PROTESTATION, REFUS DU MONDE ET ENGAGEMENT DANS L’ESPACE PUBLIC DANS LES GROUPES RELIGIEUX MINORITAIRES
Régis Dericquebourg
Régis Dericquebourg : Les groupes religieux minoritaires : protestation, refus du monde et action humanitaire. In Bréchon et Duriez : Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2000? p. 75-87.
La théorie de la protestation socioreligieuse qui fut développée dans les années 1960-70 reste un outil utile pour analyser les rapports entre les groupes religieux minoritaires et la société ambiante. Le couple protestation (explicite ou implicite)-attestation permet toujours d’évaluer le discours et les pratiques des mouvements religieux d’une manière synchronique ou diachronique. Ainsi, on constate que les religiosités parallèles qui ont succédé à l’effervescence religieuse protestataire de la contreculture des années 1960-70 sont largement attestaires et qu’à l’intérieur de mouvements religieux qui véhiculaient une protestation, celle-ci s’est atténuée pendant les deux dernières décennies.
Dans cet article, nous présenterons trois groupes religieux minoritaires qui se situent différemment par rapport à la protestation, à la rupture avec le monde et au compromis avec celui-ci. Nous examinerons les liens entre ces phénomènes et nous nous interrogerons sur le choix de l’action humanitaire comme mode d’entrée dans l’espace public dans deux mouvements.
Trois exemples de mouvements religieux protestataires.
Nous allons évoquer trois groupes religieux minoritaires : les Témoins de Jéhovah , La Famille (ex-Enfants de Dieu) et le Raëlisme. Les deux premiers, porteurs d’une protestation accompagnée d’un rejet du monde ont passé un compromis avec les sociétés ambiantes. Ils illustrent ce que Jean Séguy affirme à propos de la protestation à savoir qu’elle est “un phénomène endémique de l’histoire du christianisme, peut-être l’essence même de celui-ci dans ses manifestations” (1). Le troisième, non chrétien, véhicule un discours protestataire mais il ne s’est jamais coupé de la société.
L’évolution du Jéhovisme sera simplement évoquée car je l’ai traitée dans des articles récents(2).
Je vais seulement souligner que les Témoins de Jéhovah ont évolué depuis les années 1980 et surtout à partir de 1985 à la suite de remous internes. Leur discours véhiculait une protestation et prévoyait le remplacement imminent de ce “présent système de choses” jugé mauvais et non réformable par un royaume de Dieu qui dénonce par contraste les systèmes économiques et politiques actuels(3) . La mise en pratique de cette condamnation du monde se manifestait chez les fidèles par une participation minimale à l’économie et à la culture aboutissant à un enclavement social.
Si le discours jéhoviste demeure protestataire, la rupture avec le monde s’estompe. Les Témoins ne sont plus un groupe enclavé. Un sondage de la sofres de 1999(4) montre que leurs enfants participent de plus en plus aux activités périscolaires culturelles (76%), aux activités sportives (74%), ils passent beaucoup de temps à regarder les émissions télévisées (46% “beaucoup” ou “pas mal de temps”) alors qu’autrefois, ils devaient se soustraire à ces “mauvaises influences”. Les Témoins sont passés de l’insoumission à l’armée à un service civil négocié avec la ministère de la défense(5), ils acceptent de participer aux élections alors qu’ils ne le faisaient pas jusqu’en 1998, “n’étant pas de ce monde”. Les adultes participent maintenant aux activités associatives alors qu’ils étaient, il y a vingt ans réservés à propos de la fréquentation des profanes. Ils négocient avec les chirurgiens à propos des opérations qu’ils souhaitent subir sans être transfusés par le biais d’un bureau d’information des hospitaliers.
Mais il y a plus. Alors qu’autrefois, l’organisation jéhoviste considérait qu’il ne fallait pas intervenir dans les vicissitudes que connaissent les populations puisque c’était des signes de la fin des temps voulus par Dieu, elle s’est lancée dans des actions humanitaires nationales (Vaison-La-romaine, Bollène, Nîmes) et internationale en soutenant l’ association Aidafrique (envoi de vivres, de produits de nécessité, d’un hôpital de campagne au Rwanda…). A titre individuel, les Témoins de Jéhovah ont maintenant des activités bénévoles comme l’aide aux “restaurants du cœur”. Dans le sondage de la Sofres mentionné plus haut, 51% des Témoins de Jéhovah interrogés pratiquent des activités charitables.
Un autre exemple de passage du retrait du monde à l’activité dans le monde est celui de La Famille (ex-Enfants de Dieu).
Fondé dans les années 1960 par David Berg (1919-1994) dit Moïse David ou “Mo”, ce mouvement qui se situe dans le courant de la “Révolution pour Jésus” s’est organisé en communautés et a eu une croissance relativement importante puisque de la communauté initiale de jeunes (issus des classes moyennes) de Huntington Bay (Californie) fondée en 1968, il est passé à 9000 membres répartis sur 80 pays en 1984(6) .
Au plan économique, sa protestation(7) porte sur à la fois sur le capitalisme dont les États-Unis seraient l’exemple le plus dégénéré, sur le socialisme sans Dieu et sur le communisme. David Berg propose de remplacer ces systèmes par un socialisme chrétien de type communautaire en attendant la Parousie(.
Sa protestation porte aussi sur la libération sexuelle à laquelle il donne une légitimité évangélique. Au départ, David Berg n’admettait que les relations sexuelles conjugales puis il a adopté les revendications contreculturelles de liberté sexuelle. Il en vint à concevoir la sexualité comme un don de Dieu dont il faut profiter. Pendant une courte période, il a recommandé l’initiation sexuelle des jeunes, suivant en cela le courant en faveur de la liberté sexuelle des enfants dont on trouve des traces dans le quotidien Libération des années 1970 et chez des auteurs de l’époque, aujourd’hui passés de mode. Lui-même, réagissait contre un conservatisme puritain qu’il professait quand il était pasteur. Une utopie dessine les contours de sa protestation. Il imagine la Nouvelle Jérusalem envoyée par Dieu comme un paradis où la maladie et la mort auront disparu et où la plus grande liberté sexuelle régnera.
La vie sociale des Enfants de Dieu fut conforme à la radicalité de ses critiques. Ceux-ci répartis dans des communautés de partage(10) vivaient de l’argent recueilli pendant le prosélytisme ou de celui gagné grâce à des activités artistiques (spectacles de chant, enregistrement de disques). Renonçant à “la vaine poursuite de richesses matérielles”, les enfants de Dieu ne se lancèrent pas dans la création d’entreprises commerciales comme le firent les Moonistes à la même époque. L’engagement à temps plein était conseillé et les enfants étaient élevés et instruits dans la communauté afin de limiter les contacts avec le monde au seul prosélytisme, lequel pendant un an et demi se pratiqua sous la forme du flirty-fishing(11). Une certaine liberté sexuelle aurait régné dans les communautés.
