*** w98 15/5 p. 28-30 Qu’est-ce que le Talmud ? ***
“ Le Talmud est indéniablement l’une des productions littéraires les plus remarquables de tous les temps. ” — The Universal Jewish Encyclopedia.
“ [Le Talmud est] l’une des grandes réalisations intellectuelles de l’humanité, un document si dense, si riche, si subtil qu’il a occupé des esprits brillants pendant plus d’un millénaire et demi. ” — Jacob Neusner, érudit juif.
“ Le Talmud est le pilier central qui soutient tout l’édifice spirituel et intellectuel de la vie juive. ” — Adin Steinsaltz, rabbin et talmudiste.
AU COURS des siècles, le Talmud a exercé sur les Juifs une profonde influence. Mais s’il a fait l’objet de commentaires élogieux tels que ceux reproduits ci-dessus, il a également été dénigré ; quelqu’un l’a qualifié de “ mer d’obscurité et de boue ” et on l’a souvent considéré comme une œuvre blasphématoire inspirée par le Diable. À diverses reprises, des papes l’ont fait censurer, confisquer ou brûler sur les places publiques d’Europe.
Qu’est au juste ce document qui a déchaîné tant de controverses ? En quoi occupe-t-il une place à part dans la littérature juive ? Pourquoi a-t-il été écrit ? Comment expliquer son influence considérable sur le judaïsme ? Peut-il intéresser des non-Juifs ?
Au cours des 150 ans qui suivirent la destruction du temple de Jérusalem, survenue en 70 de notre ère, des académies rabbiniques disséminées en Israël se lancèrent fiévreusement à la recherche d’un nouveau cadre pour la pratique religieuse juive. Les sages débattirent des diverses traditions de la loi orale et les codifièrent, puis, bâtissant sur ce fondement, introduisirent dans le judaïsme des interdictions et des obligations supplémentaires destinées à fournir, le temple ayant disparu, une direction pour une vie de sainteté. Ce nouvel édifice spirituel trouva son expression dans la Mishna, compilée par Yehoudah ha-Nassi au début du IIIe siècle.
La Mishna constituait une œuvre indépendante ; les opinions qu’elle renfermait n’étaient justifiées par aucune référence scripturaire. La disposition de son contenu et même l’hébreu dans lequel elle était rédigée la distinguaient du texte biblique. Les décisions des rabbins cités dans la Mishna étaient destinées à régler en tout lieu la vie quotidienne des Juifs. “ La Mishna était la constitution d’Israël, écrit Jacob Neusner. Elle réclamait assentiment et respect de ses règles. ”
Mais qu’arrivait-il si quelqu’un refusait de reconnaître aux sages cités dans la Mishna une autorité équivalente à celle de l’Écriture révélée ? Les rabbins devaient alors démontrer que les opinions des tannaïm (enseignants de la loi orale) étaient en parfaite harmonie avec les Écritures hébraïques. D’autres commentaires se révélaient nécessaires. Il fallait expliquer et justifier la Mishna, prouver qu’elle tirait son origine de la Loi donnée à Moïse au Sinaï. Les rabbins s’appliquèrent à montrer que la loi orale et la loi écrite relevaient du même esprit et du même dessein. Loin de mettre un terme à l’élaboration du judaïsme, la Mishna devenait à son tour un support pour les discussions et les débats religieux.
Le Talmud en formation
Les rabbins qui relevèrent ce nouveau défi reçurent le titre d’Amoraïm (“ interprètes [de la Mishna] ”). Chaque académie était groupée autour d’un maître éminent. Tout au long de l’année, un petit cercle de docteurs et d’étudiants se réunissait pour débattre. Mais les sessions les plus importantes avaient lieu deux fois par an, aux mois d’Adar et d’Éloul, lorsque l’activité agricole était ralentie et que des centaines, voire des milliers de Juifs pouvaient assister aux débats.
Adin Steinsaltz explique : “ Le chef de l’académie présidait, assis sur une chaise ou sur une natte. Devant lui, au premier rang, prenaient place les docteurs en vue, y compris ses collègues et ses meilleurs élèves, et derrière lui tous les autres docteurs. [...] Les places étaient attribuées en fonction d’une hiérarchie strictement définie. ” Pour commencer, on récitait un passage de la Mishna, puis on le comparait avec des matières parallèles ou complémentaires rassemblées par les Tannaïm mais absentes de la Mishna. Alors commençait l’analyse proprement dite. On posait des questions et l’on examinait les contradictions afin de découvrir une harmonie interne entre les différents enseignements. On recherchait également dans les Écritures hébraïques des textes susceptibles de soutenir les enseignements rabbiniques.
Bien que très structurées, les discussions étaient animées, parfois même houleuses. Un sage cité dans le Talmud parle d’“ étincelles de feu ” bondissant d’une bouche à l’autre (Houllin 137b, Talmud de Babylone). Au sujet du déroulement des sessions, Adin Steinsaltz écrit : “ Le chef d’académie ou le sage chargé du cours donnait sa propre interprétation des problèmes. Souvent, les docteurs présents dans l’assistance le bombardaient ensuite de questions en s’appuyant sur des sources différentes, sur l’opinion d’autres commentateurs ou sur leurs propres conclusions logiques. Parfois, le débat était très bref et se limitait à une réponse claire et sans appel à une question donnée. Dans d’autres cas, les docteurs proposaient des solutions divergentes et un grand débat s’ensuivait. ” Tous les assistants étaient libres de participer. La session terminée, le problème et la solution adoptée étaient transmis à d’autres académies qui les réexaminaient.
Toutefois, les sessions ne consistaient pas uniquement en débats juridiques interminables. On appelle Halakha l’ensemble des règles de conduite pratiques qui constituent le système légal de la vie religieuse juive. Ce terme est formé sur une racine hébraïque qui signifie “ aller ” ; il désigne par conséquent la “ voie dans laquelle on doit marcher ”. Toutes les autres questions (anecdotes concernant les rabbins et les personnages bibliques, aphorismes, concepts théologiques et philosophiques) sont regroupées sous le nom de Aggada (littéralement : “ récit ”). Dans les débats rabbiniques, la Halakha voisine constamment avec la Aggada.
On lit dans Le monde du Talmud (angl.), de Morris Adler : “ Un sage enseignant interrompait parfois une discussion juridique longue et difficile par une digression de nature moins aride et plus édifiante. [...] Nous trouvons ainsi des légendes et de l’histoire, de la science contemporaine et du folklore, de l’exégèse et de la biographie bibliques, de l’homélie et de la théologie, le tout formant ce qui pourrait sembler, aux yeux d’une personne peu accoutumée aux méthodes des académies, un curieux mélange d’éléments désordonnés. ” Mais, pour les docteurs des académies, toutes ces digressions avaient un but et se rapportaient au point discuté. La Halakha et la Aggada étaient les matériaux du nouvel édifice en cours de construction dans les écoles rabbiniques.