Évangile selon Matthieu & le Talmud_1
Il est aujourd’hui attesté par une grande partie de la recherche que les Sages du Talmud, certainement à l’initiative de R. Gamaliel II de Yabneh, ont exclu les groupes judéo-chrétiens de la Synagogue. Cette démarche marquant la rupture entre juifs d’obédience pharisienne et juifs adeptes du mouvement de Jésus intervint à la fin du ier siècle. Elle est manifestée par une malédiction liturgique du nom de Birkat ha-minim couramment traduite par « bénédiction des hétérodoxes (ou des hérétiques) ». Ce processus d’exclusion a marqué de son empreinte le regard des Sages du Talmud sur les juifs d’obédience messianique croyant en Jésus1.
2La question de la Birkat ha-minim a été l’objet de nombreux travaux tendant à explorer sa formulation, son objet, ses destinataires ou encore sa percée historique2. Il convient toutefois de remarquer que la question de savoir dans quelle mesure les Sages connaissaient dès le iie siècle des fragments d’écrits chrétiens n’a quasiment pas mobilisé les critiques. Ce dossier pourtant crucial permet de comprendre sous de nouveaux éclairages les relations entre les Sages du Talmud, et particulièrement les tannaïm et les adeptes juifs du mouvement de Jésus. Ces adeptes, juifs de naissance, dont les conceptions religieuses deviendront progressivement après 70 un délit de pensée.
3La présente étude a comme objectif d’essayer de donner des éléments de réponse à plusieurs questions : Dans quelle mesure les Sages du Talmud, à une époque aussi reculée que le iie siècle avaient-ils connaissance de textes se rapportant aux Évangiles ? Quelles étaient, dans le monde chrétien, la nature et la constitution des Évangiles tétramorphes à cette même époque ? Est-il possible de déceler des mentions scripturaires propres à la littérature néotestamentaire dans le corpus talmudique ?
4Dans un premier temps, on citera les témoignages textuels du corpus talmudique qui laissent entrevoir la mention du mot Évangile (εύαγγέλιον).
État de la recherche
3 Selon le manuscrit d’Erfurt (Ed. M. S. Zuckermandel, p. 129). Voir pour les variantes de ce passage (...)
5Le premier passage qui doit être cité provient de la Tosefta Sabbath XIII, 53 :
4 Ces mots sont absents du manuscrit d’Erfurt et du manuscrit de Londres (British Museum Add. 27. 296 (...)
5 Dans la première édition de la Tosefta (Compendium talmudique d’Alfasi, V) ainsi que dans le manusc (...)
6 Le verbe koreh est certainement à corriger en koder qui signifie « découper » et correspond mieux a (...)
7 Dans le manuscrit de Londres (British Museum Add. 27. 296) on trouve la forme plurielle « on entre (...)
8 Dans le manuscrit de Londres, c’est encore la forme plurielle négative « on n’entre pas » qui est m (...)
9 Dans le manuscrit de Vienne (S. Lieberman, The Tosefta, p. 58), on trouve la formule : « Que le liv (...)
10 Dans le manuscrit de Vienne (S. Lieberman, The Tosefta, p. 59), on trouve « pourra-t-on les effacer (...)
[En cas d’incendie]4, on ne sauve pas les guilyonim et les livres des Minim, ils brûlent sur place avec les mentions [du Nom de Dieu qu’ils renferment]. R. Yossi le Galiléen5 dit : « Les jours de semaine, on se met à lire6 les mentions [du Nom de Dieu], et on les met à l’abri, tandis qu’on brûle le reste ». R. Tarfon déclare : « Que je sois privé de mes enfants [plutôt que de manquer], si [ces livres] tombaient dans mes mains de les brûler, eux, et les mentions [du Nom de Dieu qu’ils renferment], car si l’on me poursuit, j’entrerai7 dans un lieu d’idolâtrie mais je n’entrerai pas8 dans leurs maisons, car les idolâtres (serviteurs de dieux étrangers) ne Le connaissent pas et Le renient alors qu’eux Le connaissent et Le renient ». Et c’est pour eux que le verset dit : « Derrière la porte et les linteaux, tu as installé ton mémorial » (Is 57, . R. Ismaël dit : « Puisque pour faire la paix entre un homme et sa femme, Dieu dit : Que mon Nom9 écrit dans la sainteté soit effacé avec de l’eau ; les livres des Minim qui entraînent l’inimitié, la jalousie et les dissensions entre le peuple juif et son Père qui est aux cieux, à plus forte raison pourra-t-on les briser10, eux, et les mentions [du Nom de Dieu qui s’y trouvent] ». Et c’est pour eux que le verset dit : « Certainement, je hais ceux qui te haïssent, et ceux qui se dressent contre toi, je les déteste. Je les hais infiniment, je les considère comme des ennemis » (Ps 139, 21-22). Et de même qu’on ne les sauve pas d’un incendie, on ne les sauve pas non plus d’un éboulement, d’une inondation et de tout ce qui pourrait les perdre.
11 Cf. J. H. Schorr, « Shegagot Talmud », dans Hehalutz 1 (1852), p. 57.
12 Cf. J. M. Jost, Geschichte des Judentums und Seinersekten, Leipzig, 1858, vol. II, p. 39-40.
13 Cf. J. Derenbourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine, d’après les Talmuds et le (...)
14 Cf. A. H. Goldfahn, « Über den Ursprung und die Bedeutung des Ausdruckes «Min» im babyl. und jerus. (...)
15 Cf. H. Graetz, History of the Jews from the Reign of Hyrcanus (135 B.C.E) to the Completion of the (...)
16 Cf. L. Goldschmidt, Der Babylonische Talmud mit Einschluss der Vollstaendigen Misnah, Berlin, 1925, (...)
17 Cf. B. W. Helfgott, The Doctrine of Election in Tannaitic Literature, New York, 1954, p. 85.
6L’une des questions fondamentales liées à ce passage est l’identification du terme « guilyonim » (גיליונים). Ce terme a fait l’objet d’importantes études depuis le xixe siècle. Parmi les critiques s’étant intéressés à son analyse, nombreux sont ceux qui proposent d’y voir la corrélation guilyonim/Évangile. C’est par exemple le cas avec J. H. Schorr11, J. M. Jost12, J. Derenbourg13, A. H. Goldfahn14, H. Graetz15, L. Goldschmidt16 et B. W. Helfgott17. Selon cette approche, le vocable « guilyonim » serait une translittération hébraïque du grec εύαγγέλιον (euaggelion).