Au mois de février 1978, David Berg informé de dérives dans les communautés et confronté à des critiques externes à propos des mœurs de certains fidèles a dissous le mouvement pour le reconstituer sous le nom de “ La Famille d’Amour” puis “La Famille” provoquant le départ de 300 responsables et de 2600 adeptes. Il a conservé le mode de vie communautaire et l’annonce messianique mais il a suivi le déclin de la libération sexuelle en préconisant une sexualité plus conformiste(12) .
Après ce tournant, le mouvement s’est engagé dans la voie humanitaire. La Famille s’est lancée dans l’aide aux populations en difficulté en offrant une aide matérielle financée par des concerts et des collectes. Par exemple, ils affirment avoir distribué des repas, des jouets et des vêtements dans un quartier pauvre de Mexico (Noël 1995), des vêtements et des jouets à Karachi (1995), des colis à la prison de Madras (1995) des médicaments, des vêtements et de la nourriture en Russie (juin 1995) et à Kobé après le tremblement de terre. En 1996, leur rapport d’activité mentionnait une prise en charge d’enfants handicapés en Thaïlande et en Ukraine, une aide scolaire aux enfants palestiniens. En 1998, le rapport d’activité(13) est devenu mensuel car les actions de bienfaisance semblent les occuper entièrement. (14)Elle s’oriente vers la prise en charge d’orphelins en Europe de l’Est. En Russie, La Famille s’est associée à la Croix-Rouge. Déjà dans le rapport de 1996, La Famille se définissait comme une organisation sans but lucratif de volontaires(15) .
De son côté, le Raëlisme est un groupe protestataire qui n’a choisi ni la séparation du monde ni l’engagement dans l’espace public.
Rappelons pour mémoire que ce mouvement est issu de la révélation reçue par Claude Vorilhon (né en 1946) le 13 décembre 1973. Lors d’une promenade sur les volcans qui dominent Clermont-Ferrand, il aurait rencontré des extra-terrestres. Ceux-ci lui auraient donné le nom Raël, fils de la lumière. Six jours de suite, il aurait reçu au même endroit une nouvelle interprétation des Écritures(16) selon laquelle les Elohims de la Bible étaient des extra-terrestres (ceux qui sont venus du ciel) qui ont découvert les secrets de la vie et qui ont fait de la terre un laboratoire pour créer l’homme, chaque race reflétant l’image d’une équipe de créateurs. Ayant fait connaître ses idées, un premier mouvement de disciples : le Medec est fondé en mai 1974.
Raël adopte l’annonce messianique et millénariste de l’Apocalypse. La fondation de la Nouvelle Terre a commencé en 1946 avec sa naissance, avec la fondation de l’Etat d’Israël et avec la proximité de l’ère du Verseau. La fin de cette période s’achévera quand les extraterrestres jugeront les hommes dignes de recevoir leurs bienfaits qui consistent en un savoir scientifique permettant d’avoir l’abondance. Ils viendront alors à une date non fixée mais imminente comme chez les Témoins de Jéhovah – car “cette génération ne passera pas avant que tout ne soit accompli” (17) – dans l’ambassade que les Raëliens auront construite en Israël. La “Brotherhood of the Sun” (1955-1982) fondée par Paulsen a eu ce type d’attente aux États-Unis.
La doctrine de Raël annonce une utopie déjà en marche : la paix régnera, les barrières linguistiques seront abolies, les nourritures seront abondantes, le climat sera tempéré, les hommes seront servis par des robots vivants, la pensée sera toute puissante car son contenu prendra forme dans un monde virtuel. Les hommes vivront très longtemps et seront recréés à partir d’une cellule.
On trouve là une version du millénarisme avec un mélange de croyances au cargo-cult puisque ce sont des machines venues d’ailleurs qui apporteront les bienfaits sur la terre.
Le Raëlisme se situe dans la lignées de la littérature sur la plausibilité des mondes habités (de Plutarque à Jean Claude Bourret en passant par Erich Von Daniken) et celle de la croyance en une rencontre et en une communication possible avec les extraterrestres : Swedenborg (1688-1772), Charles Cros (1842-1888)… (18)
Dans ses “Nouveaux commandements”, Raël ressuscite les critiques des protestataires des années 1960-1970. Il dénonce : 1) le complexe militaro-industriel et l’utilisation de la peur de l’étranger à des fins belliqueuses. Pacifiste, il veut abolir le service militaire car ce dernier est au service de l’agressivité, en ne conservant qu’une force européenne au service de la paix; 2) les risques de manipulations par la télévision (procès de “l’intox des années 60-70); 3) l’idéologie familiale. Pour lui, “La famille n’a toujours été qu’un moyen pour les esclavagistes anciens et modernes d’obliger les gens à travailler plus dur pour un chimérique idéal familial” (19). Comme les libertaires, il dénonce le mariage qui fait d’un conjoint la propriété de l’autre par contrat. Pour lui, le couple doit se reconstruire tacitement jour après jour sur la base de l’amour. Les enfants peuvent être élevés hors du couple par des professionnels; 4) la gérontocratie; 5) le capitalisme et le communisme conformément à la contre-culture qui cherchait une voie alternative à ces systèmes considérés comme aliénants; 6) les Églises établies (en particulier du catholicisme dirigé par “l’usurpateur du Vatican” (20) ); 7) le racisme homosexuel;
Du point de vue des pratiques sociales, Raël préconise l’éducation au plaisir des sens (d’où sont exclus le tabagisme, l’ivresse alcoolique et l’usage des drogues) et de la sexualité; il revendique le droit au suicide et à l’euthanasie; Il recommande le refus de vote car le jeu démocratique des sociétés dites démocratiques “n’est pas suffisant”; il demande de respecter la nature, de lutter contre la surpopulation (la “bombe P.” des écologistes des années 70); il veut abolir les maisons individuelles qui dénaturent le territoire au profit de villes communautaires; il demande qu’on accorde les revendications féministes; il souhaite la suppression des nations au profit d’un gouvernement mondial; il veut supprimer l’argent et établir une économie distributive au sein d’une organisation fédéraliste (qui rappelle l’Europe au cent drapeaux” de Proudhon).
Cela se passe comme si les idées protestataires de années 60-70 recevaient une légitimité de la part d’ extraterrestres (sorte de demi-dieux) qui possèdent un niveau scientifique élevé et une longue expérience. Un seul élément n’est pas conforme à la pensée contre culturelle : la valorisation de la science qui chez Raël est réenchantée puisqu’elle vient des Dieux et qu’elle est la clef du bonheur paradisiaque. Dans ses vues, l’homme est un être pour la science .
On trouve chez Raël l’exemple d’un mouvement protestataire qui puise son idéologie dans les thèmes de la contre-culture.
2) Le passage au compromis.
