La guerre au nom de Dieu ?
JEAN-PIERRE DENIS
CRÉÉ LE 06/01/2016 / MODIFIÉ LE 06/01/2016 À 18H32
les religions monothéistes sont plus que jamais accusées de provoquer le conflit. Une idée reçue qui ne résiste pas à l'analyse historique.
La guerre était une affaire entendue. Close pour toujours, du moins sur notre sol. Accablés par les horreurs de deux conflits mondiaux, pressés d'enfouir les souvenirs de l'Algérie, fiers d'avoir parachevé avec l'Union européenne le rêve kantien de paix perpétuelle, nous l'avions oubliée, évacuée, niée. Refusé de la penser. Prétendu la déléguer à ceux dont elle deviendrait le métier, eux-mêmes bientôt remplacés par des drones. Un an tout juste après Charlie, au moment même où le conflit du Proche-Orient connaît une nouvelle aggravation avec la rupture des relations diplomatiques entre l'Arabie Saoudite et l'Iran, le Tourment de la guerre (L'Iconoclaste) nous ramène au sujet.
La guerre, Jean-Claude Guillebaud en fait une affaire personnelle. Celle du fils d'un jeune lieutenant engagé dans les paradoxes de 14-18, celle du reporter de guerre qui arpenta le Vietnam. La mémoire familiale travaille, les drames de l'histoire européenne remuent sous la boue et la cendre qui les recouvrent moins profondément qu'on ne le croit. En Lituanie, en Russie, en Biélorussie, le chroniqueur de La Vie court aux trousses de la mort, saisissant la dimension épique ou romanesque de la chose, sans oublier l'absurde, l'affreux, l'abject. De tous les livres de l'auteur, le Tourment de la guerre est à la fois l'un des plus introspectifs et des plus universels. Brûlant et brillant.
Nous en publions ici des extraits. Pourquoi nous restreindre aux passages évoquant la religion, en particulier le christianisme, quand l'ouvrage s'attaque à la guerre dans sa globalité ? Parce que c'est hélas le débat du moment, entre idée reçue et figure imposée. « L'assassin court toujours », titre Charlie Hebdo pour son numéro anniversaire, affichant un Dieu d'allure judéo-chrétienne armé d'une kalachnikov. Derrière la libre caricature, le sous-texte est clair : la foi, c'est la haine. La guerre revient ? La religion, contrairement aux prévisions, n'a pas fini de partir ? C'est que Yahvé et Allah ont beau ne pas exister, ils veulent que le sang coule. Monothéisme et fanatisme se confondraient donc. Coupable unique, le Dieu unique ! Pour un peu, on finirait par penser que la totalité de l'histoire militaire se réduit aux croisades et aux guerres de religion ou à la fameuse phrase (emblématique mais apocryphe) du sac de Béziers à l'époque des albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »
Les héritiers des Lumières devraient donc opposer à la foi la souveraine logique du Mépris civilisé, selon le titre à l'emporte-pièce d'un essai qui paraît également ces jours-ci (Belfond). Face au manichéisme et au simplisme de l'auteur, le psychanalyste Carlo Strenger, un autre psy, disciple de Lacan, apporte une réponse nuancée. « Confondre fanatisme religieux et sentiment religieux relève d'une faiblesse de la pensée », écrit Gérard Haddad (Dans la main droite de Dieu, Premier Parallèle). « Le fanatisme change de forme selon les époques et les lieux », note-t-il. C'est un virus mutant, ou plutôt une hydre dont les têtes tranchées ne cessent de repousser, mais qui a réussi à se greffer jusqu'ici sur quatre souches : la religion certes, mais aussi le nationalisme, le racisme et le totalitarisme. Bref lui opposer l'universalisme des Lumières et n'y voir qu'une manifestation de l'ignorance n'a guère de sens. En définitive, le fanatisme serait plutôt la pathologie de l'universel, quand celui-ci se réduit à une vérité qui abolit toute différence.
Ce n'est évidemment pas le monothéisme qui fait la violence, le fanatisme, la guerre. Toute l'Histoire et toutes les grandes civilisations le démontrent. Les Aztèques sacrifiaient des êtres humains à Huitzilopochtli, le dieu-soleil, et ils étaient polythéistes. Les 81 936 strophes du Mahabharata, la grande épopée de l'hindouisme, narrent une immense bataille mythologique. Ce n'est pas non plus la religion qui fait la guerre. Voyez les 33 millions de morts (au bas mot) provoqués par la révolte d'An Lushan, un général chinois du VIIIe siècle (le plus grand massacre de l'histoire après la Seconde Guerre mondiale). Ou l'épopée des Mongols de Gengis Khan. C'est plutôt la violence qui a quelque chose de sacré, un sacré de substitution, comme le montrent les totalitarismes athées du dernier siècle.
