BOUDDHISME
Le dalaï-lama se confie dans un entretien exclusif
propos recueillis par François Gautier à New Delhi (Inde) - publié le 24/10/2014
Le dalaï-lama vient de fêter, le 6 juillet, son 80e anniversaire. A cette occasion, le Monde des Religions vous propose de redécouvrir l'interview exclusive qu'il nous a accordée en octobre dernier.
Dans ce palace de la capitale indienne, tous les regards se lèvent lorsqu’un moine jaïn – entièrement nu – fait son entrée ; puis vient un rabbin coiffé de sa kippa, suivi d’un évêque drapé de rouge, à l’ancienne ; un imam, tout de blanc vêtu, apparaît ensuite, en compagnie de moines bouddhistes ; enfin, on aperçoit un prêtre zoroastrien et son étrange chapeau conique… à la porte de la salle de conférence, sa Sainteté Tenzin Gyatso, 14e dalaï-lama, Océan de Sagesse, Tout Parfait, Lotus Vénérable, debout malgré ses 79 ans, accueille chacun des délégués les mains jointes, un éternel sourire aux lèvres. Bienvenue à la conférence « d’harmonie interreligieuse pour la paix » organisée par le gouvernement tibétain en exil.
Le Monde des Religions. Votre Sainteté, vous organisez une remarquable conférence interreligieuse. Mais aujourd’hui, les hommes ne continuent-ils pas de s’entretuer au nom des religions ? Même des bouddhistes massacrent des musulmans du Myanmar !
C’est vrai. J’en suis extrêmement triste et j’ai fait remontrance aux bouddhistes du Myanmar… Je dis d’ailleurs toujours aux gens qu’au lieu de considérer qu’il n’y a qu’une seule vérité et une seule religion, il faudrait accepter qu’il existe plusieurs vérités et de nombreuses religions (silence)… En même temps, je ne veux pas que les gens se convertissent d’une religion à une autre : je suis bouddhiste et pour moi le dharma (chemin spirituel) du Bouddha reste une vérité éternelle et universelle ; vous êtes chrétien et vous devez le rester. Cela pourrait sembler une contradiction, mais les deux vérités se complètent.
Vous êtes prix Nobel de la Paix et votre sincérité est rarement mise en cause – hormis par les Chinois. Croyez-vous qu’il en soit de même pour les autres leaders spirituels ?
On constate aujourd’hui, il est vrai, qu’un fondamentalisme particulier s’est glissé dans certaines religions. Cependant, toutes ces traditions spirituelles existent depuis des milliers d’années et on ne peut pas les changer. Ça, c’est la réalité. Ainsi, pour cette communauté religieuse ou cette autre, leur Dieu est la seule vérité qui compte. Mais les temps changent et si vous observez l’Église catholique, le pape François est un homme tout à fait remarquable, qui lui-même a initié de nombreux dialogues interreligieux. L’Occident prend donc conscience qu’il existe d’autres traditions spirituelles dans le monde, autrefois considérées « païennes », ce qui est totalement nouveau… (silence)
On pourrait appeler cette nouvelle conscience interreligieuse une « éthique laïque », qui je crois peut apporter une certaine tranquillité d’esprit et même une paix et un bonheur intérieurs, car ces tensions interreligieuses ont provoqué de nombreuses guerres et sévissent encore aujourd’hui. (Le dalaï-lama fait une autre pause)
Prenez par exemple un singe mâle, physiquement très fort et puissant, qui règne sur le groupe et effraie les plus faibles. Ce singe est aussi un animal social et, même s’il a un sens limité de l’altruisme, sa survie dépend du reste de la communauté. De fait, biologiquement, les animaux ont eux aussi un instinct collectif qu’on pourrait presque appeler un certain amour de l’autre. Voilà ce que j’appelle « éthique ».
Chez les humains, ce sens collectif est intelligent ; au lieu de s’étendre seulement au groupe, il peut toucher l’humanité entière, et même inclure les animaux ou la nature. Cette éthique est donc universelle. Je le répète d’ailleurs très souvent : l’amour est une religion universelle – et pas seulement une philosophie. Cet amour et ce respect des autres religions devraient être promus dès le jardin d’enfant grâce à des méthodes logiques et scientifiques. Ainsi, la peur et la haine disparaîtraient-elles graduellement de l’humanité.