18 Cf. L. Blau, art. « Gilyonim », dans The Jewish Encyclopedia, New York/Londres, 1925³, vol. V, p. 6 (...)
7Selon L. Blau, le terme « guilyonim » fait référence aux Évangiles sans être porteur d’une quelconque connotation péjorative. De plus, ce critique suppute que la forme brève הגליון (haguil(a)yon) devait être la plus ancienne et définissait non pas plusieurs Évangiles différents, mais plutôt diverses copies du même Évangile18.
19 Cf. C. C. Torrey, Documents of the Primitive Church, New York/Londres, 1941, p. 100-101. Notons que (...)
8C. C. Torrey admet également la relation guilyonim/Évangiles en considérant que seule une étude philologique et sémantique peut permettre de clarifier l’origine de ce cryptogramme. Dans cet esprit, ce critique se demande pourquoi précisément un terme grec tel euaggelion désignerait les Évangiles dans la littérature talmudique. En effet, il est difficile de penser que les Sages du Talmud rédacteurs de ce passage de la Tosefta Sabbath aient délibérément choisi un vocable issu d’une langue étrangère afin de qualifier les Évangiles. Il est tout aussi difficilement imaginable que les juifs disciples de Jésus considérant les Évangiles en tant que livres inspirés se soient servis d’un terme grec pour qualifier ces textes. Ces deux problématiques énoncées, Torrey développe l’idée suivante : la traduction araméenne des Évangiles emploie le terme de בשורא (besora) pour rendre euaggelion. En outre, ce même terme araméen est rendu par ce même terme grec dans certains passages de la Septante comme notamment en 2 Sm 18, 19-27, où l’on trouve les formes εύαγγελιω (euaggelio) ; εύαγγελίας (euaggelias) ; εύαγγελιη (euaggelie) ; εύαγγελία (euaggelia) ; εύαγγελιζόμενος (euaggelizomenos) ; εύαγγελίαν (euaggelian). D’autre part, la traduction araméenne de l’Évangile selon Marc est introduite par les mots : ריש בשורתא די ישוע משיחא (rech besoratha di yeshua meshih’a) qui signifient littéralement « Commencement de la nouvelle de Jésus le Messie » et qui est rendue en grec par Άρχή του εύαγγελίου Ίήσου Χριστου (Arkhé tou euaggeliou Iesou Khristou). Au niveau du contexte historique, les judéo-chrétiens utilisaient certainement le terme araméen besorah pour désigner les Évangiles. Or, selon Torrey, les Sages se sont radicalement opposés à l’emploi d’un terme hébraïco-araméen pour qualifier un corpus littéraire qui sera progressivement défini comme dissident de leurs normes. Par voie de conséquence, quand les judéo-chrétiens seront considérés comme officiellement déviants, assimilés aux païens et définitivement exclus, les Sages préféreront opter pour le terme grec euaggelion en le translittérant en hébreu, plutôt que pour le terme besorah jugé comme chargé d’un fondement biblique trop profond19.
20 Cf. G. F. Moore, « The Definition of the Jewish Canon and the Repudiation of Christian Scriptures » (...)
9G. F. Moore met en évidence le sens originel du terme « guilyonim » (גיליונים) qui se rapporte aux parties non écrites ou encore aux espaces blancs d’un parchemin. De la sorte, il montre que la traduction la plus plausible de ce cryptogramme serait certainement « marge ». De cette manière, il suppose que la littérature talmudique s’est livrée à une extension entre la signification première de ce vocable et le message que l’on voulait transmettre des Évangiles. Ainsi, la démarche aurait été de mettre sur un même pied d’égalité les blancs des rouleaux de parchemin et le caractère vide des Évangiles. Il s’agirait ainsi d’un véritable glissement sémantique qui aurait été réalisé par les Sages afin d’insister sur l’aspect futile de l’Évangile. En outre, selon G. F. Moore, les amoraïm de la Baraïta de Sabbath 116a étaient ignorants de l’origine du terme « guilyonim ». En revanche, ils connaissaient son sens initial de « marges » ou « espaces blancs » et l’auraient affilié aux Évangiles pour faire ressortir le fait que les « Évangiles ne sont rien de plus qu’un espace blanc »20.
21 Cf. L. Ginzberg, « Some Observations on the Attitude of the Synagogue towards the Apocalyptic-Escha (...)
10En effet, on peut se demander à juste titre dans quelle mesure les amoraïm de la Baraïta de Sabbath 116a et du TJ Sabbath XVI, 1, 15c, connaissaient la signification initiale de « guilyonim ». Tout porte à croire que tel ne fut pas le cas, notamment par la question de savoir si l’on parle des guilyonim d’un rouleau de la Torah rapporté par la Baraïta. De fait, il est possible de penser que ce terme a été retranscrit dans les versions judéennes et babyloniennes des Talmud alors que les amoraïm n’en possédaient plus le sens21. Si l’on accepte cette lecture, on doit donc conclure que la juxtaposition de גיליונים (guilyonim) avec מינים סיפרי (sifre minim) ne signifie pas que chacun de ces deux termes possède son propre sens, mais plutôt qu’ils furent rapportés par les deux versions du traité Sabbath en se fondant sur la version de la Tosefta.
22 Cf. S. Lieberman, Tosefta Ki-Fshutah, p. 206 note 16.
11S. Lieberman estime au contraire que le sens de « guilyonim » était connu des amoraïm de la Baraïta de Sabbath 116a. Il fonde son propos en proposant une lecture différente du passage talmudique qui serait non pas גיליונים וסיפרי מינים (guilyonim vesifre minim) mais (guilyonim shel sifre minim) סיפרי מינים גיליונים של c’est-à-dire « les guilyonim des livres des Minim » à la place des « guilyonim et les livres des Minim ». Cette lecture l’amène à penser que « guilyonim » se réfère aux Évangiles joints à la Torah. Ainsi, les Sages, au fait de la signification de ce cryptogramme, auraient statué sur les guilyonim/Évangiles en refusant de les sauver d’un incendie un jour de Sabbath, et ce, bien que se composant de mentions du Nom de Dieu. Finalement, la démarche halakhique concernant les « livres des Minim » est identique à celle relative aux guilyonim/Évangiles joints à la Torah. Dans tous les cas de figure, on ne sauve ni les uns ni les autres22.
23 Cf. G. F. Moore, Judaism in the First Centuries of the Christian Era. The Age of the Tannaim, Londr (...)
12Dans un autre de ces travaux, Moore ajoute quelques intéressantes remarques sur cette question. Il fait d’abord remarquer que la littérature talmudique ne témoigne d’aucun nom hébraïque définissant les Évangiles. À l’opposé de Torrey, ce critique affirme que le vocable « guilyonim » n’est pas le produit d’une traduction d’une locution sémitique mais la perpétuation d’un nom originel non hébraïque transmis par les Sages23.
