Ellen White (1827-1915) et la fondation de l’adventisme du septième jour
Rôle et réception d’un charisme de la vision prophétique au féminin.
Régis Dericquebourg
Paru dans Ces protestants que l’on dit Adventistes. Fabrice Desplan et Régis Dericquebourg (ed.) Paris. L’Harmattan, 2008. 149-175.
Le charisme d’Ellen White considérée comme la fondatrice de l’Adventisme du septième jour peut être envisagé dans une double perspective. La première s’interroge sur le rôle du charisme visionnaire d’ Ellen White Ad intra. La seconde concerne l’attitude Ad extra envers le charisme porté par une femme. Il m’a paru utile de traiter de ces deux aspects car ce dernier éclaire peut-être la réception du charisme d’ E. White dans l’Adventisme lui-même. L’examen du premier aspect a été fait en grande partie d’une manière pertinente par Anne Marie Topalov[1]. Nous avons tiré partie de sa thèse mais sans reprendre à notre compte ce que l’auteur dit à propos des éléments de gnose que Madame White aurait introduit dans l’Adventisme.
Pour traiter du charisme de Ellen White et du charisme au féminin, je vais d’abord mettre l’accent sur le lien entre les femmes et le christianisme puis j’évoquerai les femmes « peu ordinaires » dans le christianisme car c’est en tant que chrétienne et porteuse d’un don extraquotidien qu’elle revendique sa mission, puis j’aborderai le rôle du charisme de Ellen White et enfin je traiterai de la réception des charismes au féminin. Pour ce dernier aspect, je revisiterai ma contribution aux Actes du Colloque organisé par F. Lautman et J. Maître parus sous le titre : Ni Eve, Ni Marie[2].
Le christianisme et les femmes. Un bref aperçu.
D’une manière générale, le christianisme a été marqué par une théologie de la subordination qui fait de la femme un être inférieur[3]. Cette thèse prendrait appui sur les Évangiles canoniques. Or, elle n’existait pas dans les communautés chrétiennes marquées par un gnosticisme qualifié par E. Schüsler-Fiorenza de christianisme prophétique distinct du christianisme patristique[4] et qui disparaît après le deuxième siècle en étant considéré comme hérétique[5]. Dans les faits, les femmes auraient joué un rôle non négligeable dans les débuts du christianisme.
D’abord au plan de l’expansion du « Mouvement pour Jésus » des premiers temps. Rodney Stark[6] a décrit l’importance des converties chrétiennes dans la propagation du christianisme primitif au point que l’empereur Valentinien 1er (324-383) demanda au pape Damasus 1 (305-383) de ne pas faire de prosélytisme auprès des païennes. En effet, ces dernières, en se convertissant, devenaient elles-mêmes des prosélytes efficaces convertissant, en premier lieu, leur famille. Pour R.Stark[7], le christianisme est entré dans les familles les plus aisées de la Grèce et de Rome par les femmes. Les estimations faites par les historiens montrent que les femmes étaient majoritaires dans le « Mouvement pour Jésus ». Certaines exercèrent une influence sur les plus grands comme Marci qui a obtenu de son concubin l’empereur Commodus (161-192) la libération de Callistus qui devint Pape de 217 à 222. D’autres devinrent des diacres (elles sont qualifiées de « servantes » dans la King James Version). Les remarques de certains spécialistes du christianisme primitif permettent d’expliquer l’attrait qu’a exercé cette religion naissante sur les femmes au point que celles-ci eurent leur Panthéon de martyres (telle que Perpétua martyrisée à Carthage en 203).