Que pensez vous de la décapitation des otages par les djihadistes de l’État islamique (EI) ?
Terrible (silence). C’est le plus grand danger auquel l’humanité fait face aujourd’hui.
Quelle est la solution ?
Tout le monde a peur, car de nombreux musulmans occidentaux rejoignent l’EI. Il faut absolument ouvrir un dialogue avec ces terroristes. Mais pour l’instant, le seul dialogue qu’ils connaissent est celui de la violence et du fusil. C’est une très ancienne habitude chez les musulmans, qui semble avoir pris une ampleur critique durant ce siècle (silence). Dans leur colère, ces gens seraient même prêts à tuer avec une bombe nucléaire… C’est donc la racine de cette violence que nous devons guérir, car elle est la source du problème et elle est conditionnée par le manque de contacts interreligieux dans l’islam. J’ai dit la même chose aux Israéliens lorsque je me suis rendu à Jérusalem : « Hitler était aussi un homme et en tant que bouddhiste, j’ai de la compassion pour lui car il a commis de nombreux crimes, qu’il devra payer dans des vies successives – c’est la loi du karma. »
Qu’ont répondu les Israéliens ?
(Le dalaï-lama sourit) Ils ont été très choqués !
Quelles sont les motivations de l’EI selon vous ?
Je crois que les djihadistes de l’EI aiment tellement l’islam que leurs émotions deviennent incontrôlées ; et du coup leurs actions sont extrêmement violentes. Notre première tâche serait de calmer ces émotions, en leur démontrant que nous sommes tous semblables et qu’il n’y a pas de différences fondamentales entre un musulman, un chrétien ou un bouddhiste. C’est la peur qui amène la violence… (Après une pause) Mais il est vrai que les deux actions doivent être menées simultanément : une réponse « musclée » au terrorisme, couplée au dialogue avec l’islam modéré.
Quel serait le message du 14e dalaï-lama à l’EI ?
Ce que je dirais à mes sœurs et frères musulmans – même à ceux de l’EI : « Vous êtes tout de même des êtres humains, vous ne pouvez pas le nier ; vous êtes sortis comme nous du ventre de votre mère qui vous a aimés et chéris ; vous avez connu l’amitié et la chaleur humaine – que vous le vouliez ou non. Pourquoi cette cruauté ? Est-ce à cause d’une grande douleur ? Il faut absolument que vous dialoguiez avec nous et que vous puissiez ouvrir les portes de votre cœur » (pause). Votre djihad* doit être intérieur… D’ailleurs, le dalaï-lama (en se montrant du doigt) fait souvent le djihad contre lui-même. (Après une autre pause) La paix peut aussi arriver par la prière, et le XXIe siècle devra donc être le siècle du dialogue.
Vous êtes donc optimiste quant au dialogue avec l’islam ?
Oui, regardez l’Inde : c’est le seul pays où différentes religions ont cohabité paisiblement depuis deux millénaires, même s’il y a eu ici et là quelques problèmes inévitables. Il y a ici des chiites, des sunnites et des ahmadis (minorité musulmane non reconnue) ; ils ne s’entretuent pas les uns les autres. L’Inde est donc un exemple à suivre pour le monde. Vous trouvez également en Inde le concept de l’ahimsa, la non-violence absolue, que nous, bouddhistes, avons repris. C’est un concept absolument nécessaire pour une paix internationale durable.
Vous avez souvent parlé du « karma noir ». Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que cela veut dire ?
Le karma est une loi tout à fait logique et compréhensible : toutes les actions, bonnes ou mauvaises, que vous commettez dans cette vie, ont une conséquence inéluctable. Toute mauvaise action, même sans conséquence immédiate, se paie dans cette vie ou dans une autre. Il n’y a donc pas d’injustice, même si parfois il nous semble que des êtres innocents souffrent terriblement et inutilement. Il en est de même pour une nation : nous, les Tibétains, sommes en train de payer un vieux karma de féodalisme et de manque d’ouverture au monde. Une fois que ce karma sera payé, nous retrouverons notre liberté et notre plénitude.
