«Une religion trop libérale aura du mal à survivre»
Jörg Stolz, sociologue des religions à l'Université de Lausanne, analyse la désaffection des Eglises – protestantes ou catholiques. Et le succès de l'évangélisme protestant
Au cours des dernières années, le sociologue des religions Jörg Stolz s’est penché sur une population en constante expansion en Suisse depuis les années 1960: les sans-confession. L’abandon de l’Eglise se fait souvent par simple désintérêt. Il s’explique aussi par la concurrence toujours plus forte de l’offre séculière: les psychologues, l’Etat providence ou la médecine ont pris le pas sur le pasteur, explique le chercheur. Dans ce contexte de déclin des Eglises, ce sont les mouvements très fermés sur eux-mêmes comme les évangéliques qui s’en sortent le mieux.
Lire également notre éditorial: Bienvenue dans l’âge post-protestant
Les protestants fêtent 500 ans de Réforme, mais les églises n’ont jamais été aussi vides. Assiste-t-on à une crise?
La sécularisation des sociétés occidentales est un processus à long terme et l’un des phénomènes les plus marquants des septante dernières années. S’il y a une crise, elle remonte à 1960. A cette époque, les sans-confession émergent. Aujourd’hui, ils représentent déjà 22% de la population suisse. Chaque génération est moins religieuse que la précédente.
Comment devient-on sans-confession?
Il y a surtout deux mécanismes. Le premier est la désaffiliation. Beaucoup de personnes se désaffilient parce qu’elles ne s’intéressent plus à la religion, ou parce qu’elles ne veulent pas payer les impôts ecclésiastiques. L’autre tendance consiste à ne plus baptiser ses enfants. Souvent, les deux partenaires n’ont pas la même religion alors, au lieu de choisir, on abandonne le rituel.
Lire aussi: Nous sommes tous protestants
Ce n’est pas un mouvement organisé…
Le fait d’être sans-confession n’est pas un trait fortement identitaire pour la grande majorité d’entre eux. Cependant, il existe un petit groupe de «sécularistes organisés», en Suisse, constitué d’environ 2000 personnes. Il s’agit par exemple des libres-penseurs, des sceptiques ou encore de l’IG Stiller, un groupe suisse allemand qui s’oppose aux cloches des églises.
Quelles sont les causes de cette sécularisation?
Les raisons sont sources de débats. Ce qui est certain, c’est que la modernisation crée de nombreuses alternatives séculières, qui peuvent se substituer fonctionnellement au religieux. Les religions pouvaient traditionnellement donner de la sécurité, interpréter le monde, apporter de la consolation. Mais, aujourd’hui, on a l’Etat providence, qui donne de la sécurité. La science qui interprète le monde. Et les psychothérapeutes qui apportent de la consolation. Face à une telle concurrence, les religions se trouvent sur la défensive.
Quelles sont les conséquences du retrait du religieux?
On assiste certainement à l’érosion d’une certaine culture religieuse. Mais ce que l’on constate, c’est que les valeurs pro-sociales – ne pas mentir, ne pas voler, ne pas tricher, etc. – restent importantes, même si les gens vont moins à l’église. La société peut bien fonctionner même sans religion.
La sécularisation touche-t-elle seulement les sociétés occidentales?
Non, il semble que, de manière générale, la sécularisation va avec la modernisation: plus un pays se modernise, plus il se sécularise. Paradoxalement, le monde entier devient quand même plus religieux parce que les pays peu modernisés connaissent une natalité beaucoup plus élevée que les pays modernisés.
En Suisse, le fait qu’il y ait de plus en plus de personnes sans confession et d’autres religions tend à affaiblir la légitimation du lien entre Eglise et Etat
Du point de vue mondial, le christianisme est en croissance, surtout en Afrique et en Asie. Les religions qui montent aujourd’hui sont le pentecôtisme – une branche de l’évangélisme – et l’islam. Selon les pronostics du Pew Research Center, l’islam pourrait devenir la première religion dans le monde à partir de 2070. Ces religions sont en croissance pour des raisons surtout démographiques: elles croissent là où leurs membres ont beaucoup d’enfants.
L’évangélisme, en Suisse aussi, s’en sort mieux que le protestantisme traditionnel. Pourquoi?
Ils ont plus d’enfants que la moyenne et ils se défendent davantage contre les alternatives séculières. Les évangéliques mettent l’accent sur la socialisation religieuse de leurs enfants, ils font en sorte qu’ils aient des contacts avec d’autres familles évangéliques. Ils régulent l’accès à Internet, à la télévision, aux médias, pour les éloigner des alternatives qui pourraient entrer en concurrence. Les protestants traditionnels, eux, sont plus libéraux et ouverts sur le monde extérieur. Leurs enfants sont plus exposés à la concurrence d’autres influences, ils vont donc se séculariser plus facilement.
A lire: A Tramelan, dans la rue des quatre églises
Une religion trop libérale est-elle vouée à disparaître?