Rappelons que la protestation n’est ni une contestation (qui est une interrogation à propos de certains éléments de la société), ni une revendication que le système social peut accepter car elle met ce dernier en cause plus ou moins globalement – mais suffisamment – pour qu’il se sente menacé(21). La protestation se situe donc autant du côté du groupe qui proteste que du côté de l’interprétation qu’en donne la société, celle-ci pouvant la juger subversive ou non. Pour Henri Desroche, elle se manifeste sur trois plans : la grève, la coexistence compétitive ou coopérative, la révolte sociale. D’autre part, elle est indissociable d’une utopie qui donne une image du changement souhaité.
La protestation socio-religieuse peut conduire les fidèles à se séparer d’une société qu’il considèrent comme une massa perditionnis, soit en se retirant dans des communautés à l’écart de la société, soit en y demeurant mais en ne conservant que les seuls liens sociétaux strictement nécessaires pour vivre.
Toutefois, dans certains mouvements religieux, la protestation décline, la rupture avec le monde s’estompe et les fidèles s’impliquent dans la cité sans que ces phénomènes ne soient nécessairement corrélés.
L’exemple des raëliens montre qu’une protestation intense ne conduit pas nécessairement à une rupture active avec le monde. A l’inverse, en élargissant nos observations, nous constatons que des groupes comme Horus et le Mandarom peuvent créer des communautés relativement séparées de la société ambiante tout en étant globalement attestataires.
La thèse selon laquelle la “radicalité” (22) des sectes protestataires tend à s’estomper avec la durée pour faire de celles-ci des dénominations c’est-à-dire des mouvements qui s’insèrent dans le monde sans abandonner l’essentiel de leurs croyances s’applique à la Famille et aux Témoins de Jéhovah bien que ce processus ne soit pas encore terminé et qu’ils soient au stade des “sectes assagies”.
On trouverait la cause de la mutation du Jéhovisme dans l’élévation du niveau social des recrues qui devient visible à partir des années 1980. Les Témoins recrutent maintenant dans les classes moyennes et parfois supérieures. Si l’on prend l’exemple de la France, l’éventail des professions des fidèles se rapproche maintenant de celui du français(23). Les enfants de Témoins font maintenant des études secondaires et universitaires. Il est certainement plus difficile de maintenir une coupure avec le monde dans une population qui s’embourgeoise et qui a besoin de montrer son honorabilité par des marques de conformisme, de la même façon qu’il est plus difficile d’exiger qu’elle déploie une intense activité de prosélytisme par le porte-à-porte et une fréquentation régulière de toutes les réunions de culte(24)
Cela vaut pour le Jéhovisme vieux de plus d’un siècle, mais comment expliquer que les Enfants de Dieu aient adouci leur protestation aussi vite ? D’une part, les enfants de Dieu ont recruté d’emblée dans les classes moyennes peut-être plus sensibles aux évolutions de la société, d’autre part, leur évolution rapide appelle une troisième remarque.
Les Enfants de Dieu ont été attaqués par des ligues antisectes et parmi elles, Freecog fondée par des parents de fidèles ayant rejoint ce mouvement. Les attaques à propos de la protestation sexuelle et de leur mode de vie a provoqué des réactions vives dans le monde. Des descentes de police planifiées à l’échelle internationale ont eu lieu dans leurs communautés. Les Enfants de Dieu furent entraînés dans des procès et même s’ils ont été relaxés, une protestation génératrice de conflits devenait plus difficile à soutenir et le mode de vie qu’elle impliquait devenait un stigmate social.
Il était vital pour eux de changer de discours et de pratiques pour casser l’image de jouisseurs et de pervers qu’on leur accolait et qui ne pouvait plus être soutenu dans la phase de déclin du mouvement de la libération sexuelle. N’étant pas jusqu’au-boutistes, ils se sont transformés et ont à plusieurs reprises fait un acte de repentance public à propos du flirty-fishing et de pratiques contestées et ils se sont engagés dans la bienfaisance.
On remarque aussi que les mouvements protestataires ont suivi le recul global de la contestation et ont été influencés par les idéologies consensuelles de la dernière décennie.
On l’a dit plus haut : ces mouvements contestent ou ont contesté en termes vifs les systèmes économiques existants. Le recul de la protestation en discours et/ou en acte serait-il dû au recul des raisons de protester ?
Paradoxalement, les conditions économiques, politiques et sociales qui favorisent l’apparition des sectes radicales historiques existent encore. Elles provoquent l’indignation des radicaux politiques. Pour ces derniers nous sommes entrés dans une phase où le capitalisme n’a plus d’adversaires puissants en face de lui et impose une contre-réforme libérale. Celle-ci est marquée par un effacement de la politique au profit de l’économie, par une dérégulation et une exploitation accrue des individus dont l’existence a pour sens ultime la consommation accrue des biens et des services sur un fond de souffrance (25), celle des chômeurs et celle des salariés.
Toutefois, ces conditions qui pourraient déboucher sur une révolte politique n’entraînent pas la généralisation de la protestation sociale. Au contraire, elles ne produisent que des modèles consensuels de gestion de crise(26) et dans le domaine religieux elles ont été accompagnées par un Nouvel Age attestaire.
Or, les radicaux politiques qui constatent le renoncement à la protestation collective se référent aux protestations socioreligieuses historiques. Raoul Vaneigem préface la réédition du Thomas Munzer de Pianzola, Gilles Chatelet cite la secte des niveleurs en exemple aux “résistants anonymes” qu’il appelle de ses vœux pour sauver l’homme de “l’immonde condition d’espèce humaine”, en se passant de Dieu, conformément à son idéologie de référence(27) .
La protestation a encore lieu d’être mais elle n’est pratiquement plus portée par des groupes y compris dans le monde politique. Les idéologies consensuelles dominent. On trouve ici une explication de son euphémisation. Les groupes religieux ont suivi le recul des mouvements de protestation collective car l’étude des processus d’influence le montre : il est difficile de maintenir une attitude différente d’une attitude majoritaire. La protestation s’émousse avec le temps mais l’effet de contexte semble plus important que la dynamique interne du mouvement et peut adoucir des mouvements protestataires jeunes.
Enfin, une dernière remarque s’impose. Une des formes de compromis avec le monde chez les Témoins de Jéhovah et dans La Famille s’exprime par un engagement dans l’espace public sous la forme d’une action humanitaire alors que celle-ci ne faisait pas partie de leur doctrine. Certes, les Témoins ont apporté une aide aux populations d’Europe occidentale, en Roumanie et aux Philippines(28) en 1945 mais cela fut ponctuel car les Témoins mobilisèrent à nouveau leurs ressources dans la prédication en considérant les catastrophes comme des signes de la fin des temps voulus par Dieu. Quant aux Enfants de Dieu, ils n’avaient pas jusqu’aux débuts des années 1990 de doctrine de bienfaisance.
Pourquoi se sont-ils engagés dans la voie humanitaire ?