1) Pour R. Stark (p.124-125), chez les Hellènes et chez les Romains, la femme trouvait dans le christianisme une amélioration de sa condition. Les chrétiens refusaient l’infanticide qui touchait plus les filles que les garçons. Ils repoussaient l’âge du mariage des filles de 11-12 ans selon la coutume à 18-20 ans (p.107). Ils rejetaient la répudiation qui privait l’épouse de son héritage. Ils condamnaient l’avortement qui, à l’époque, pouvait avoir des conséquences graves au plan de la santé. Bart Ehrman[8] nous enseigne que les Écrits variés des débuts de la chrétienté considérés par la suite comme apocryphes étaient plus favorables aux femmes que ne le sont les Évangiles proto-historiques. Pour l’auteur, dans le monde antique, « mâle et femelles » n’étaient pas deux sortes d’humain. Ils étaient deux degrés de l’humain (p.109). La femme étant le genre inférieur, un mâle incomplet, alors que le christianisme antique soulignait l’égalité des femmes et des hommes dans le Christ. Des femmes ont dirigé des Églises de Paul. Le Christ avait la réputation d’avoir eu des femmes disciples qui se présentaient avec lui en public, mangeaient avec lui, le côtoyaient et le soutenaient (p.82).Dans le Royaume annoncé, il n’y aurait ni oppression, ni injustice ou inégalité. Les hommes et les femmes y seraient égaux. Or ces idéaux commencèrent à être appliqués par les disciples de Jésus pour former le déjà-là du Royaume. « Cette mise en œuvre des idéaux du Royaume fut évidente dans les premières Églises où esclaves et hommes libres, Grecs et Barbares, hommes et femmes avaient le même statut » (p.82). Enfin, Bart Ehrman souligne que, dans le premier christianisme, des femmes pouvaient choisir le célibat pour se consacrer au prosélytisme échappant ainsi aux contraintes de la vie patriarcale, au statut d’épouse sous la domination d’un pater familias, et au rôle d’une mère qui consacre son temps aux soins et à l’éducation des enfants. Elles pouvaient donc choisir de rester libres de ce qu’elles faisaient de leur corps et de leur vie (p.83).
2) Dans les marges du christianisme établi, la virtuosité religieuse a été incarnée par des femmes mystiques. On peut citer Hildegarde de Bingen (1098-1179) connue pour son illumination et ses visions, Mechtilde de Magdebourg (1210-1285), les Béguines, dont l’Eglise s’est méfiée. Appelée d’une manière inadéquate : prophétesses, elles rappelaient aux ecclésiastiques la nécessité de ramener les croyants à l’exercice des vertus; Nous ne rappellerons pas la liste des saintes de la chrétienté de Thérèse d’Avila à Thérèse de Lisieux qui donnèrent des élans nouveaux à la spiritualité et ainsi que les fondatrices d’ordres religieux féminins telles Jeanne de Chantal fondatrice avec François de Sales de l’Ordre de la Visitation (1572-1640) ou encore Marie Eugène Milleret (1817-1898) fondatrice des Religieuses de l’Assomption. On trouve chez elles un charisme de la charité et un charisme fondateur.
3) Au plan du prophétisme et de la fondation des religions, des femmes se sont illustrées. Nous avons cité plusieurs d’entre elles dans un chapitre du livre Ni Eve, Ni Marie[9] : Ann Lee (1736-1764) véritable fondatrice du shakerisme, Jeminah Wilkinson (1752-1819,fondatrice du mouvement communautaire à New York, Mary Baker Eddy[10] (1821-1910), fondatrice de la Science chrétienne, Alma White (1862-1946) fondatrice de la Pilar of Fire Church Aimée Sample ((1890-1945) fondatrice de la Church of Four Square Gospel. Enfin, il y a pour notre propos Ellen White (1827-1915), donnée comme la fondatrice de l’Eglise Adventiste du 7 me jour. Il ressort de diverses études qui leur ont été consacrées que certaines ont été d’authentiques prophétesses : par exemple Ann Lee[11], Mary Baker Eddy, Ellen White (A.M. Topalov[12]). Du point de vue de la réception interne au cercle de disciples, celle du charisme fondateur de Ann Lee et celle de Mary Baker Eddy semblent plus clairs que chez Ellen White. Dans la Science chrétienne le charisme de guérison de Mary Baker Eddy et son enseignement ont été acceptés d’emblée sans passer par le filtre d’une rationalité organisationnelle comme nous le montrerons dans le cas de Ellen White.
Cet aperçu montre que le rôle des femmes dans le christianisme n’est pas négligeable.
Le charisme prophétique de Ellen White.
La notion de charisme prophétique.