Oui, si le libéralisme est poussé tellement loin qu’une religion ne se distingue que peu de la société sécularisée environnante, elle aura du mal à survivre. Etre membre ne voudra alors plus dire grand-chose.
Peut-on parler d’un retour du religieux, avec les mouvements évangéliques?
Il est vrai que les évangéliques représentent autour de 25-30% de la population américaine. Mais ils arrivent tout juste à se maintenir. On assiste au même phénomène de sécularisation aux Etats-Unis qu’en Europe, avec désormais 20% d’individus sans confession.
Qu’est-ce qui distingue les évangéliques américains des suisses?
Aux Etats-Unis, les évangéliques représentent une partie importante de l’électorat et donc une force politique de tout premier ordre. Leur soutien massif est une des raisons du succès de Donald Trump lors de la présidentielle – en dépit du fait que Trump est tout sauf croyant. En Suisse par contre, les évangéliques restent, avec environ 2% de la population, très minoritaires et ne peuvent pas véritablement influencer la politique. Aux Etats-Unis, les évangéliques sont d’ailleurs politiquement beaucoup plus conservateurs que leurs frères et sœurs suisses.
La sécularisation conduit-elle à reléguer la religion au statut d’affaire privée?
En Suisse, la religion n’a jamais vraiment été reléguée à la sphère privée. La grande majorité des cantons ne connaissent pas de séparation entre Eglise et Etat. Les églises réformées et catholiques y sont reconnues comme des institutions de droit public. Or, le fait qu’il y ait de plus en plus de personnes sans confession et d’autres religions en Suisse tend à affaiblir la légitimation de ce lien entre Eglise et Etat.
Austère, moralisateur, laborieux: y a-t-il du vrai derrière le cliché qui colle au protestant?
Oui, il y a du vrai. Le sociologue Max Weber a bien décrit l’ascétisme intra-mondain qui caractérise l’éthique protestante: travailler dur, être discipliné, chercher à satisfaire de hauts standards moraux, éviter le luxe, ne surtout pas se vanter. Les calvinistes comme les zwingliens ont propagé cette culture, que l’on perçoit encore aujourd’hui dans certains milieux, par exemple à Zurich ou à Genève. Si je pense à mon propre père, un protestant très à cheval sur la valeur du travail, je me dis que j’ai eu un exemple de cette manière de voir le monde à la maison!
https://www.letemps.ch/suisse/2017/10/30/une-religion-liberale-aura-mal-survivre
Jörg Stolz, sociologue des religions à l'Université de Lausanne, analyse la désaffection des Eglises – protestantes ou catholiques. Et le succès de l'évangélisme protestant
Au cours des dernières années, le sociologue des religions Jörg Stolz s’est penché sur une population en constante expansion en Suisse depuis les années 1960: les sans-confession. L’abandon de l’Eglise se fait souvent par simple désintérêt. Il s’explique aussi par la concurrence toujours plus forte de l’offre séculière: les psychologues, l’Etat providence ou la médecine ont pris le pas sur le pasteur, explique le chercheur. Dans ce contexte de déclin des Eglises, ce sont les mouvements très fermés sur eux-mêmes comme les évangéliques qui s’en sortent le mieux.
Lire également notre éditorial: Bienvenue dans l’âge post-protestant
Les protestants fêtent 500 ans de Réforme, mais les églises n’ont jamais été aussi vides. Assiste-t-on à une crise?
La sécularisation des sociétés occidentales est un processus à long terme et l’un des phénomènes les plus marquants des septante dernières années. S’il y a une crise, elle remonte à 1960. A cette époque, les sans-confession émergent. Aujourd’hui, ils représentent déjà 22% de la population suisse. Chaque génération est moins religieuse que la précédente.
Comment devient-on sans-confession?
Il y a surtout deux mécanismes. Le premier est la désaffiliation. Beaucoup de personnes se désaffilient parce qu’elles ne s’intéressent plus à la religion, ou parce qu’elles ne veulent pas payer les impôts ecclésiastiques. L’autre tendance consiste à ne plus baptiser ses enfants. Souvent, les deux partenaires n’ont pas la même religion alors, au lieu de choisir, on abandonne le rituel.
Lire aussi: Nous sommes tous protestants
Ce n’est pas un mouvement organisé…
Le fait d’être sans-confession n’est pas un trait fortement identitaire pour la grande majorité d’entre eux. Cependant, il existe un petit groupe de «sécularistes organisés», en Suisse, constitué d’environ 2000 personnes. Il s’agit par exemple des libres-penseurs, des sceptiques ou encore de l’IG Stiller, un groupe suisse allemand qui s’oppose aux cloches des églises.
Quelles sont les causes de cette sécularisation?
