En France, l’islam turc cultive sa spécificité
Anne-Bénédicte Hoffner et Florence Pagneux (à Nantes), le 28/06/2017 à 16h38
Mis à jour le 28/06/2017 à 17h56
la première fois d’un Franco-Turc, Ahmet Ogras, à la tête du Conseil français du culte musulman (CFCM), attire les projecteurs sur l’islam turc en France.
Un islam très marqué par l’histoire de son pays d’origine et par une laïcité conçue comme un contrôle étroit de la religion par l’État.
La mosquée de la communauté turque à Nantes, édifiée en 2009, et son minaret culminant à 24 mètres.
La mosquée de la communauté turque à Nantes, édifiée en 2009, et son minaret culminant à 24 mètres. / Castelli/Andia
Avec ses pierres claires finement taillées et son minaret culminant à 24 mètres, l’architecture soignée de la mosquée « ottomane » de Nantes ne passe pas inaperçue. « Les gens n’osent pas entrer mais on les accueille avec plaisir », lance Ahmet, chef d’entreprise et membre du bureau de l’association qui la gère. Fondée en 1983 pour réunir la communauté turque locale, ses objectifs ont évolué au fil du temps. « Les gens ne voulaient plus retourner au pays mais construire leur vie en France », raconte Hidayet, 26 ans, trésorier et auditeur financier, né à Nantes. « L’association vise donc à construire des passerelles entre les cultures turque et française. » Ses responsables insistent sur la volonté d’ouverture sur la ville de son association, dotée d’un centre culturel ouvert à tous.
Édifiée en 2009 sur un terrain trouvé par la mairie, la mosquée a été entièrement construite par les fidèles de l’association. « Nous ne voulions dépendre que de nous-mêmes », souligne Ahmet. Coût de l’opération : 2,7 millions d’euros, financés par les cotisations des membres de l’association (qui réunit 450 familles) et un emprunt bancaire. La salle du haut est réservée aux femmes et celle du bas, aux hommes. C’est là que l’imam prêche sur « la conduite à tenir et la vie quotidienne ». Comme il ne parle pas français, l’association va s’équiper d’oreillettes de traduction. À l’enseignement religieux s’ajoute celui du turc, prodigué par deux professeurs de langue recrutés par le consulat de Turquie. Comme Guray, installée à Nantes depuis dix mois, qui constate « une forte demande » pour ses cours.
Parler de tout sauf de politique
Pas question en revanche d’évoquer l’actualité en Turquie, marquée ces derniers jours par une succession de nouvelles confirmant la « réislamisation » du pays : organisation de prières pendant le Ramadan dans le « musée » de Sainte-Sophie, confiscation d’une cinquantaine de monastères et cimetières appartenant à l’Église syrienne orthodoxe… « Ici, on parle de tout sauf de politique », prévient Ahmet, en désignant les affiches au mur enjoignant à éviter le sujet. « Il y a trop d’avis divergents », glisse Hidayet.
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L’arrivée à la tête du CFCM d’un Franco-Turc place cet islam turc sous les projecteurs. Un islam réputé discret, et qui cultive ses spécificités, étroitement liées à l’histoire de son pays d’origine : influence des traditions soufies, influence aussi d’une laïcité comprise comme un contrôle étroit de la religion par l’État. Il est présent en France à travers plusieurs courants : le mouvement Hizmet, piloté par Fetullah Gülen et accusé par Erdogan d’avoir fomenté un coup d’État contre lui à l’été 2016, ou le Milli Görus, mouvement à l’origine de différents
partis islamistes, dont l’AKP du président turc. Mais le plus important, dans une Turquie hantée, depuis la chute de l’Empire ottoman, par la peur de la division, c’est l’islam « d’État » – dont relève la mosquée de Nantes.
La Turquie paie des imams
Cet islam « officiel » est placé directement sous l’autorité du premier ministre de Turquie, par l’entremise de la puissante Présidence des affaires religieuses (Diyanet), qui emploie plus de 100 000 fonctionnaires et dont l’objectif est « d’unifier l’islam et de le mettre au service de l’État, quelle que soit son idéologie, hier laïciste, aujourd’hui conservatrice », explique un spécialiste. « Sauf exception, l’État turc ne finance jamais la construction de mosquées, explique Benjamin Bruce, chercheur à Sciences-Po. En revanche, il envoie des imams et paie leurs salaires, ce qui représente un soutien financier considérable. Dans chaque pays, un conseiller religieux (rattaché à l’ambassade) et un ou plusieurs attachés religieux (rattachés aux consulats) sont envoyés par la Diyanet pour coordonner les activités des imams. »
Entretien avec Benjamin Bruce : « Le discours sur “l’islam de France” a un écho limité dans les mosquées turques »
Propulsé à la tête du CFCM grâce à l’appui de ce réseau, Ahmet Ogras fera-t-il avancer cet « islam de France » attendu par les pouvoirs publics et la société française ? Benjamin Bruce s’avoue sceptique : « D’abord parce que le CFCM a peu de légitimité auprès des musulmans de France, et peu de capacités pour intervenir dans le champ religieux. » En raison aussi du profil de l’intéressé, qui représente selon lui « une nouvelle génération franco-turque très pro-Erdogan ».
Anne-Bénédicte Hoffner et Florence Pagneux (à Nantes)
http://www.la-croix.com/Religion/Islam/En-France-lislam-turc-cultive-specificite-2017-06-28-1200858855