Pour Max Weber, le prophète est « un porteur de charismes purement personnels qui, en vertu de sa mission, proclame par « vocation » une doctrine religieuse ou un commandement divin ». En outre, Max Weber ne fait pas de différence de principe entre un « rénovateur de religion » qui prêche à nouveau une ancienne révélation (réelle ou supposée) comme c’est le cas chez Ellen White et un « fondateur de religion » prétendant apporter des révélations entièrement nouvelles telle que nous en trouvons chez Joseph Smith et chez Louis Antoine. « Ces deux types peuvent d’ailleurs se superposer»[13]. Le prophétisme, comme type-idéal se caractérise donc par un charisme personnel, l’innovation et/ou la rénovation doctrinale. La présence ou l’absence de l’un des deux éléments ou leur présence simultanée permet de distinguer le prophète du prêtre (charisme de fonction), du magicien, du gourou et du mystagogue[14].
Weber s’attache également à définir le charisme personnel du prophète. Celui-ci que l’on peut aussi appeler : charisme plénier, se définit par rapport à deux critères fondamentaux indissociables : “la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d’un personnage, qui est pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels;[15]” et sa reconnaissance par des suiveurs. Le porteur d’un charisme personnel s’écarte donc de l’ordre du quotidien et il favorise la création de liens sociaux. En principe, sa survie dépend d’une économie aléatoire (offrandes, mécénat…). Il doit prouver (magiquement, héroïquement) ses dons extraordinaires par des succès (apport de bénéfices matériels ou immatériels). Le charisme a un caractère révolutionnaire par rapport aux époques et aux institutions. Il est mal reçu par les administrations et les autorités en place à cause de son caractère protestataire. Son porteur dicte des exigences nouvelles. Du point de vue sociologique, il désigne un mode de domination qui est en même temps un mode d’obéissance[16] ainsi qu’un moteur du changement qui vient en temps de crise[17]. D’autre part, Weber mentionne l’existence de charismes spécifiques (charisme de la raison, charisme de la vertu…) que nous avons tenté de définir[18] et qui, selon nous, ne produisent pas nécessairement une domination. Tous les fondateurs de religion n’ont pas un charisme plénier. Ils peuvent avoir un charisme spécifique qui attire des suiveurs comme nous l’avons montré en prenant le cas de Vincent de Paul. Ils sont reconnus comme prophètes quand ils ajoutent à un pouvoir extraordinaire un enseignement qui revisite les doctrines existantes ou qui propose un « nouvel univers de sens ». Tel nous semble être le cas d’Ellen White.
Le prophétisme d’Ellen White.
La vocation prophétique de Ellen White passe par un charisme de la vision prophétique dont le premier moment se situe en 1841. Anne Marie Topalov décrivant les conditions dans lesquelles E. White recevait ses visions montre bien qu’elle est atteinte d’une extase dont elle sort lentement pour relater ce qu’elle a vu et entendu[19]. J.N. Loughborough (1832-1924)–co-fondateur de l’Église Adventiste du Septième jour – en fait la description en ces termes : « Entrant en vision, elle lance trois cris de ravissement de ‘Gloire!’ qui se répercutent en écho, la seconde et surtout la troisième, plus faible. Pendant environ quatre ou cinq secondes, elle semble tomber comme une personne évanouie, ou quelqu’un qui aurait perdu sa vigueur; puis instantanément elle parait remplie d’une force surhumaine, parfois se tenant de suite sur ses pieds et marchant dans la pièce. Il y a fréquents mouvements des mains et des bras, avancés à droite ou à gauche selon que sa tête est tournée. Tous ces mouvements sont faits de la plus gracieuse manière. Quelle que soit la position où la main ou le bras peuvent être placés, il est impossible à quiconque de les bouger. Ses yeux sont toujours ouverts mais ils ne clignent pas ; sa tête est levée et regarde vers le haut, non pas avec un regard vide, mais avec une expression plaisante, seulement différente de la normale en ce qu’elle semble regarder intensément quelque objet distant. » (cf M. Weber et extase). En ceci, elle ressemble aux visionnaires des siècles passés ainsi qu’à Ann Lee, la fondatrice des Shakers.