Là aussi, on trouve un effet de contexte. L’action humanitaire s’est imposée comme une conception des rapports humains depuis une quinzaine d’années. “L’humanitaire est devenu une nouvelle religion, un nouveau credo…” (29) Le consensus de la bonne volonté permet de fuir les débats idéologiques. On ne s’affronte pas sur la nécessité d’une guerre mais on se mobilise pour envoyer des colis aux victimes. D’une certaine façon, l’idéologie humanitaire rappelle ce que Althusser appelait “l’internationale des bons sentiments” (30) pour qualifier les thèses imaginaires occultant les rapports objectifs de domination(31). En certaines occasions, dans les mouvements religieux et politiques, le consensus humanitaire permet de gérer les conflits ad intra et ad extra . Les Enfants de Dieu et les Témoins de Jéhovah ont été confrontés à des crises internes et à des conflits avec la société qui n’ont pas été résolus par un appel plus grand à un prosélytisme (devenu plus difficile ?) comme cela se fait habituellement mais par un investissement nouveau, humanitaire dans l’espace public. On trouve une réaction analogue chez les Scientologues qui, attaqués dans plusieurs pays sur la base d’autres motifs, ont édité une plaquette(32) présentant leur bénévolat auprès des personnes âgées, des sans-abris, des toxicomanes, des illettrés, sur l’environnement. Les Témoins de Jéhovah eux-mêmes ont publié une plaquette qui expose leur action humanitaire au moment où ils ont été mis sur la sellette devant l’opinion publique(33). La visibilité donnée à ces actions montre qu’elles entrent dans une volonté de réajuster une image. Cela rappelle l’investissement du moonisme dans un courant qui fut consensuel : celui des mouvements pour la paix au moment où il fut confronté à des attaques et à une crise de recrutement.
Le Raëlisme pas, quant à lui, rencontré de crise interne et n’a pas fait l’objet de campagnes de presse intenses ne s’est pas engagé dans la voie humanitaire.
On peut se demander si, dans ces mouvements religieux, l’action humanitaire qui se situe dans le prolongement de la charité chrétienne n’est qu’un emprunt à un courant social dominant en vue de régler leurs problèmes. Les Témoins de Jéhovah et les Enfants de Dieu se réclament du christianisme mais il faut savoir si la charité est devenue cette éthique vertueuse des “bonnes oeuvres” fondée sur l’amour du prochain et systématisée en un habitus social qui exige la possession d’un “charisme de la bonté” donné comme une grâce divine ou éveillé en s’exerçant au bien dont parle Max Weber. Dans ces mouvements, les bonnes œuvres sont-elles le moyen d’un perfectionnement de soi, un “moyen de la méthode de salut” (34) .
Il reste à savoir si la bienfaisance chez les Témoins de Jéhovah et dans La Famille est une voie du salut systématisée reposant sur l’amour du prochain ou si est la conséquence d’une charité considérée comme vertu[ii] plutôt qu’une aide ostentatoire et prosélyte(35) .
La Famille a toujours prêché l’amour du prochain(37). Celui-ci légitimait la libre sexualité. Maintenant, l’amour est orienté vers l’aide matérielle et morale aux personnes affligées par la vie qui est légitimée par une lettre de Moïse David : “Consider the Poor” publiée en 1991. Il invoquait les Psaumes pour inviter ses fidèles à rencontrer ceux qui se trouvent dans le besoin. La Famille pourrait suivre la même voie que les Quakers. En revanche chez les Témoins, l’éveil du charisme de la bonté ne fait pas encore partie de la voie de salut. Les moyens du salut-délivrance restent la reconnaissance de la Vérité, la conformité à des interdictions majeures et l’annonce de “ la bonne nouvelle du Royaume dans le monde”. Mais il est possible que la pratique des “bonnes œuvres” modifie peu à peu leur spiritualité… Mais pour l’instant, elle est plus le signe d’une inscription dans le monde qu’une modalité de la vie religieuse. Il serait exagéré de la qualifier d’assistance ostentatoire car elle reste relativement discrète et parce qu’elle est aussi le fait de fidèles qui participent aux actions charitables par vocation personnelle sans que ce type activité ne soit mise au compte de leur organisation religieuse.
Chez les Raëliens, l’amour du prochain n’a jamais fait partie d’une éthique du salut.
Conclusion.
En examinant le triptyque : protestation, déclin de la protestation et action humanitaire comme mode d’engagement dans l’espace public nous avons constaté que la protestation en discours n’aboutit pas forcément à la rupture avec le monde mais quand elles sont corrélées, le rapport à la société évolue en fonction de l’évolution de la protestation. Inversement, le destin de la protestation dans un mouvement est influencé par l’évolution de la société. Même les groupes religieux protestataires enclavés subissent un effet de contexte. Dans la période récente qui est devenue consensuelle, ce dernier est à l’origine du déclin de la protestation mais aussi du choix de l’action humanitaire comme modalité du règlement des conflits ad intra et ad extra. De ce fait, l’action humanitaire ne dépend pas nécessairement d’une éthique des “bonnes œuvres” vertueuse systématisée en un habitus social qui conduit sur la voie du salut.
(1) “Les Témoins de Jéhovah, vers la sortie de la logique sectaire”, 1999, Les Témoins de Jéhovah, 1998.
(2) Jean Séguy, 1974.
(3) Le Jéhovisme se situe toujours dans la catégorie des sectes révolutionnaires proposée par B. Wilson.
(4) Enquête commandée par les responsables de la branche française réalisée en octobre 1998 par téléphone sur 1025 fidèles de tous âges choisis au hasard dans les assemblées de district et contactés par la suite.
(5) M. Léotard.
(6) Voir David E. Van Zandt, 1991. James R. Lewis & Gordon Melton (ed), 1994. Roy Wallis, 1979. Chap. 4 et 5. Gordon Melton : Les Enfants de Dieu/La famille et le rapport, 1996.
(7) exposée dans des feuillets distribués au public (35 en 1991).
( Il est prémillénariste et postribulationniste car Jésus viendra avant le millénium et après la grande tribulation.
(9) Mais aussi suivant ses propres tendances qui ont été avouées par ses proches.
(10) Justifiées par Actes 2:44. Cf Notre profession de foi, juin 1993.
(11) David Milikan In James R. Lewis & Gordon J. Melton ed. , 1994, P.231.
(12) Pour l’évolution des Enfants de Dieu-La Famille, voir Gordon G. Melton 1996 et 1998.
(13) Annual Family Report, By the Family, Zurich.
(14) Le feuillet Helping Hands ! de 1998 mentionne aussi l’aide à 500 français vivant en dessous du seuil de la pauvreté.
(15) En 1993, elle se définissait comme une association de communautés missionnaires chrétiennes indépendantes.
(16) La révélation raëlienne évoque la visite de l’ange Moroni à Joseph Smith le 21 septembre 1923 où celui-ci apprend qu’un livre fait de plaques d’or relate la véritable origine des premiers habitants de l’Amérique et lui donne les clefs pour les décrypter après lui avoir donné des informations sur le plan divin et sur a manière dont son Royaume devrait être dirigé ces derniers jours.