JEAN-PIERRE DENIS
CRÉÉ LE 06/01/2016 / MODIFIÉ LE 06/01/2016 À 18H32
les religions monothéistes sont plus que jamais accusées de provoquer le conflit. Une idée reçue qui ne résiste pas à l'analyse historique.
La guerre était une affaire entendue. Close pour toujours, du moins sur notre sol. Accablés par les horreurs de deux conflits mondiaux, pressés d'enfouir les souvenirs de l'Algérie, fiers d'avoir parachevé avec l'Union européenne le rêve kantien de paix perpétuelle, nous l'avions oubliée, évacuée, niée. Refusé de la penser. Prétendu la déléguer à ceux dont elle deviendrait le métier, eux-mêmes bientôt remplacés par des drones. Un an tout juste après Charlie, au moment même où le conflit du Proche-Orient connaît une nouvelle aggravation avec la rupture des relations diplomatiques entre l'Arabie Saoudite et l'Iran, le Tourment de la guerre (L'Iconoclaste) nous ramène au sujet.
La guerre, Jean-Claude Guillebaud en fait une affaire personnelle. Celle du fils d'un jeune lieutenant engagé dans les paradoxes de 14-18, celle du reporter de guerre qui arpenta le Vietnam. La mémoire familiale travaille, les drames de l'histoire européenne remuent sous la boue et la cendre qui les recouvrent moins profondément qu'on ne le croit. En Lituanie, en Russie, en Biélorussie, le chroniqueur de La Vie court aux trousses de la mort, saisissant la dimension épique ou romanesque de la chose, sans oublier l'absurde, l'affreux, l'abject. De tous les livres de l'auteur, le Tourment de la guerre est à la fois l'un des plus introspectifs et des plus universels. Brûlant et brillant.
Nous en publions ici des extraits. Pourquoi nous restreindre aux passages évoquant la religion, en particulier le christianisme, quand l'ouvrage s'attaque à la guerre dans sa globalité ? Parce que c'est hélas le débat du moment, entre idée reçue et figure imposée. « L'assassin court toujours », titre Charlie Hebdo pour son numéro anniversaire, affichant un Dieu d'allure judéo-chrétienne armé d'une kalachnikov. Derrière la libre caricature, le sous-texte est clair : la foi, c'est la haine. La guerre revient ? La religion, contrairement aux prévisions, n'a pas fini de partir ? C'est que Yahvé et Allah ont beau ne pas exister, ils veulent que le sang coule. Monothéisme et fanatisme se confondraient donc. Coupable unique, le Dieu unique ! Pour un peu, on finirait par penser que la totalité de l'histoire militaire se réduit aux croisades et aux guerres de religion ou à la fameuse phrase (emblématique mais apocryphe) du sac de Béziers à l'époque des albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »
Les héritiers des Lumières devraient donc opposer à la foi la souveraine logique du Mépris civilisé, selon le titre à l'emporte-pièce d'un essai qui paraît également ces jours-ci (Belfond). Face au manichéisme et au simplisme de l'auteur, le psychanalyste Carlo Strenger, un autre psy, disciple de Lacan, apporte une réponse nuancée. « Confondre fanatisme religieux et sentiment religieux relève d'une faiblesse de la pensée », écrit Gérard Haddad (Dans la main droite de Dieu, Premier Parallèle). « Le fanatisme change de forme selon les époques et les lieux », note-t-il. C'est un virus mutant, ou plutôt une hydre dont les têtes tranchées ne cessent de repousser, mais qui a réussi à se greffer jusqu'ici sur quatre souches : la religion certes, mais aussi le nationalisme, le racisme et le totalitarisme. Bref lui opposer l'universalisme des Lumières et n'y voir qu'une manifestation de l'ignorance n'a guère de sens. En définitive, le fanatisme serait plutôt la pathologie de l'universel, quand celui-ci se réduit à une vérité qui abolit toute différence.
Ce n'est évidemment pas le monothéisme qui fait la violence, le fanatisme, la guerre. Toute l'Histoire et toutes les grandes civilisations le démontrent. Les Aztèques sacrifiaient des êtres humains à Huitzilopochtli, le dieu-soleil, et ils étaient polythéistes. Les 81 936 strophes du Mahabharata, la grande épopée de l'hindouisme, narrent une immense bataille mythologique. Ce n'est pas non plus la religion qui fait la guerre. Voyez les 33 millions de morts (au bas mot) provoqués par la révolte d'An Lushan, un général chinois du VIIIe siècle (le plus grand massacre de l'histoire après la Seconde Guerre mondiale). Ou l'épopée des Mongols de Gengis Khan. C'est plutôt la violence qui a quelque chose de sacré, un sacré de substitution, comme le montrent les totalitarismes athées du dernier siècle.