Les mentions de εύαγγέλιον (euaggelion) dans le Talmud
13La mention de « guilyonim » se retrouve également dans un passage de TB Sabbath 116a. Ce texte qui est un parallèle de Tosefta Sabbath XIII, 5 fait apparaître aux noms de R. Meïr et de R. Yohanan d’autres propos relatifs aux « guilyonim ». Ainsi, on peut lire :
R. Meïr les appelait : « aven-guilyon », R. Yohanan les appelait : « avon-guilyon ».
24 Il faut donc avoir recours aux manuscrits ainsi qu’au corpus de R. Rabbinowicz, Diqduqé Soferim, Va (...)
25 Notons que cette glose n’apparaît pas non plus dans les éditions courantes. Voir R. Rabbinowicz, Di (...)
14Notons tout d’abord, que cette phrase n’apparaît pas dans les éditions courantes du Talmud de Babylone du fait de la censure chrétienne s’étant exercée au Moyen Âge24. On peut déjà souligner que ce propos se compose d’un commentaire cacophémique sur le terme « guilyonim ». Il semble s’agir en fait d’une distorsion du terme grec εύαγγέλιον translittéré en deux groupes de mots qui sont אוון גליון(aven guilayon) et עוון גליון (avon guilayon). Dans la glose de Rachi sur ce passage, il est stipulé qu’il est fait référence aux livres des Minim que R. Meïr nommait aven guilayon du fait qu’ils [les chrétiens] l’appelaient אוונגיל״א (evangila)25. Il semblerait donc que Rachi ait voulu expliquer le propos de R. Meïr en le retranscrivant afin de former une glose en français. À cet égard, il paraît ne faire aucun doute que « evangila » soit relatif aux Évangiles.
15Il sera donc question d’essayer de comprendre si les propos de R. Meïr et de R. Yohanan peuvent être expliqués en ce sens. Pour ce faire, il semble opportun de commencer à s’interroger sur la signification des préfixes aven et avon au travers d’une étude lexicographique.
26 Cf. E. ben Iehuda, Thesaurus Totius Hebraitatis et Veteris et Recentioris, Jérusalem, 1950, vol. I, (...)
27 Cf. A. Kohut, Aruch Completum, vol. I, p. 45, qui présente aven uniquement comme le préfixe de la f (...)
16Dans la littérature biblique, le substantif aven peut exprimer le mal, l’iniquité, le mensonge, la tromperie, l’injure, la calamité, le châtiment, l’injustice, la déception et le culte idolâtre. Le terme avon désigne l’iniquité, mais également la transgression, la culpabilité causée par la transgression, le châtiment comme conséquence de la faute, et le crime26. En ce qui concerne la littérature talmudique, le terme aven désignera quelque chose de creux, de vide mais aura également le sens de mensonge et de vanité. Concernant avon, il s’agira de l’idée d’erreur voire de perversion27.
28 Cf. W. Bacher, « Le mot «minim» dans le Talmud désigne-t-il quelquefois des chrétiens ? », dans Rev (...)
17Selon W. Bacher, le sens de aven est « injustice » ou « idolâtrie » alors que avon signifierait « péché ». Ce critique considère que R. Meïr et R. Yohanan s’emploient à la méthode du notaricon, ce qui consisterait à rendre le vocable grec εύαγγέλιον (euaggelion) par deux termes hébraïques. Il ne fait aucun doute selon W. Bacher que les propos de ces deux Sages se rapportent aux guilyonim dont il est question dans la Baraïta. Ainsi, guil(a)yon signifierait « Évangile » tandis que guilyonim « serait les exemplaires de ce livre »28.
29 Cf. R. T. Herford, Christianity in Talmud and Midrash, Londres, 1903, p. 163-164.
18Selon R. T. Herford, R. Yohanan aurait eu à l’esprit le propos de R. Meïr et s’en serait inspiré afin d’en donner sa propre lecture. Pour ce critique, il est indéniable que le « jeu d’esprit » initial de R. Meïr autant que celui qui lui succède émanant de R. Yohanan désignent l’Évangile. Ce qui l’amène à conclure que le terme euaggelion était connu aux époques de ces deux Sages et qu’il avait même un usage commun. Il aurait pu ainsi avoir un sens générique afin de désigner les « livres des Minim » et faire référence à plusieurs corpus différents.29
30 Cf. D. Sperber, art. « Sifrei ha-minim », dans Encyclopaedia Judaica, Jérusalem, 1971, vol. XIV, p. (...)
19D. Sperber propose une thèse similaire en expliquant que les jeux de mots satiriques opérés par R. Meïr et R. Yohanan sont la preuve que le terme « guilyonim » se réfère à l’Évangile. D’autre part, il propose de traduire aven guil(a)yon par « rouleau de mensonge » et avon guil(a)yon par « rouleau de transgression ». Par voie de conséquence, en dépit des mentions du Nom de Dieu et des versets scripturaires qu’ils contiennent, ces rouleaux ne peuvent être sauvés d’un incendie un jour de Sabbath30.
31 Voir les intéressantes remarques d’ordre littéraire allant dans le sens de cette analyse chez R. Gi (...)
20De fait, bien qu’à la lecture du passage de la Tosefta, il subsistât certaines incertitudes quant à l’identification des « guilyonim » en tant qu’Évangiles, force est de reconnaître qu’avec les propos de R. Meïr et de R. Yohanan, cette affiliation ne semble plus faire aucun doute. Cela ne veut pas dire pour autant que les « guilyonim » expriment systématiquement une relation avec les Évangiles. En fait, on peut postuler pour un glissement sémantique entre les deux sens de ce terme. Une forme de transition qui se serait effectuée entre le sens initial de guilyonim/marges ou espaces blancs, puis le sens second de guilyonim/Évangiles. Il devient donc possible de proposer le schéma suivant : dans les passages susmentionnés, les « guilyonim » sont relatifs aux Évangiles, alors qu’à l’origine le sens de ce vocable n’était autre que celui de « marges » ou « d’espaces blancs ». La question est donc maintenant de savoir pourquoi justement un glissement s’est opéré entre ces deux sens ? On doit d’emblée commencer par dire que les distorsions du terme grec euaggelion effectuées par R. Meïr et par R. Yohanan viennent éclairer la signification du terme « guilyonim » jusque-là cryptée. R. Meïr se fonde sur le sens initial de marges ou d’espaces blancs et estime que les Évangiles ne sont autres qu’un rouleau vide de sens, voire un rouleau de mensonge ; alors que pour R. Yohanan les Évangiles sont à définir comme un rouleau de transgression. Il semblerait qu’avec ce dernier une étape soit franchie, car on passe de l’idée de vacuité à celle de transgression religieuse avec toutes les conséquences que cela implique31. Dans cette perspective, il devient possible de subodorer que les rédacteurs du passage de la Tosefta devaient connaître les propos de R. Meïr en faisant usage du terme « guilyonim ». En conséquence, ce terme se composait déjà en filigrane de l’approche de R. Meïr. En résumé, il devient envisageable de faire la lecture suivante du passage de T Sabbath XIII, 5 : « [En cas d’incendie], on ne sauve pas les Évangiles car ils n’ont aucune valeur et sont même emplis de mensonges ».