Vous avez également évoqué le karma noir des Chinois, qui ont tué près d’un million des vôtres…
Sans aucun doute, les Chinois devront payer ce karma noir. Je pense même à Mao Tsé-toung qui a affamé et tué des centaines de milliers de ses compatriotes. (Après un silence). Mais il me semble qu’il y a un changement important en Chine. Je remarque par exemple des milliers d’articles de Chinois qui critiquent leur propre gouvernement, et certains qui vont jusqu’à soutenir notre demande pour plus d’autonomie au Tibet… Même le président chinois, lors d’une visite en France, a publiquement admis que le bouddhisme a joué un rôle très important dans la culture chinoise. Peut-être une évolution est-elle en train de se produire parmi les communistes chinois. (Après une pause) Mais il faut attendre, car les Chinois sont très très prudents.
Quel est l’avenir du Tibet ?
(Long silence) Je reste inquiet… Les Chinois, même s’ils ont de vastes contacts économiques avec le reste du monde, demeurent très isolés mentalement. (Long silence) J’ai pourtant maintes fois offert au gouvernement chinois de nombreuses concessions, proposant seulement une autonomie spirituelle et régionale réduite, la Défense et les Affaires Étrangères restant entre leurs mains. Mais ils continuent à refuser – et quelquefois je perds espoir…
L’Inde et la Chine sont en conflit frontalier. Qu’en pensez-vous ? (NDLR : la Chine revendique tout l’État indien de l’Arunachal Pradesh)
Pas seulement l’Inde, mais aussi les Philippines, le Japon, le Vietnam, qui, eux, ont des conflits maritimes avec la Chine… Je crois que ces tensions sont dues à une peur inhérente que la Chine ressent vis-à-vis de ses voisins, une sorte d’énorme insécurité ancestrale. Les Chinois devraient comprendre que ni l’Inde, ni le Japon ne peuvent détruire la Chine. Si cette peur s’en va et que la Chine réalise qu’elle est en totale sûreté, alors les relations peuvent s’améliorer avec les voisins… (Silence) Malheureusement, il y a une paranoïa en Chine…
Nous souhaitons tous que vous viviez le plus longtemps possible, mais que va-t-il se passer après vous ?
Vous savez déjà sans doute que depuis 2001, je suis en semi-retraite et je laisse au gouvernement tibétain (en exil) le soin de prendre toutes les décisions importantes. Je vais sans doute être le dernier dalaï-lama réincarné. C’est-à-dire que si la lignée des dalaï-lamas doit continuer, le prochain devra être élu démocratiquement, comme je l’ai souvent indiqué…
Mais vous devez savoir que c’est grâce à vous que le monde est devenu conscient du triste sort des Tibétains. Que va-t-il se passer lorsque vous ne serez plus là ?
(Silence) Depuis l’âge de 3 ans, j’ai été enfermé dans le carcan du protocole. Et j’en suis venu à le haïr. Je vis également en Inde en tant que réfugié depuis 1959, et ça n’a pas toujours été facile. Mais plus que toute autre chose, je ne veux pas être réincarné en tant que dalaï-lama, car je me considère comme un être humain exactement comme 7 milliards d’autres. Je ne suis pas tibétain, je ne suis pas asiatique, je ne suis même pas bouddhiste – je suis exactement pareil que vous : nous avons tous des émotions, nous voulons tous vaincre la souffrance et vivre heureux avec le minimum requis. Ensuite, en tant qu’être humain, je dépends des 7 milliards d’autres êtres humains. Même le Bouddha a dû mendier sa nourriture. Vous constaterez qu’aujourd’hui, nous dépendons tous les uns des autres : l’Orient dépend de l’Occident — et de plus en plus l’Occident va dépendre de l’Orient. Cette interdépendance représente le futur de l’humanité.
Et la France, votre Sainteté ?
(Le dalaï-lama part d’un grand rire tonitruant) J’aime beaucoup les Français car ils ont le sens de l’humour… Je me sens à l’aise chez vous…
Savez-vous que près d’un million de Français s’intéressent au bouddhisme tibétain ?
Oui, je le sais, mais je ne cherche pas à convertir. La France est un pays chrétien et devrait le rester.
Propos recueillis par François Gautier à New Delhi (Inde)
François Gautier, qui vit à Auroville (Inde), est rédacteur en chef de La Revue de l’Inde.