Burkini : «On peut être choqué sans pour autant interdire»
Par Sabrina Champenois — 16 août 2016 à 19:51
Pour le sociologue de la laïcité Jean Baubérot, se focaliser sur le burkini risque d’accentuer un sentiment d’exclusion.
Burkini : «On peut être choqué sans pour autant interdire»
Jean Baubérot, fondateur de la sociologie de la laïcité, qui s’était prononcé contre l’interdiction du voile à l’école en 2003, prône une laïcité non stigmatisante.
Que vous inspire la polémique autour du burkini ? Y a-t-il une bouffée laïcarde ? Ou serait-ce de l’ultravigilance nécessaire ?
C’est bien le dilemme. Depuis les attentats de janvier 2015, il existe une menace jihadiste à laquelle est confrontée la très grande majorité des Français, musulmans compris. Alors, où met-on la frontière entre les amis et les ennemis de la République ? L’actuelle polémique autour du burkini conforte ma position en faveur d’une laïcité la plus inclusive possible, pour ne pas rendre attirants les ennemis de la République. Il faut se souvenir qu’après Nice et le meurtre du père Hamel, on a vu des femmes en foulard manifester contre les auteurs des attentats.
Dans cette situation grave et incertaine que nous vivons, il existe un débat, vraiment sérieux, entre deux options : d’un côté, donner au plus grand nombre le sentiment qu’ils font partie de la collectivité et isoler les ennemis de la République ; de l’autre, dire «il y a glissement» et sévir à la moindre occasion qui semble choquante. Mais alors Daech va pouvoir jouer de la victimisation, dire «voyez, on vous stigmatise, vous n’êtes pas inclus dans la communauté française».
On peut être choqué, par le voile, par le burkini, et il peut et il doit y avoir débat, mais sans pour autant interdire. C’est le principe de la démocratie : tolérer la différence, accepter l’altérité.
Les arrêtés anti-burkini sont-ils précipités, ou disproportionnés ?
Ils majorent le problème. Je remarque, d’ailleurs, qu’on est passé de la lutte contre les femmes pas assez vêtues des années 60, à celle contre les femmes désormais trop vêtues… Quand mes sœurs ont commencé à porter des maillots de bain deux pièces, ma mère était contre, alors qu’elle ne se jugeait pas particulièrement étroite d’esprit ! Il y a par ailleurs en France une société du voir qui accorde beaucoup trop d’importance au paraître. Personnellement, je pense que l’habit ne fait pas le moine.
Que les musulmans aient une réflexion à faire sur le rapport hommes-femmes, je suis d’accord, comme les autres d’ailleurs, et qu’il faille un féminisme musulman, d’accord aussi. Mais laissons-les débattre ensemble, évoluer, c’est au sein d’elles-mêmes que les communautés religieuses doivent décider de leurs manières de s’habiller.
Interdire comme ça peut au contraire empêcher l’évolution, crisper. La laïcité consiste à mettre la religion dans le droit commun, or on a le droit d’aller à la plage habillé des pieds à la tête. Plus largement, ce genre de polémique masque des problèmes de non-reconnaissance sociale, économique mais aussi culturelle. On voudrait en faire une opposition entre laïcité dure et laïcité molle mais, à mes yeux, il s’agit juste de mesures stratégiquement contre-productives.
Laurence Rossignol, la ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, condamne le burkini au nom du féminisme.
En tant que ministre de la République, représentante de l’Etat, Laurence Rossignol se devrait d’être neutre alors qu’elle moralise… Il faut être ferme vis-à-vis de tout acte qui limiterait la liberté des femmes. Mais la société ne peut pas se donner une virginité féministe sur pareil prétexte. Moi, j’attends plutôt Mme Rossignol sur l’égalité des sexes et les inégalités socio-économiques qui perdurent.
Cette polémique sur le burkini n’est-elle pas liée au contexte post-attentats ?
Elle avait commencé en août 2014, avec une publication sur Facebook de Nadine Morano qui avait déclaré, à propos d’une femme voilée croisée sur une plage : «Lorsqu’on choisit de venir en France, Etat de droit, laïc, on se doit de respecter notre culture et la liberté des femmes, sinon on va ailleurs !» Le contexte en cours depuis janvier 2015 exacerbe encore ce type de polarisation et la campagne électorale ne va pas arranger les choses.
Cette polémique a été précédée d’une autre, en mars, autour de la «mode pudique», qui ne pose pas de problème dans d’autres pays occidentaux, par exemple en Angleterre. Pourquoi tant de stress ?
Les pays anglo-saxons ont une culture de la diversité, cultuelle et culturelle, plus forte. C’est Voltaire qui a écrit : «Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît.» En France, une mentalité «catholique et français toujours» perdure, une mentalité de l’unité. On parle encore de «la France une et indivisible» alors que, depuis la Constitution de 1946, «une» a été enlevé au profit de «indivisible, laïque, démocratique et sociale», et ça n’est pas pour rien ! Or, culturellement, on a l’impression que ça n’a jamais été intégré, et «démocratique et sociale», on l’entend peu. C’est une conception de l’unité assez uniforme qui prédomine, peu inclusive de la diversité. Résultat, on ne sait plus séparer ce qui peut être dangereux de ce qui peut choquer mais peut être accepté par la démocratie. On ne met pas la frontière au bon endroit.
Jean Baubérot et le Cercle des enseignant-e-s laïques publient fin août un Petit manuel pour une laïcité apaisée (Editions la Découverte).
http://www.liberation.fr/france/2016/08/16/burkini-on-peut-etre-choque-sans-pour-autant-interdire_1472826