21À ce stade de la recherche, au moins deux remarques peuvent être émises :
32 Cette assertion peut être affermie par la suite du passage de Sabbath 116a-b
où il est question d’u (...)
La combinaison des termes aven et avon avec guil(a)yon est une distorsion du vocable grec εύαγγέλιον (euaggelion) et désigne les Évangiles. Cela, bien que l’origine de la forme singulier גליון (guil(a)yon) n’ait pas ce sens mais plutôt celui de « marges » ou « d’espaces blancs »32.
À la fin de la première moitié du iie siècle, R. Meïr devait avoir connaissance de l’existence d’une forme certainement partielle des Évangiles. Il savait les rattacher aux judéo-chrétiens et se positionner à leur égard.
22Ces remarques formulées, il convient cependant de s’interroger encore sur un point. En effet, on ne pourra leur donner toute leur pertinence qu’en explorant les occurrences du terme εύαγγέλιον (euaggelion) dans les sources chrétiennes. La question qui retiendra notre attention sera donc de savoir si au iie siècle, le terme euaggelion pouvait désigner les Évangiles.
Le sens de εύαγγέλιον (euaggelion) dans les sources chrétiennes
33 Sur la question de ce terme dans les Épîtres pauliniennes, voir W. H. Kelber, Tradition orale et éc (...)
34 Cf. Pour proclamation : Mt 4, 23 ; 9, 35 ; 24, 14 ; 26, 23 ; Mc 1, 14 ; 13, 10 ; 14, 9 ; 16, 5 ; Ga (...)
35 Cf. Pour « Évangile de Dieu » : Mc 1, 14 ; Rm 1, 1 ; 15, 16 ; 1 Th 2, 2 ; 8, 9 ; 1 P 4, 17 ; 1 Tm 1 (...)
23Les mentions les plus anciennes du terme εύαγγέλιον (euaggelion) figurent dans le corpus paulinien. Dans cette littérature, son emploi semble être celui d’un terme technique servant à édifier le message christique et surtout à élaborer sa proclamation. Il est à présumer que ses racines sont à chercher dans l’activité missionnaire de Paul de Tarse33. Notons que ce terme n’apparaît ni dans l’Évangile de Luc ni dans celui de Jean, cependant sa mention dans la littérature gréco-romaine dans le sens de « nouvelle » ou de « bonne nouvelle » semble avoir influencé l’Évangile selon Matthieu, l’Évangile selon Marc ainsi que les Actes des Apôtres. En outre, dans ces textes la signification de ce terme s’étendra au travers du triptyque : proclamation, prédication, audition34. On peut également souligner que le terme euaggelion se trouve dans les formules « Évangile de Dieu », « Évangile du Christ », « Évangile de Notre Seigneur » ou encore « Évangile du Royaume »35.
36 Cf. R. H. Gundry, « ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ : How Soon a Book ? », dans Journal of Biblical Literature 115 (1996 (...)
37 Cf. H. Koester, Ancient Christian Gospels : Their History and Development, Londres, 1990, p. 15 ; 1 (...)
24Il convient de noter que l’emploi de ce terme est également fréquent dans la littérature apostolique. Cependant, il est difficile de déclarer s’il désigne les Évangiles dans leur forme définitive. Il semblerait plutôt que leur usage se réfère au sens paulinien, à savoir celui d’immédiateté et de dynamisme dans la proclamation orale du message christique. Dans cette optique, R. H. Gundry estime que la littérature apostolique utilise des livres qui sont devenus canoniques, mais qu’elle ne faisait pas usage du terme εύαγγέλιον (euaggelion) afin de les qualifier36. Cela reviendrait à dire que dans la littérature apostolique du iie siècle, ce terme n’avait alors pas l’usage commun d’Évangile. H. Koester renforce cette approche en supposant que certains auteurs ont assemblé leurs matériels évangéliques de documents écrits, toutefois cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient appelé ces documents euaggelion dans le sens d’Évangile37.
38 Cf. Justin de Naplouse, Dialogue avec le juif Tryphon, 10, 2 ; 100, 1 (trad. G. Archambault ; L. Pa (...)
39 Comme il a déjà été remarqué, Justin fait usage du pluriel εύαγγέλια (euaggelia) en 1 Apol 66, 3. C (...)
40 Cf. C. H. Cosgrove, « Justin Martyr and the Emerging Christian Canon : Observations on the Purpose (...)
41 Cf. H. Koester, Ancient Christian Gospels, p. 37-39 ; C. H. Cosgrove, « Justin Martyr and the Emerg (...)
42 Cf. H. Koester, Synoptische Überlieferungen bei den Apostolischen Vätern, Berlin, 1957, p. 6-12 ; H (...)
43 Cf. H. Koester, Ancient Christian Gospels, p. 35-37 ; O. Cullmann, The Early Church, Londres, 1956, (...)
44 Cf. B. Metzger, The Canon of the New Testament, Oxford, 1987, p. 92.
25Il semblerait que la première occurrence de euaggelion afin de définir un texte écrit se trouve dans l’œuvre de Justin de Naplouse. En effet, bien que Justin se réfère usuellement à la vie et à l’enseignement de Jésus sous la formule : « la mémoire des apôtres » ou simplement « la mémoire », il fait usage de ce terme à trois reprises38. Il est toutefois malaisé de définir précisément à quelle forme de document Justin se réfère39. Certains critiques ont supposé que Justin a délibérément évité d’employer le terme euaggelion, bien qu’il ait été de plus en plus usité durant le iie siècle. Cette réticence s’explique peut-être par le fait que ce terme semble désigner à cette époque des textes individuels plutôt qu’un corpus complet,40 et plus certainement par la lutte s’élaborant contre le marcionisme en expansion41. À ce propos, on doit souligner que Marcion semble avoir été le premier à utiliser le terme euaggelion en référence à un livre42, peut-être d’ailleurs à cause d’une interprétation erronée de la formule paulinienne « mon Évangile » (Rm 2, 16) perçue comme un document spécifique43. Ainsi, à l’appui des corrections effectuées dans l’Évangile selon Luc qui consistèrent principalement à retirer les éléments imprégnés de judaïsme, Marcion et ses disciples clamèrent la possession d’un Évangile « authentique »44.