(17) Matthieu 24-34.
Régis Dericquebourg
Régis Dericquebourg : Les groupes religieux minoritaires : protestation, refus du monde et action humanitaire. In Bréchon et Duriez : Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2000? p. 75-87.
La théorie de la protestation socioreligieuse qui fut développée dans les années 1960-70 reste un outil utile pour analyser les rapports entre les groupes religieux minoritaires et la société ambiante. Le couple protestation (explicite ou implicite)-attestation permet toujours d’évaluer le discours et les pratiques des mouvements religieux d’une manière synchronique ou diachronique. Ainsi, on constate que les religiosités parallèles qui ont succédé à l’effervescence religieuse protestataire de la contreculture des années 1960-70 sont largement attestaires et qu’à l’intérieur de mouvements religieux qui véhiculaient une protestation, celle-ci s’est atténuée pendant les deux dernières décennies.
Dans cet article, nous présenterons trois groupes religieux minoritaires qui se situent différemment par rapport à la protestation, à la rupture avec le monde et au compromis avec celui-ci. Nous examinerons les liens entre ces phénomènes et nous nous interrogerons sur le choix de l’action humanitaire comme mode d’entrée dans l’espace public dans deux mouvements.
Trois exemples de mouvements religieux protestataires.
Nous allons évoquer trois groupes religieux minoritaires : les Témoins de Jéhovah , La Famille (ex-Enfants de Dieu) et le Raëlisme. Les deux premiers, porteurs d’une protestation accompagnée d’un rejet du monde ont passé un compromis avec les sociétés ambiantes. Ils illustrent ce que Jean Séguy affirme à propos de la protestation à savoir qu’elle est “un phénomène endémique de l’histoire du christianisme, peut-être l’essence même de celui-ci dans ses manifestations” (1). Le troisième, non chrétien, véhicule un discours protestataire mais il ne s’est jamais coupé de la société.
L’évolution du Jéhovisme sera simplement évoquée car je l’ai traitée dans des articles récents(2).
Je vais seulement souligner que les Témoins de Jéhovah ont évolué depuis les années 1980 et surtout à partir de 1985 à la suite de remous internes. Leur discours véhiculait une protestation et prévoyait le remplacement imminent de ce “présent système de choses” jugé mauvais et non réformable par un royaume de Dieu qui dénonce par contraste les systèmes économiques et politiques actuels(3) . La mise en pratique de cette condamnation du monde se manifestait chez les fidèles par une participation minimale à l’économie et à la culture aboutissant à un enclavement social.
Si le discours jéhoviste demeure protestataire, la rupture avec le monde s’estompe. Les Témoins ne sont plus un groupe enclavé. Un sondage de la sofres de 1999(4) montre que leurs enfants participent de plus en plus aux activités périscolaires culturelles (76%), aux activités sportives (74%), ils passent beaucoup de temps à regarder les émissions télévisées (46% “beaucoup” ou “pas mal de temps”) alors qu’autrefois, ils devaient se soustraire à ces “mauvaises influences”. Les Témoins sont passés de l’insoumission à l’armée à un service civil négocié avec la ministère de la défense(5), ils acceptent de participer aux élections alors qu’ils ne le faisaient pas jusqu’en 1998, “n’étant pas de ce monde”. Les adultes participent maintenant aux activités associatives alors qu’ils étaient, il y a vingt ans réservés à propos de la fréquentation des profanes. Ils négocient avec les chirurgiens à propos des opérations qu’ils souhaitent subir sans être transfusés par le biais d’un bureau d’information des hospitaliers.
Mais il y a plus. Alors qu’autrefois, l’organisation jéhoviste considérait qu’il ne fallait pas intervenir dans les vicissitudes que connaissent les populations puisque c’était des signes de la fin des temps voulus par Dieu, elle s’est lancée dans des actions humanitaires nationales (Vaison-La-romaine, Bollène, Nîmes) et internationale en soutenant l’ association Aidafrique (envoi de vivres, de produits de nécessité, d’un hôpital de campagne au Rwanda…). A titre individuel, les Témoins de Jéhovah ont maintenant des activités bénévoles comme l’aide aux “restaurants du cœur”. Dans le sondage de la Sofres mentionné plus haut, 51% des Témoins de Jéhovah interrogés pratiquent des activités charitables.
Un autre exemple de passage du retrait du monde à l’activité dans le monde est celui de La Famille (ex-Enfants de Dieu).
Fondé dans les années 1960 par David Berg (1919-1994) dit Moïse David ou “Mo”, ce mouvement qui se situe dans le courant de la “Révolution pour Jésus” s’est organisé en communautés et a eu une croissance relativement importante puisque de la communauté initiale de jeunes (issus des classes moyennes) de Huntington Bay (Californie) fondée en 1968, il est passé à 9000 membres répartis sur 80 pays en 1984(6) .
Au plan économique, sa protestation(7) porte sur à la fois sur le capitalisme dont les États-Unis seraient l’exemple le plus dégénéré, sur le socialisme sans Dieu et sur le communisme. David Berg propose de remplacer ces systèmes par un socialisme chrétien de type communautaire en attendant la Parousie(.
Sa protestation porte aussi sur la libération sexuelle à laquelle il donne une légitimité évangélique. Au départ, David Berg n’admettait que les relations sexuelles conjugales puis il a adopté les revendications contreculturelles de liberté sexuelle. Il en vint à concevoir la sexualité comme un don de Dieu dont il faut profiter. Pendant une courte période, il a recommandé l’initiation sexuelle des jeunes, suivant en cela le courant en faveur de la liberté sexuelle des enfants dont on trouve des traces dans le quotidien Libération des années 1970 et chez des auteurs de l’époque, aujourd’hui passés de mode. Lui-même, réagissait contre un conservatisme puritain qu’il professait quand il était pasteur. Une utopie dessine les contours de sa protestation. Il imagine la Nouvelle Jérusalem envoyée par Dieu comme un paradis où la maladie et la mort auront disparu et où la plus grande liberté sexuelle régnera.
La vie sociale des Enfants de Dieu fut conforme à la radicalité de ses critiques. Ceux-ci répartis dans des communautés de partage(10) vivaient de l’argent recueilli pendant le prosélytisme ou de celui gagné grâce à des activités artistiques (spectacles de chant, enregistrement de disques). Renonçant à “la vaine poursuite de richesses matérielles”, les enfants de Dieu ne se lancèrent pas dans la création d’entreprises commerciales comme le firent les Moonistes à la même époque. L’engagement à temps plein était conseillé et les enfants étaient élevés et instruits dans la communauté afin de limiter les contacts avec le monde au seul prosélytisme, lequel pendant un an et demi se pratiqua sous la forme du flirty-fishing(11). Une certaine liberté sexuelle aurait régné dans les communautés.