Les raisons sont sources de débats. Ce qui est certain, c’est que la modernisation crée de nombreuses alternatives séculières, qui peuvent se substituer fonctionnellement au religieux. Les religions pouvaient traditionnellement donner de la sécurité, interpréter le monde, apporter de la consolation. Mais, aujourd’hui, on a l’Etat providence, qui donne de la sécurité. La science qui interprète le monde. Et les psychothérapeutes qui apportent de la consolation. Face à une telle concurrence, les religions se trouvent sur la défensive.
Quelles sont les conséquences du retrait du religieux?
On assiste certainement à l’érosion d’une certaine culture religieuse. Mais ce que l’on constate, c’est que les valeurs pro-sociales – ne pas mentir, ne pas voler, ne pas tricher, etc. – restent importantes, même si les gens vont moins à l’église. La société peut bien fonctionner même sans religion.
La sécularisation touche-t-elle seulement les sociétés occidentales?
Non, il semble que, de manière générale, la sécularisation va avec la modernisation: plus un pays se modernise, plus il se sécularise. Paradoxalement, le monde entier devient quand même plus religieux parce que les pays peu modernisés connaissent une natalité beaucoup plus élevée que les pays modernisés.
En Suisse, le fait qu’il y ait de plus en plus de personnes sans confession et d’autres religions tend à affaiblir la légitimation du lien entre Eglise et Etat
Du point de vue mondial, le christianisme est en croissance, surtout en Afrique et en Asie. Les religions qui montent aujourd’hui sont le pentecôtisme – une branche de l’évangélisme – et l’islam. Selon les pronostics du Pew Research Center, l’islam pourrait devenir la première religion dans le monde à partir de 2070. Ces religions sont en croissance pour des raisons surtout démographiques: elles croissent là où leurs membres ont beaucoup d’enfants.
L’évangélisme, en Suisse aussi, s’en sort mieux que le protestantisme traditionnel. Pourquoi?
Ils ont plus d’enfants que la moyenne et ils se défendent davantage contre les alternatives séculières. Les évangéliques mettent l’accent sur la socialisation religieuse de leurs enfants, ils font en sorte qu’ils aient des contacts avec d’autres familles évangéliques. Ils régulent l’accès à Internet, à la télévision, aux médias, pour les éloigner des alternatives qui pourraient entrer en concurrence. Les protestants traditionnels, eux, sont plus libéraux et ouverts sur le monde extérieur. Leurs enfants sont plus exposés à la concurrence d’autres influences, ils vont donc se séculariser plus facilement.
A lire: A Tramelan, dans la rue des quatre églises
Une religion trop libérale est-elle vouée à disparaître?
Oui, si le libéralisme est poussé tellement loin qu’une religion ne se distingue que peu de la société sécularisée environnante, elle aura du mal à survivre. Etre membre ne voudra alors plus dire grand-chose.
Peut-on parler d’un retour du religieux, avec les mouvements évangéliques?
Il est vrai que les évangéliques représentent autour de 25-30% de la population américaine. Mais ils arrivent tout juste à se maintenir. On assiste au même phénomène de sécularisation aux Etats-Unis qu’en Europe, avec désormais 20% d’individus sans confession.
Qu’est-ce qui distingue les évangéliques américains des suisses?
Aux Etats-Unis, les évangéliques représentent une partie importante de l’électorat et donc une force politique de tout premier ordre. Leur soutien massif est une des raisons du succès de Donald Trump lors de la présidentielle – en dépit du fait que Trump est tout sauf croyant. En Suisse par contre, les évangéliques restent, avec environ 2% de la population, très minoritaires et ne peuvent pas véritablement influencer la politique. Aux Etats-Unis, les évangéliques sont d’ailleurs politiquement beaucoup plus conservateurs que leurs frères et sœurs suisses.
La sécularisation conduit-elle à reléguer la religion au statut d’affaire privée?
En Suisse, la religion n’a jamais vraiment été reléguée à la sphère privée. La grande majorité des cantons ne connaissent pas de séparation entre Eglise et Etat. Les églises réformées et catholiques y sont reconnues comme des institutions de droit public. Or, le fait qu’il y ait de plus en plus de personnes sans confession et d’autres religions en Suisse tend à affaiblir la légitimation de ce lien entre Eglise et Etat.
Austère, moralisateur, laborieux: y a-t-il du vrai derrière le cliché qui colle au protestant?
Oui, il y a du vrai. Le sociologue Max Weber a bien décrit l’ascétisme intra-mondain qui caractérise l’éthique protestante: travailler dur, être discipliné, chercher à satisfaire de hauts standards moraux, éviter le luxe, ne surtout pas se vanter. Les calvinistes comme les zwingliens ont propagé cette culture, que l’on perçoit encore aujourd’hui dans certains milieux, par exemple à Zurich ou à Genève. Si je pense à mon propre père, un protestant très à cheval sur la valeur du travail, je me dis que j’ai eu un exemple de cette manière de voir le monde à la maison!
https://www.letemps.ch/suisse/2017/10/30/une-religion-liberale-aura-mal-survivre