Il est aujourd’hui attesté par une grande partie de la recherche que les Sages du Talmud, certainement à l’initiative de R. Gamaliel II de Yabneh, ont exclu les groupes judéo-chrétiens de la Synagogue. Cette démarche marquant la rupture entre juifs d’obédience pharisienne et juifs adeptes du mouvement de Jésus intervint à la fin du ier siècle. Elle est manifestée par une malédiction liturgique du nom de Birkat ha-minim couramment traduite par « bénédiction des hétérodoxes (ou des hérétiques) ». Ce processus d’exclusion a marqué de son empreinte le regard des Sages du Talmud sur les juifs d’obédience messianique croyant en Jésus1.
2La question de la Birkat ha-minim a été l’objet de nombreux travaux tendant à explorer sa formulation, son objet, ses destinataires ou encore sa percée historique2. Il convient toutefois de remarquer que la question de savoir dans quelle mesure les Sages connaissaient dès le iie siècle des fragments d’écrits chrétiens n’a quasiment pas mobilisé les critiques. Ce dossier pourtant crucial permet de comprendre sous de nouveaux éclairages les relations entre les Sages du Talmud, et particulièrement les tannaïm et les adeptes juifs du mouvement de Jésus. Ces adeptes, juifs de naissance, dont les conceptions religieuses deviendront progressivement après 70 un délit de pensée.
3La présente étude a comme objectif d’essayer de donner des éléments de réponse à plusieurs questions : Dans quelle mesure les Sages du Talmud, à une époque aussi reculée que le iie siècle avaient-ils connaissance de textes se rapportant aux Évangiles ? Quelles étaient, dans le monde chrétien, la nature et la constitution des Évangiles tétramorphes à cette même époque ? Est-il possible de déceler des mentions scripturaires propres à la littérature néotestamentaire dans le corpus talmudique ?
4Dans un premier temps, on citera les témoignages textuels du corpus talmudique qui laissent entrevoir la mention du mot Évangile (εύαγγέλιον).
État de la recherche
3 Selon le manuscrit d’Erfurt (Ed. M. S. Zuckermandel, p. 129). Voir pour les variantes de ce passage (...)
5Le premier passage qui doit être cité provient de la Tosefta Sabbath XIII, 53 :
4 Ces mots sont absents du manuscrit d’Erfurt et du manuscrit de Londres (British Museum Add. 27. 296 (...)
5 Dans la première édition de la Tosefta (Compendium talmudique d’Alfasi, V) ainsi que dans le manusc (...)
6 Le verbe koreh est certainement à corriger en koder qui signifie « découper » et correspond mieux a (...)
7 Dans le manuscrit de Londres (British Museum Add. 27. 296) on trouve la forme plurielle « on entre (...)
8 Dans le manuscrit de Londres, c’est encore la forme plurielle négative « on n’entre pas » qui est m (...)
9 Dans le manuscrit de Vienne (S. Lieberman, The Tosefta, p. 58), on trouve la formule : « Que le liv (...)
10 Dans le manuscrit de Vienne (S. Lieberman, The Tosefta, p. 59), on trouve « pourra-t-on les effacer (...)
[En cas d’incendie]4, on ne sauve pas les guilyonim et les livres des Minim, ils brûlent sur place avec les mentions [du Nom de Dieu qu’ils renferment]. R. Yossi le Galiléen5 dit : « Les jours de semaine, on se met à lire6 les mentions [du Nom de Dieu], et on les met à l’abri, tandis qu’on brûle le reste ». R. Tarfon déclare : « Que je sois privé de mes enfants [plutôt que de manquer], si [ces livres] tombaient dans mes mains de les brûler, eux, et les mentions [du Nom de Dieu qu’ils renferment], car si l’on me poursuit, j’entrerai7 dans un lieu d’idolâtrie mais je n’entrerai pas8 dans leurs maisons, car les idolâtres (serviteurs de dieux étrangers) ne Le connaissent pas et Le renient alors qu’eux Le connaissent et Le renient ». Et c’est pour eux que le verset dit : « Derrière la porte et les linteaux, tu as installé ton mémorial » (Is 57, . R. Ismaël dit : « Puisque pour faire la paix entre un homme et sa femme, Dieu dit : Que mon Nom9 écrit dans la sainteté soit effacé avec de l’eau ; les livres des Minim qui entraînent l’inimitié, la jalousie et les dissensions entre le peuple juif et son Père qui est aux cieux, à plus forte raison pourra-t-on les briser10, eux, et les mentions [du Nom de Dieu qui s’y trouvent] ». Et c’est pour eux que le verset dit : « Certainement, je hais ceux qui te haïssent, et ceux qui se dressent contre toi, je les déteste. Je les hais infiniment, je les considère comme des ennemis » (Ps 139, 21-22). Et de même qu’on ne les sauve pas d’un incendie, on ne les sauve pas non plus d’un éboulement, d’une inondation et de tout ce qui pourrait les perdre.
11 Cf. J. H. Schorr, « Shegagot Talmud », dans Hehalutz 1 (1852), p. 57.
12 Cf. J. M. Jost, Geschichte des Judentums und Seinersekten, Leipzig, 1858, vol. II, p. 39-40.
13 Cf. J. Derenbourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine, d’après les Talmuds et le (...)
14 Cf. A. H. Goldfahn, « Über den Ursprung und die Bedeutung des Ausdruckes «Min» im babyl. und jerus. (...)
15 Cf. H. Graetz, History of the Jews from the Reign of Hyrcanus (135 B.C.E) to the Completion of the (...)
16 Cf. L. Goldschmidt, Der Babylonische Talmud mit Einschluss der Vollstaendigen Misnah, Berlin, 1925, (...)
17 Cf. B. W. Helfgott, The Doctrine of Election in Tannaitic Literature, New York, 1954, p. 85.
6L’une des questions fondamentales liées à ce passage est l’identification du terme « guilyonim » (גיליונים). Ce terme a fait l’objet d’importantes études depuis le xixe siècle. Parmi les critiques s’étant intéressés à son analyse, nombreux sont ceux qui proposent d’y voir la corrélation guilyonim/Évangile. C’est par exemple le cas avec J. H. Schorr11, J. M. Jost12, J. Derenbourg13, A. H. Goldfahn14, H. Graetz15, L. Goldschmidt16 et B. W. Helfgott17. Selon cette approche, le vocable « guilyonim » serait une translittération hébraïque du grec εύαγγέλιον (euaggelion).