Au mois de février 1978, David Berg informé de dérives dans les communautés et confronté à des critiques externes à propos des mœurs de certains fidèles a dissous le mouvement pour le reconstituer sous le nom de “ La Famille d’Amour” puis “La Famille” provoquant le départ de 300 responsables et de 2600 adeptes. Il a conservé le mode de vie communautaire et l’annonce messianique mais il a suivi le déclin de la libération sexuelle en préconisant une sexualité plus conformiste(12) .
Après ce tournant, le mouvement s’est engagé dans la voie humanitaire. La Famille s’est lancée dans l’aide aux populations en difficulté en offrant une aide matérielle financée par des concerts et des collectes. Par exemple, ils affirment avoir distribué des repas, des jouets et des vêtements dans un quartier pauvre de Mexico (Noël 1995), des vêtements et des jouets à Karachi (1995), des colis à la prison de Madras (1995) des médicaments, des vêtements et de la nourriture en Russie (juin 1995) et à Kobé après le tremblement de terre. En 1996, leur rapport d’activité mentionnait une prise en charge d’enfants handicapés en Thaïlande et en Ukraine, une aide scolaire aux enfants palestiniens. En 1998, le rapport d’activité(13) est devenu mensuel car les actions de bienfaisance semblent les occuper entièrement. (14)Elle s’oriente vers la prise en charge d’orphelins en Europe de l’Est. En Russie, La Famille s’est associée à la Croix-Rouge. Déjà dans le rapport de 1996, La Famille se définissait comme une organisation sans but lucratif de volontaires(15) .
De son côté, le Raëlisme est un groupe protestataire qui n’a choisi ni la séparation du monde ni l’engagement dans l’espace public.
Rappelons pour mémoire que ce mouvement est issu de la révélation reçue par Claude Vorilhon (né en 1946) le 13 décembre 1973. Lors d’une promenade sur les volcans qui dominent Clermont-Ferrand, il aurait rencontré des extra-terrestres. Ceux-ci lui auraient donné le nom Raël, fils de la lumière. Six jours de suite, il aurait reçu au même endroit une nouvelle interprétation des Écritures(16) selon laquelle les Elohims de la Bible étaient des extra-terrestres (ceux qui sont venus du ciel) qui ont découvert les secrets de la vie et qui ont fait de la terre un laboratoire pour créer l’homme, chaque race reflétant l’image d’une équipe de créateurs. Ayant fait connaître ses idées, un premier mouvement de disciples : le Medec est fondé en mai 1974.
Raël adopte l’annonce messianique et millénariste de l’Apocalypse. La fondation de la Nouvelle Terre a commencé en 1946 avec sa naissance, avec la fondation de l’Etat d’Israël et avec la proximité de l’ère du Verseau. La fin de cette période s’achévera quand les extraterrestres jugeront les hommes dignes de recevoir leurs bienfaits qui consistent en un savoir scientifique permettant d’avoir l’abondance. Ils viendront alors à une date non fixée mais imminente comme chez les Témoins de Jéhovah – car “cette génération ne passera pas avant que tout ne soit accompli” (17) – dans l’ambassade que les Raëliens auront construite en Israël. La “Brotherhood of the Sun” (1955-1982) fondée par Paulsen a eu ce type d’attente aux États-Unis.
La doctrine de Raël annonce une utopie déjà en marche : la paix régnera, les barrières linguistiques seront abolies, les nourritures seront abondantes, le climat sera tempéré, les hommes seront servis par des robots vivants, la pensée sera toute puissante car son contenu prendra forme dans un monde virtuel. Les hommes vivront très longtemps et seront recréés à partir d’une cellule.
On trouve là une version du millénarisme avec un mélange de croyances au cargo-cult puisque ce sont des machines venues d’ailleurs qui apporteront les bienfaits sur la terre.
Le Raëlisme se situe dans la lignées de la littérature sur la plausibilité des mondes habités (de Plutarque à Jean Claude Bourret en passant par Erich Von Daniken) et celle de la croyance en une rencontre et en une communication possible avec les extraterrestres : Swedenborg (1688-1772), Charles Cros (1842-1888)… (18)
Dans ses “Nouveaux commandements”, Raël ressuscite les critiques des protestataires des années 1960-1970. Il dénonce : 1) le complexe militaro-industriel et l’utilisation de la peur de l’étranger à des fins belliqueuses. Pacifiste, il veut abolir le service militaire car ce dernier est au service de l’agressivité, en ne conservant qu’une force européenne au service de la paix; 2) les risques de manipulations par la télévision (procès de “l’intox des années 60-70); 3) l’idéologie familiale. Pour lui, “La famille n’a toujours été qu’un moyen pour les esclavagistes anciens et modernes d’obliger les gens à travailler plus dur pour un chimérique idéal familial” (19). Comme les libertaires, il dénonce le mariage qui fait d’un conjoint la propriété de l’autre par contrat. Pour lui, le couple doit se reconstruire tacitement jour après jour sur la base de l’amour. Les enfants peuvent être élevés hors du couple par des professionnels; 4) la gérontocratie; 5) le capitalisme et le communisme conformément à la contre-culture qui cherchait une voie alternative à ces systèmes considérés comme aliénants; 6) les Églises établies (en particulier du catholicisme dirigé par “l’usurpateur du Vatican” (20) ); 7) le racisme homosexuel;
Du point de vue des pratiques sociales, Raël préconise l’éducation au plaisir des sens (d’où sont exclus le tabagisme, l’ivresse alcoolique et l’usage des drogues) et de la sexualité; il revendique le droit au suicide et à l’euthanasie; Il recommande le refus de vote car le jeu démocratique des sociétés dites démocratiques “n’est pas suffisant”; il demande de respecter la nature, de lutter contre la surpopulation (la “bombe P.” des écologistes des années 70); il veut abolir les maisons individuelles qui dénaturent le territoire au profit de villes communautaires; il demande qu’on accorde les revendications féministes; il souhaite la suppression des nations au profit d’un gouvernement mondial; il veut supprimer l’argent et établir une économie distributive au sein d’une organisation fédéraliste (qui rappelle l’Europe au cent drapeaux” de Proudhon).
Cela se passe comme si les idées protestataires de années 60-70 recevaient une légitimité de la part d’ extraterrestres (sorte de demi-dieux) qui possèdent un niveau scientifique élevé et une longue expérience. Un seul élément n’est pas conforme à la pensée contre culturelle : la valorisation de la science qui chez Raël est réenchantée puisqu’elle vient des Dieux et qu’elle est la clef du bonheur paradisiaque. Dans ses vues, l’homme est un être pour la science .
On trouve chez Raël l’exemple d’un mouvement protestataire qui puise son idéologie dans les thèmes de la contre-culture.
2) Le passage au compromis.
