Mariées jeunes, mères de familles nombreuses, les femmes haredi ne sont pas cantonnées au foyer. Tandis que les hommes se consacrent traditionnellement à la prière et à l’étude de la Torah, 78 % d’entre elles travaillent, selon un rapport de l’Israel Democracy Institute. La politique, en revanche, demeure un privilège masculin. Même si les femmes haredi votent, aucun des trois grands partis ultra-orthodoxes, Shas, Degel HaTorah et Agoudat Israel, ne les admet comme candidates. Une discrimination de plus en plus contestée, même dans la communauté.Fille de rabbin, Esty Shushan, 41 ans, compte parmi les pionnières de cette révolte. Il y a dix ans, cette femme très religieuse, qui porte la perruque et ne serre pas la main aux hommes, travaillait comme designer graphique dans un journal local. « Il y avait des pages vides, alors j’ai commencé à écrire, sous pseudonyme, et à évoquer les problèmes des femmes haredi ignorés par les médias, comme les questions de santé ou le manque d’éducation. A l’époque, je croyais que le mot “féministe” était une insulte », se souvient-elle, assise sur le canapé en cuir de son appartement de Petah Tikva, une métropole de 230 000 habitants au nord-est de Tel Aviv.
Sur le Web, elle se met à échanger avec d’autres citoyennes haredi qui partagent ses opinions et ouvre, en 2012, la page Facebook « Lo Nivcharot, Lo Bocharot », « Pas de femme élue, pas de vote », invitant au boycott des partis haredi dans les urnes. Ce groupe virtuel a donné naissance à l’association Nivcharot, qui propose aux femmes ultra-orthodoxes des formations à la politique.
« Peu à peu, j’ai compris que, malheureusement pour moi, j’étais féministe », confie en souriant celle qui revendique l’héritage des suffragettes, ces militantes britanniques qui furent les premières à réclamer, en 1903, le droit de vote. Mais, comme ses illustres devancières, Esty Shushan prend des risques. Son activisme est mal vu au sein de la communauté. « Mes enfants ont dû changer d’école », confie-t-elle, sans s’attarder sur ce sujet sensible.
L’association fondée par Esty Shushan, 41 ans, ici dans son salon à Petah Tikva, forme les femmes haredi à la politique. (Gali Tibbon pour Le Parisien Week-End)
Le dépistage du cancer du sein, un sujet tabou
Le combat se mène aussi devant les tribunaux. Avec d’autres membres de Nivcharot, Esty Shushan a soutenu la plainte déposée en 2015 par une avocate laïque contre une clause du parti Agoudat Israel, qui limitait l’adhésion aux hommes. La haute Cour de Justice a rendu sa décision l’été dernier, et contraint le mouvement à supprimer cette règle. Ce dernier a pris acte, tout en précisant dans un communiqué publié début septembre que cela ne changerait rien à ses pratiques. « Les juges combattent notre culture, cette décision n’a aucun sens pour nous », déplore le député Uri Maklev, du parti Degel HaTorah, allié d’Agoudat Israel à la Knesset, le parlement israélien.Dans son petit bureau, l’élu justifie sans gêne cette discrimination : « La politique est un domaine très agressif, avec beaucoup de violence verbale, de coups bas. De plus, pour être élu, il faut se montrer, se promouvoir, il y a quelque chose d’immodeste là-dedans. Nous voulons préserver la dignité des femmes. »
« Nous entendons souvent cet argument, rétorque Esty Shushan, mais, en réalité, les élus masculins ne s’intéressent pas à nos problèmes. Nous avons organisé une réunion à la Knesset sur la question du cancer du sein, aucun député n’est venu. » La maladie fait des ravages dans la communauté, en raison de la difficulté à promouvoir le dépistage, un sujet tabou.
« Quand un comité de la Knesset se rassemble pour aborder les droits de travailleuses haredi, aucun parlementaire de la communauté n’est présent non plus », complète Michal Zernowitski, une activiste qui devint, en 2013, la première candidate ultra-orthodoxe à des élections, en se présentant au conseil municipal de la ville d’El’ad pour le compte du Parti travailliste.
« Adolescente, j’avais distribué des tracts pour un parti haredi, mais j’ai vite réalisé qu’il n’y avait pas de place pour moi », explique la jeune femme, les cheveux couverts d’une longue perruque brune, dans un café de la cité ultra-orthodoxe de Bnei Brak. « Les haredi comptent treize représentants au parlement et des élus dans toutes les villes d’Israël, et ce sont tous des hommes ! C’est comme si la voix des femmes n’existaitpas, s’indigne-t-elle. Les femmes se représenteraient pourtant bien mieux elles-mêmes, d’autant que la loi religieuse, la halacha, ne l’interdit pas. »
En 2013, Michal Zernowitski, ici dans la cité ultra-orthodoxe de Bnei Brak, a été la première candidate haredi à des élections en Israël. (Gali Tibbon pour Le Parisien Week-End)
« Vous voulez changer le monde ? Rejoignez-nous »
D’autres femmes suivent son exemple, encouragées par les discussions en ligne et les formations de l’association Nivcharot. « Mon père était maire adjoint, j’ai grandi dans le monde de la politique, mais j’ai toujours cru qu’il n’était pas pour moi, car je suis une femme », raconte Hila Lefkowitz, 37 ans, un thé à la main, dans une boulangerie de Petah Tikva. « Puis, un jour, j’ai vu un post de Nivcharot sur Facebook, qui disait : “Vous êtes haredi et vous voulez changer le monde ? Rejoignez-nous”, poursuit cette mère de trois garçons. J’y ai appris que, même si j’étais une femme, je pouvais faire les mêmes choses que les hommes. J’ai découvert l’existence du féminisme. »Encouragée par ses rencontres, elle décide, début 2018, de militer au sein d’un parti laïc libéral, qu’elle fréquente quelque temps avant d’être poussée dehors en raison de ses convictions religieuses. Elle tente ensuite sa chance au parti ultra-orthodoxe Shas. « Mais ils m’ont fermé la porte, car je suis une femme, regrette-t-elle. J’ai tout de même décidé de les soutenir de l’extérieur. Je suis sûre que, à la prochaine élection, ils feront de la place pour une femme. Ils me l’ont dit. En tout cas, je ne renoncerai jamais », promet- elle.
Egalement membre de Nivcharot, son amie Racheli Morgenstern, une comédienne charismatique pleine d’énergie, est parvenue, elle, à se présenter aux municipales d’octobre dernier, à la troisième place de la liste d’un parti non religieux de citoyens de moins de 30 ans. Sous une longue perruque blonde, le visage maquillé et souriant de cette fille de rabbin apparaissait alors sur de grandes affiches électorales, à tous les ronds-points de Petah Tikva.
Même si elle n’a finalement pas été élue, cette adepte des réseaux sociaux et des selfies s’est fait remarquer. « J’ai reçu beaucoup de soutiens. Une habitante de Bnei Brak m’a appelée, en numéro masqué, pour me dire que j’étais une source d’inspiration. Pendant la campagne, un passant m’a dit, “Petah Tikva est trop petite pour vous, vous finirez Première ministre !” » s’exclame-t-elle. L’idée n’effraie guère cette ambitieuse. « Quand je serai à la tête du pays, j’amènerai la paix en Israël. J’ai déjà un plan, mais vous ne pouvez pas l’écrire, il est encore secret ! »
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