18 Cf. L. Blau, art. « Gilyonim », dans The Jewish Encyclopedia, New York/Londres, 1925³, vol. V, p. 6 (...)
7Selon L. Blau, le terme « guilyonim » fait référence aux Évangiles sans être porteur d’une quelconque connotation péjorative. De plus, ce critique suppute que la forme brève הגליון (haguil(a)yon) devait être la plus ancienne et définissait non pas plusieurs Évangiles différents, mais plutôt diverses copies du même Évangile18.
19 Cf. C. C. Torrey, Documents of the Primitive Church, New York/Londres, 1941, p. 100-101. Notons que (...)
8C. C. Torrey admet également la relation guilyonim/Évangiles en considérant que seule une étude philologique et sémantique peut permettre de clarifier l’origine de ce cryptogramme. Dans cet esprit, ce critique se demande pourquoi précisément un terme grec tel euaggelion désignerait les Évangiles dans la littérature talmudique. En effet, il est difficile de penser que les Sages du Talmud rédacteurs de ce passage de la Tosefta Sabbath aient délibérément choisi un vocable issu d’une langue étrangère afin de qualifier les Évangiles. Il est tout aussi difficilement imaginable que les juifs disciples de Jésus considérant les Évangiles en tant que livres inspirés se soient servis d’un terme grec pour qualifier ces textes. Ces deux problématiques énoncées, Torrey développe l’idée suivante : la traduction araméenne des Évangiles emploie le terme de בשורא (besora) pour rendre euaggelion. En outre, ce même terme araméen est rendu par ce même terme grec dans certains passages de la Septante comme notamment en 2 Sm 18, 19-27, où l’on trouve les formes εύαγγελιω (euaggelio) ; εύαγγελίας (euaggelias) ; εύαγγελιη (euaggelie) ; εύαγγελία (euaggelia) ; εύαγγελιζόμενος (euaggelizomenos) ; εύαγγελίαν (euaggelian). D’autre part, la traduction araméenne de l’Évangile selon Marc est introduite par les mots : ריש בשורתא די ישוע משיחא (rech besoratha di yeshua meshih’a) qui signifient littéralement « Commencement de la nouvelle de Jésus le Messie » et qui est rendue en grec par Άρχή του εύαγγελίου Ίήσου Χριστου (Arkhé tou euaggeliou Iesou Khristou). Au niveau du contexte historique, les judéo-chrétiens utilisaient certainement le terme araméen besorah pour désigner les Évangiles. Or, selon Torrey, les Sages se sont radicalement opposés à l’emploi d’un terme hébraïco-araméen pour qualifier un corpus littéraire qui sera progressivement défini comme dissident de leurs normes. Par voie de conséquence, quand les judéo-chrétiens seront considérés comme officiellement déviants, assimilés aux païens et définitivement exclus, les Sages préféreront opter pour le terme grec euaggelion en le translittérant en hébreu, plutôt que pour le terme besorah jugé comme chargé d’un fondement biblique trop profond19.
20 Cf. G. F. Moore, « The Definition of the Jewish Canon and the Repudiation of Christian Scriptures » (...)
9G. F. Moore met en évidence le sens originel du terme « guilyonim » (גיליונים) qui se rapporte aux parties non écrites ou encore aux espaces blancs d’un parchemin. De la sorte, il montre que la traduction la plus plausible de ce cryptogramme serait certainement « marge ». De cette manière, il suppose que la littérature talmudique s’est livrée à une extension entre la signification première de ce vocable et le message que l’on voulait transmettre des Évangiles. Ainsi, la démarche aurait été de mettre sur un même pied d’égalité les blancs des rouleaux de parchemin et le caractère vide des Évangiles. Il s’agirait ainsi d’un véritable glissement sémantique qui aurait été réalisé par les Sages afin d’insister sur l’aspect futile de l’Évangile. En outre, selon G. F. Moore, les amoraïm de la Baraïta de Sabbath 116a étaient ignorants de l’origine du terme « guilyonim ». En revanche, ils connaissaient son sens initial de « marges » ou « espaces blancs » et l’auraient affilié aux Évangiles pour faire ressortir le fait que les « Évangiles ne sont rien de plus qu’un espace blanc »20.
21 Cf. L. Ginzberg, « Some Observations on the Attitude of the Synagogue towards the Apocalyptic-Escha (...)
10En effet, on peut se demander à juste titre dans quelle mesure les amoraïm de la Baraïta de Sabbath 116a et du TJ Sabbath XVI, 1, 15c, connaissaient la signification initiale de « guilyonim ». Tout porte à croire que tel ne fut pas le cas, notamment par la question de savoir si l’on parle des guilyonim d’un rouleau de la Torah rapporté par la Baraïta. De fait, il est possible de penser que ce terme a été retranscrit dans les versions judéennes et babyloniennes des Talmud alors que les amoraïm n’en possédaient plus le sens21. Si l’on accepte cette lecture, on doit donc conclure que la juxtaposition de גיליונים (guilyonim) avec מינים סיפרי (sifre minim) ne signifie pas que chacun de ces deux termes possède son propre sens, mais plutôt qu’ils furent rapportés par les deux versions du traité Sabbath en se fondant sur la version de la Tosefta.
22 Cf. S. Lieberman, Tosefta Ki-Fshutah, p. 206 note 16.
11S. Lieberman estime au contraire que le sens de « guilyonim » était connu des amoraïm de la Baraïta de Sabbath 116a. Il fonde son propos en proposant une lecture différente du passage talmudique qui serait non pas גיליונים וסיפרי מינים (guilyonim vesifre minim) mais (guilyonim shel sifre minim) סיפרי מינים גיליונים של c’est-à-dire « les guilyonim des livres des Minim » à la place des « guilyonim et les livres des Minim ». Cette lecture l’amène à penser que « guilyonim » se réfère aux Évangiles joints à la Torah. Ainsi, les Sages, au fait de la signification de ce cryptogramme, auraient statué sur les guilyonim/Évangiles en refusant de les sauver d’un incendie un jour de Sabbath, et ce, bien que se composant de mentions du Nom de Dieu. Finalement, la démarche halakhique concernant les « livres des Minim » est identique à celle relative aux guilyonim/Évangiles joints à la Torah. Dans tous les cas de figure, on ne sauve ni les uns ni les autres22.
23 Cf. G. F. Moore, Judaism in the First Centuries of the Christian Era. The Age of the Tannaim, Londr (...)
12Dans un autre de ces travaux, Moore ajoute quelques intéressantes remarques sur cette question. Il fait d’abord remarquer que la littérature talmudique ne témoigne d’aucun nom hébraïque définissant les Évangiles. À l’opposé de Torrey, ce critique affirme que le vocable « guilyonim » n’est pas le produit d’une traduction d’une locution sémitique mais la perpétuation d’un nom originel non hébraïque transmis par les Sages23.