Rappelons que la protestation n’est ni une contestation (qui est une interrogation à propos de certains éléments de la société), ni une revendication que le système social peut accepter car elle met ce dernier en cause plus ou moins globalement – mais suffisamment – pour qu’il se sente menacé(21). La protestation se situe donc autant du côté du groupe qui proteste que du côté de l’interprétation qu’en donne la société, celle-ci pouvant la juger subversive ou non. Pour Henri Desroche, elle se manifeste sur trois plans : la grève, la coexistence compétitive ou coopérative, la révolte sociale. D’autre part, elle est indissociable d’une utopie qui donne une image du changement souhaité.
La protestation socio-religieuse peut conduire les fidèles à se séparer d’une société qu’il considèrent comme une massa perditionnis, soit en se retirant dans des communautés à l’écart de la société, soit en y demeurant mais en ne conservant que les seuls liens sociétaux strictement nécessaires pour vivre.
Toutefois, dans certains mouvements religieux, la protestation décline, la rupture avec le monde s’estompe et les fidèles s’impliquent dans la cité sans que ces phénomènes ne soient nécessairement corrélés.
L’exemple des raëliens montre qu’une protestation intense ne conduit pas nécessairement à une rupture active avec le monde. A l’inverse, en élargissant nos observations, nous constatons que des groupes comme Horus et le Mandarom peuvent créer des communautés relativement séparées de la société ambiante tout en étant globalement attestataires.
La thèse selon laquelle la “radicalité” (22) des sectes protestataires tend à s’estomper avec la durée pour faire de celles-ci des dénominations c’est-à-dire des mouvements qui s’insèrent dans le monde sans abandonner l’essentiel de leurs croyances s’applique à la Famille et aux Témoins de Jéhovah bien que ce processus ne soit pas encore terminé et qu’ils soient au stade des “sectes assagies”.
On trouverait la cause de la mutation du Jéhovisme dans l’élévation du niveau social des recrues qui devient visible à partir des années 1980. Les Témoins recrutent maintenant dans les classes moyennes et parfois supérieures. Si l’on prend l’exemple de la France, l’éventail des professions des fidèles se rapproche maintenant de celui du français(23). Les enfants de Témoins font maintenant des études secondaires et universitaires. Il est certainement plus difficile de maintenir une coupure avec le monde dans une population qui s’embourgeoise et qui a besoin de montrer son honorabilité par des marques de conformisme, de la même façon qu’il est plus difficile d’exiger qu’elle déploie une intense activité de prosélytisme par le porte-à-porte et une fréquentation régulière de toutes les réunions de culte(24)
Cela vaut pour le Jéhovisme vieux de plus d’un siècle, mais comment expliquer que les Enfants de Dieu aient adouci leur protestation aussi vite ? D’une part, les enfants de Dieu ont recruté d’emblée dans les classes moyennes peut-être plus sensibles aux évolutions de la société, d’autre part, leur évolution rapide appelle une troisième remarque.
Les Enfants de Dieu ont été attaqués par des ligues antisectes et parmi elles, Freecog fondée par des parents de fidèles ayant rejoint ce mouvement. Les attaques à propos de la protestation sexuelle et de leur mode de vie a provoqué des réactions vives dans le monde. Des descentes de police planifiées à l’échelle internationale ont eu lieu dans leurs communautés. Les Enfants de Dieu furent entraînés dans des procès et même s’ils ont été relaxés, une protestation génératrice de conflits devenait plus difficile à soutenir et le mode de vie qu’elle impliquait devenait un stigmate social.
Il était vital pour eux de changer de discours et de pratiques pour casser l’image de jouisseurs et de pervers qu’on leur accolait et qui ne pouvait plus être soutenu dans la phase de déclin du mouvement de la libération sexuelle. N’étant pas jusqu’au-boutistes, ils se sont transformés et ont à plusieurs reprises fait un acte de repentance public à propos du flirty-fishing et de pratiques contestées et ils se sont engagés dans la bienfaisance.
On remarque aussi que les mouvements protestataires ont suivi le recul global de la contestation et ont été influencés par les idéologies consensuelles de la dernière décennie.
On l’a dit plus haut : ces mouvements contestent ou ont contesté en termes vifs les systèmes économiques existants. Le recul de la protestation en discours et/ou en acte serait-il dû au recul des raisons de protester ?
Paradoxalement, les conditions économiques, politiques et sociales qui favorisent l’apparition des sectes radicales historiques existent encore. Elles provoquent l’indignation des radicaux politiques. Pour ces derniers nous sommes entrés dans une phase où le capitalisme n’a plus d’adversaires puissants en face de lui et impose une contre-réforme libérale. Celle-ci est marquée par un effacement de la politique au profit de l’économie, par une dérégulation et une exploitation accrue des individus dont l’existence a pour sens ultime la consommation accrue des biens et des services sur un fond de souffrance (25), celle des chômeurs et celle des salariés.
Toutefois, ces conditions qui pourraient déboucher sur une révolte politique n’entraînent pas la généralisation de la protestation sociale. Au contraire, elles ne produisent que des modèles consensuels de gestion de crise(26) et dans le domaine religieux elles ont été accompagnées par un Nouvel Age attestaire.
Or, les radicaux politiques qui constatent le renoncement à la protestation collective se référent aux protestations socioreligieuses historiques. Raoul Vaneigem préface la réédition du Thomas Munzer de Pianzola, Gilles Chatelet cite la secte des niveleurs en exemple aux “résistants anonymes” qu’il appelle de ses vœux pour sauver l’homme de “l’immonde condition d’espèce humaine”, en se passant de Dieu, conformément à son idéologie de référence(27) .
La protestation a encore lieu d’être mais elle n’est pratiquement plus portée par des groupes y compris dans le monde politique. Les idéologies consensuelles dominent. On trouve ici une explication de son euphémisation. Les groupes religieux ont suivi le recul des mouvements de protestation collective car l’étude des processus d’influence le montre : il est difficile de maintenir une attitude différente d’une attitude majoritaire. La protestation s’émousse avec le temps mais l’effet de contexte semble plus important que la dynamique interne du mouvement et peut adoucir des mouvements protestataires jeunes.
Enfin, une dernière remarque s’impose. Une des formes de compromis avec le monde chez les Témoins de Jéhovah et dans La Famille s’exprime par un engagement dans l’espace public sous la forme d’une action humanitaire alors que celle-ci ne faisait pas partie de leur doctrine. Certes, les Témoins ont apporté une aide aux populations d’Europe occidentale, en Roumanie et aux Philippines(28) en 1945 mais cela fut ponctuel car les Témoins mobilisèrent à nouveau leurs ressources dans la prédication en considérant les catastrophes comme des signes de la fin des temps voulus par Dieu. Quant aux Enfants de Dieu, ils n’avaient pas jusqu’aux débuts des années 1990 de doctrine de bienfaisance.
Pourquoi se sont-ils engagés dans la voie humanitaire ?