Les mentions de εύαγγέλιον (euaggelion) dans le Talmud
13La mention de « guilyonim » se retrouve également dans un passage de TB Sabbath 116a. Ce texte qui est un parallèle de Tosefta Sabbath XIII, 5 fait apparaître aux noms de R. Meïr et de R. Yohanan d’autres propos relatifs aux « guilyonim ». Ainsi, on peut lire :
R. Meïr les appelait : « aven-guilyon », R. Yohanan les appelait : « avon-guilyon ».
24 Il faut donc avoir recours aux manuscrits ainsi qu’au corpus de R. Rabbinowicz, Diqduqé Soferim, Va (...)
25 Notons que cette glose n’apparaît pas non plus dans les éditions courantes. Voir R. Rabbinowicz, Di (...)
14Notons tout d’abord, que cette phrase n’apparaît pas dans les éditions courantes du Talmud de Babylone du fait de la censure chrétienne s’étant exercée au Moyen Âge24. On peut déjà souligner que ce propos se compose d’un commentaire cacophémique sur le terme « guilyonim ». Il semble s’agir en fait d’une distorsion du terme grec εύαγγέλιον translittéré en deux groupes de mots qui sont אוון גליון(aven guilayon) et עוון גליון (avon guilayon). Dans la glose de Rachi sur ce passage, il est stipulé qu’il est fait référence aux livres des Minim que R. Meïr nommait aven guilayon du fait qu’ils [les chrétiens] l’appelaient אוונגיל״א (evangila)25. Il semblerait donc que Rachi ait voulu expliquer le propos de R. Meïr en le retranscrivant afin de former une glose en français. À cet égard, il paraît ne faire aucun doute que « evangila » soit relatif aux Évangiles.
15Il sera donc question d’essayer de comprendre si les propos de R. Meïr et de R. Yohanan peuvent être expliqués en ce sens. Pour ce faire, il semble opportun de commencer à s’interroger sur la signification des préfixes aven et avon au travers d’une étude lexicographique.
26 Cf. E. ben Iehuda, Thesaurus Totius Hebraitatis et Veteris et Recentioris, Jérusalem, 1950, vol. I, (...)
27 Cf. A. Kohut, Aruch Completum, vol. I, p. 45, qui présente aven uniquement comme le préfixe de la f (...)
16Dans la littérature biblique, le substantif aven peut exprimer le mal, l’iniquité, le mensonge, la tromperie, l’injure, la calamité, le châtiment, l’injustice, la déception et le culte idolâtre. Le terme avon désigne l’iniquité, mais également la transgression, la culpabilité causée par la transgression, le châtiment comme conséquence de la faute, et le crime26. En ce qui concerne la littérature talmudique, le terme aven désignera quelque chose de creux, de vide mais aura également le sens de mensonge et de vanité. Concernant avon, il s’agira de l’idée d’erreur voire de perversion27.
28 Cf. W. Bacher, « Le mot «minim» dans le Talmud désigne-t-il quelquefois des chrétiens ? », dans Rev (...)
17Selon W. Bacher, le sens de aven est « injustice » ou « idolâtrie » alors que avon signifierait « péché ». Ce critique considère que R. Meïr et R. Yohanan s’emploient à la méthode du notaricon, ce qui consisterait à rendre le vocable grec εύαγγέλιον (euaggelion) par deux termes hébraïques. Il ne fait aucun doute selon W. Bacher que les propos de ces deux Sages se rapportent aux guilyonim dont il est question dans la Baraïta. Ainsi, guil(a)yon signifierait « Évangile » tandis que guilyonim « serait les exemplaires de ce livre »28.
29 Cf. R. T. Herford, Christianity in Talmud and Midrash, Londres, 1903, p. 163-164.
18Selon R. T. Herford, R. Yohanan aurait eu à l’esprit le propos de R. Meïr et s’en serait inspiré afin d’en donner sa propre lecture. Pour ce critique, il est indéniable que le « jeu d’esprit » initial de R. Meïr autant que celui qui lui succède émanant de R. Yohanan désignent l’Évangile. Ce qui l’amène à conclure que le terme euaggelion était connu aux époques de ces deux Sages et qu’il avait même un usage commun. Il aurait pu ainsi avoir un sens générique afin de désigner les « livres des Minim » et faire référence à plusieurs corpus différents.29
30 Cf. D. Sperber, art. « Sifrei ha-minim », dans Encyclopaedia Judaica, Jérusalem, 1971, vol. XIV, p. (...)
19D. Sperber propose une thèse similaire en expliquant que les jeux de mots satiriques opérés par R. Meïr et R. Yohanan sont la preuve que le terme « guilyonim » se réfère à l’Évangile. D’autre part, il propose de traduire aven guil(a)yon par « rouleau de mensonge » et avon guil(a)yon par « rouleau de transgression ». Par voie de conséquence, en dépit des mentions du Nom de Dieu et des versets scripturaires qu’ils contiennent, ces rouleaux ne peuvent être sauvés d’un incendie un jour de Sabbath30.
31 Voir les intéressantes remarques d’ordre littéraire allant dans le sens de cette analyse chez R. Gi (...)
20De fait, bien qu’à la lecture du passage de la Tosefta, il subsistât certaines incertitudes quant à l’identification des « guilyonim » en tant qu’Évangiles, force est de reconnaître qu’avec les propos de R. Meïr et de R. Yohanan, cette affiliation ne semble plus faire aucun doute. Cela ne veut pas dire pour autant que les « guilyonim » expriment systématiquement une relation avec les Évangiles. En fait, on peut postuler pour un glissement sémantique entre les deux sens de ce terme. Une forme de transition qui se serait effectuée entre le sens initial de guilyonim/marges ou espaces blancs, puis le sens second de guilyonim/Évangiles. Il devient donc possible de proposer le schéma suivant : dans les passages susmentionnés, les « guilyonim » sont relatifs aux Évangiles, alors qu’à l’origine le sens de ce vocable n’était autre que celui de « marges » ou « d’espaces blancs ». La question est donc maintenant de savoir pourquoi justement un glissement s’est opéré entre ces deux sens ? On doit d’emblée commencer par dire que les distorsions du terme grec euaggelion effectuées par R. Meïr et par R. Yohanan viennent éclairer la signification du terme « guilyonim » jusque-là cryptée. R. Meïr se fonde sur le sens initial de marges ou d’espaces blancs et estime que les Évangiles ne sont autres qu’un rouleau vide de sens, voire un rouleau de mensonge ; alors que pour R. Yohanan les Évangiles sont à définir comme un rouleau de transgression. Il semblerait qu’avec ce dernier une étape soit franchie, car on passe de l’idée de vacuité à celle de transgression religieuse avec toutes les conséquences que cela implique31. Dans cette perspective, il devient possible de subodorer que les rédacteurs du passage de la Tosefta devaient connaître les propos de R. Meïr en faisant usage du terme « guilyonim ». En conséquence, ce terme se composait déjà en filigrane de l’approche de R. Meïr. En résumé, il devient envisageable de faire la lecture suivante du passage de T Sabbath XIII, 5 : « [En cas d’incendie], on ne sauve pas les Évangiles car ils n’ont aucune valeur et sont même emplis de mensonges ».
21À ce stade de la recherche, au moins deux remarques peuvent être émises :
32 Cette assertion peut être affermie par la suite du passage de Sabbath 116a-b
où il est question d’u (...)
La combinaison des termes aven et avon avec guil(a)yon est une distorsion du vocable grec εύαγγέλιον (euaggelion) et désigne les Évangiles. Cela, bien que l’origine de la forme singulier גליון (guil(a)yon) n’ait pas ce sens mais plutôt celui de « marges » ou « d’espaces blancs »32.
À la fin de la première moitié du iie siècle, R. Meïr devait avoir connaissance de l’existence d’une forme certainement partielle des Évangiles. Il savait les rattacher aux judéo-chrétiens et se positionner à leur égard.
22Ces remarques formulées, il convient cependant de s’interroger encore sur un point. En effet, on ne pourra leur donner toute leur pertinence qu’en explorant les occurrences du terme εύαγγέλιον (euaggelion) dans les sources chrétiennes. La question qui retiendra notre attention sera donc de savoir si au iie siècle, le terme euaggelion pouvait désigner les Évangiles.
Le sens de εύαγγέλιον (euaggelion) dans les sources chrétiennes
33 Sur la question de ce terme dans les Épîtres pauliniennes, voir W. H. Kelber, Tradition orale et éc (...)
34 Cf. Pour proclamation : Mt 4, 23 ; 9, 35 ; 24, 14 ; 26, 23 ; Mc 1, 14 ; 13, 10 ; 14, 9 ; 16, 5 ; Ga (...)
35 Cf. Pour « Évangile de Dieu » : Mc 1, 14 ; Rm 1, 1 ; 15, 16 ; 1 Th 2, 2 ; 8, 9 ; 1 P 4, 17 ; 1 Tm 1 (...)
23Les mentions les plus anciennes du terme εύαγγέλιον (euaggelion) figurent dans le corpus paulinien. Dans cette littérature, son emploi semble être celui d’un terme technique servant à édifier le message christique et surtout à élaborer sa proclamation. Il est à présumer que ses racines sont à chercher dans l’activité missionnaire de Paul de Tarse33. Notons que ce terme n’apparaît ni dans l’Évangile de Luc ni dans celui de Jean, cependant sa mention dans la littérature gréco-romaine dans le sens de « nouvelle » ou de « bonne nouvelle » semble avoir influencé l’Évangile selon Matthieu, l’Évangile selon Marc ainsi que les Actes des Apôtres. En outre, dans ces textes la signification de ce terme s’étendra au travers du triptyque : proclamation, prédication, audition34. On peut également souligner que le terme euaggelion se trouve dans les formules « Évangile de Dieu », « Évangile du Christ », « Évangile de Notre Seigneur » ou encore « Évangile du Royaume »35.
36 Cf. R. H. Gundry, « ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ : How Soon a Book ? », dans Journal of Biblical Literature 115 (1996 (...)
37 Cf. H. Koester, Ancient Christian Gospels : Their History and Development, Londres, 1990, p. 15 ; 1 (...)
24Il convient de noter que l’emploi de ce terme est également fréquent dans la littérature apostolique. Cependant, il est difficile de déclarer s’il désigne les Évangiles dans leur forme définitive. Il semblerait plutôt que leur usage se réfère au sens paulinien, à savoir celui d’immédiateté et de dynamisme dans la proclamation orale du message christique. Dans cette optique, R. H. Gundry estime que la littérature apostolique utilise des livres qui sont devenus canoniques, mais qu’elle ne faisait pas usage du terme εύαγγέλιον (euaggelion) afin de les qualifier36. Cela reviendrait à dire que dans la littérature apostolique du iie siècle, ce terme n’avait alors pas l’usage commun d’Évangile. H. Koester renforce cette approche en supposant que certains auteurs ont assemblé leurs matériels évangéliques de documents écrits, toutefois cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient appelé ces documents euaggelion dans le sens d’Évangile37.
38 Cf. Justin de Naplouse, Dialogue avec le juif Tryphon, 10, 2 ; 100, 1 (trad. G. Archambault ; L. Pa (...)
39 Comme il a déjà été remarqué, Justin fait usage du pluriel εύαγγέλια (euaggelia) en 1 Apol 66, 3. C (...)
40 Cf. C. H. Cosgrove, « Justin Martyr and the Emerging Christian Canon : Observations on the Purpose (...)
41 Cf. H. Koester, Ancient Christian Gospels, p. 37-39 ; C. H. Cosgrove, « Justin Martyr and the Emerg (...)
42 Cf. H. Koester, Synoptische Überlieferungen bei den Apostolischen Vätern, Berlin, 1957, p. 6-12 ; H (...)
43 Cf. H. Koester, Ancient Christian Gospels, p. 35-37 ; O. Cullmann, The Early Church, Londres, 1956, (...)
44 Cf. B. Metzger, The Canon of the New Testament, Oxford, 1987, p. 92.
25Il semblerait que la première occurrence de euaggelion afin de définir un texte écrit se trouve dans l’œuvre de Justin de Naplouse. En effet, bien que Justin se réfère usuellement à la vie et à l’enseignement de Jésus sous la formule : « la mémoire des apôtres » ou simplement « la mémoire », il fait usage de ce terme à trois reprises38. Il est toutefois malaisé de définir précisément à quelle forme de document Justin se réfère39. Certains critiques ont supposé que Justin a délibérément évité d’employer le terme euaggelion, bien qu’il ait été de plus en plus usité durant le iie siècle. Cette réticence s’explique peut-être par le fait que ce terme semble désigner à cette époque des textes individuels plutôt qu’un corpus complet,40 et plus certainement par la lutte s’élaborant contre le marcionisme en expansion41. À ce propos, on doit souligner que Marcion semble avoir été le premier à utiliser le terme euaggelion en référence à un livre42, peut-être d’ailleurs à cause d’une interprétation erronée de la formule paulinienne « mon Évangile » (Rm 2, 16) perçue comme un document spécifique43. Ainsi, à l’appui des corrections effectuées dans l’Évangile selon Luc qui consistèrent principalement à retirer les éléments imprégnés de judaïsme, Marcion et ses disciples clamèrent la possession d’un Évangile « authentique »44.