Là aussi, on trouve un effet de contexte. L’action humanitaire s’est imposée comme une conception des rapports humains depuis une quinzaine d’années. “L’humanitaire est devenu une nouvelle religion, un nouveau credo…” (29) Le consensus de la bonne volonté permet de fuir les débats idéologiques. On ne s’affronte pas sur la nécessité d’une guerre mais on se mobilise pour envoyer des colis aux victimes. D’une certaine façon, l’idéologie humanitaire rappelle ce que Althusser appelait “l’internationale des bons sentiments” (30) pour qualifier les thèses imaginaires occultant les rapports objectifs de domination(31). En certaines occasions, dans les mouvements religieux et politiques, le consensus humanitaire permet de gérer les conflits ad intra et ad extra . Les Enfants de Dieu et les Témoins de Jéhovah ont été confrontés à des crises internes et à des conflits avec la société qui n’ont pas été résolus par un appel plus grand à un prosélytisme (devenu plus difficile ?) comme cela se fait habituellement mais par un investissement nouveau, humanitaire dans l’espace public. On trouve une réaction analogue chez les Scientologues qui, attaqués dans plusieurs pays sur la base d’autres motifs, ont édité une plaquette(32) présentant leur bénévolat auprès des personnes âgées, des sans-abris, des toxicomanes, des illettrés, sur l’environnement. Les Témoins de Jéhovah eux-mêmes ont publié une plaquette qui expose leur action humanitaire au moment où ils ont été mis sur la sellette devant l’opinion publique(33). La visibilité donnée à ces actions montre qu’elles entrent dans une volonté de réajuster une image. Cela rappelle l’investissement du moonisme dans un courant qui fut consensuel : celui des mouvements pour la paix au moment où il fut confronté à des attaques et à une crise de recrutement.
Le Raëlisme pas, quant à lui, rencontré de crise interne et n’a pas fait l’objet de campagnes de presse intenses ne s’est pas engagé dans la voie humanitaire.
On peut se demander si, dans ces mouvements religieux, l’action humanitaire qui se situe dans le prolongement de la charité chrétienne n’est qu’un emprunt à un courant social dominant en vue de régler leurs problèmes. Les Témoins de Jéhovah et les Enfants de Dieu se réclament du christianisme mais il faut savoir si la charité est devenue cette éthique vertueuse des “bonnes oeuvres” fondée sur l’amour du prochain et systématisée en un habitus social qui exige la possession d’un “charisme de la bonté” donné comme une grâce divine ou éveillé en s’exerçant au bien dont parle Max Weber. Dans ces mouvements, les bonnes œuvres sont-elles le moyen d’un perfectionnement de soi, un “moyen de la méthode de salut” (34) .
Il reste à savoir si la bienfaisance chez les Témoins de Jéhovah et dans La Famille est une voie du salut systématisée reposant sur l’amour du prochain ou si est la conséquence d’une charité considérée comme vertu[ii] plutôt qu’une aide ostentatoire et prosélyte(35) .
La Famille a toujours prêché l’amour du prochain(37). Celui-ci légitimait la libre sexualité. Maintenant, l’amour est orienté vers l’aide matérielle et morale aux personnes affligées par la vie qui est légitimée par une lettre de Moïse David : “Consider the Poor” publiée en 1991. Il invoquait les Psaumes pour inviter ses fidèles à rencontrer ceux qui se trouvent dans le besoin. La Famille pourrait suivre la même voie que les Quakers. En revanche chez les Témoins, l’éveil du charisme de la bonté ne fait pas encore partie de la voie de salut. Les moyens du salut-délivrance restent la reconnaissance de la Vérité, la conformité à des interdictions majeures et l’annonce de “ la bonne nouvelle du Royaume dans le monde”. Mais il est possible que la pratique des “bonnes œuvres” modifie peu à peu leur spiritualité… Mais pour l’instant, elle est plus le signe d’une inscription dans le monde qu’une modalité de la vie religieuse. Il serait exagéré de la qualifier d’assistance ostentatoire car elle reste relativement discrète et parce qu’elle est aussi le fait de fidèles qui participent aux actions charitables par vocation personnelle sans que ce type activité ne soit mise au compte de leur organisation religieuse.
Chez les Raëliens, l’amour du prochain n’a jamais fait partie d’une éthique du salut.
Conclusion.
En examinant le triptyque : protestation, déclin de la protestation et action humanitaire comme mode d’engagement dans l’espace public nous avons constaté que la protestation en discours n’aboutit pas forcément à la rupture avec le monde mais quand elles sont corrélées, le rapport à la société évolue en fonction de l’évolution de la protestation. Inversement, le destin de la protestation dans un mouvement est influencé par l’évolution de la société. Même les groupes religieux protestataires enclavés subissent un effet de contexte. Dans la période récente qui est devenue consensuelle, ce dernier est à l’origine du déclin de la protestation mais aussi du choix de l’action humanitaire comme modalité du règlement des conflits ad intra et ad extra. De ce fait, l’action humanitaire ne dépend pas nécessairement d’une éthique des “bonnes œuvres” vertueuse systématisée en un habitus social qui conduit sur la voie du salut.
(1) “Les Témoins de Jéhovah, vers la sortie de la logique sectaire”, 1999, Les Témoins de Jéhovah, 1998.
(2) Jean Séguy, 1974.
(3) Le Jéhovisme se situe toujours dans la catégorie des sectes révolutionnaires proposée par B. Wilson.
(4) Enquête commandée par les responsables de la branche française réalisée en octobre 1998 par téléphone sur 1025 fidèles de tous âges choisis au hasard dans les assemblées de district et contactés par la suite.
(5) M. Léotard.
(6) Voir David E. Van Zandt, 1991. James R. Lewis & Gordon Melton (ed), 1994. Roy Wallis, 1979. Chap. 4 et 5. Gordon Melton : Les Enfants de Dieu/La famille et le rapport, 1996.
(7) exposée dans des feuillets distribués au public (35 en 1991).
( Il est prémillénariste et postribulationniste car Jésus viendra avant le millénium et après la grande tribulation.
(9) Mais aussi suivant ses propres tendances qui ont été avouées par ses proches.
(10) Justifiées par Actes 2:44. Cf Notre profession de foi, juin 1993.
(11) David Milikan In James R. Lewis & Gordon J. Melton ed. , 1994, P.231.
(12) Pour l’évolution des Enfants de Dieu-La Famille, voir Gordon G. Melton 1996 et 1998.
(13) Annual Family Report, By the Family, Zurich.
(14) Le feuillet Helping Hands ! de 1998 mentionne aussi l’aide à 500 français vivant en dessous du seuil de la pauvreté.
(15) En 1993, elle se définissait comme une association de communautés missionnaires chrétiennes indépendantes.
(16) La révélation raëlienne évoque la visite de l’ange Moroni à Joseph Smith le 21 septembre 1923 où celui-ci apprend qu’un livre fait de plaques d’or relate la véritable origine des premiers habitants de l’Amérique et lui donne les clefs pour les décrypter après lui avoir donné des informations sur le plan divin et sur a manière dont son Royaume devrait être dirigé ces derniers jours.
(17) Matthieu 24-34.