Dans deux songes nocturnes, elle pense recevoir l’explication de l’accident (1837) où elle a reçu une pierre au visage qui a provoqué un traumatisme suffisamment grave pour entraver sa scolarité et qui l’a défigurée. Ces songes exprimeraient une « élection prophétique »[20] : Dieu l’a mise à l’épreuve pour en faire sa messagère. Le second moment se situe en 1844. A l’occasion d’une prière en groupe, elle a eu une vision de ce que serait l’Eglise adventiste. Du point de vue personnel, elle interprète cette vision comme une élection divine ; ce qui signifie que Dieu l’avait retirée à Hazen Foss (un autre millérite qui avait des visions) à son profit. Durant sa vie, elle eut plus de deux mille visions. A partir de 1884, celles-ci s’espacèrent et elle n’eût plus que quelques songes prophétiques[21]. Ellen White, comme bien d’autres américains de l’époque se situe dans un courant millénarisme incarné par William Miller qui annonça le retour du Christ en 1843 et 1844. Ellen White et ses parents avaient rejoint Miller en 1840, ce qui entraîna leur exclusion de l’Eglise méthodiste. Prés de un million de personnes sur les 17 millions d’habitants des Etats Unis avait été désappointé par l’échec de la prophétie millérite. Toutefois, comme l’affirme Richard Lehmann[22] : l’échec de la prophétie de Miller ne signifiait pas l’échec de son message. Si, une bonne moitié de ses suiveurs sont retournés à leur Église d’origine, d’autres ont constitué des groupes de fidèles fixant des nouvelles dates du retour du Christ. Miller lui-même a poursuivi son œuvre en consolant les déçus et en soutenant leur foi avant de mourir en 1849. Plusieurs dénominations adventistes issues du millérisme sont nées. On trouve parmi elle «Les Adventistes du Septième Jour » qui se sont séparés en deux dénominations en 1860 et en 1863.
Dans les faits trois courants participent à la naissance de l’adventisme du septième jour : a) la vision de Edson (1806-1862) qui voit passer le Christ de la première à la seconde pièce du sanctuaire céleste (deuxième phase du ministère céleste du Christ) signifiant que la date de l’apocalypse du 22 octobre 1844 était bien calculée par Miller mais que le changement s’était passé au ciel[23]. On trouve là un mode de rationalisation de l’échec qu’on repère, avec d’autres arguments, après l’attente eschatologique russellienne ainsi que dans les groupes étudiés par Festinger[24] ; b) le sabbatisme de Bates (1792-1872) ; c) les visions d’Ellen White qui confirment la véracité des deux courants précédents. D’avril à novembre 1848, six conférences unifient ces courants. Les participants admettent aussi les idées de Storrs sur l’immortalité conditionnelle et sur le rejet de l’Enfer. Les protagonistes créent un organisme de coordination. Ce qui ne semble pas avoir fait l’objet d’une vision whitiennne. Mais, nous n’en sommes pas encore à la fondation d’une Église. Celle-ci se fit progressivement entre 1848 et 1863 en marquant son originalité[25]: antiesclavagisme actif (aide à l’évasion d’esclaves vers le Canada), éducation chrétienne des jeunes pour les isoler des influences néfastes du monde, réformes sanitaires dont E. White a eu la vision. Les premiers temps du mouvement ont été difficiles à cause du manque d’argent mais l’effort d’organisation a continué : en 1863, l’assemblée de Battle Creek a établi l’ossature de l’Eglise : la Conférence générale de l’Eglise adventiste du 7 me jour, les Églises locales (à l’époque, les 3500 membres étaient répartis en 125 Eglises locales), elles-mêmes regroupées en 7 fédérations[26].
Le charisme spécifique de la vision prophétique de Ellen White et la rationalité institutionnelle.
Les visions de Ellen White ont donné des impulsions à la formation de l’adventisme du 7 me jour. Elle est généralement considérée comme la fondatrice de l’adventisme. Dans les faits, elle semble plutôt n’en n’être qu’une des protagonistes. Elle se situe dans une équipe de théologiens où s’active son mari[27]. Ces derniers sont co-auteurs de la doctrine adventiste et leur rapport aux visions de Ellen White mérite d’être examiné. En effet, ils ont parfois relativisé leur contenu ou ils ne les ont pas retenues, ou encore ils en ont retardé la prise en compte. Pour nous, ils les ont intégrées dans une dynamique organisationnelle. Quelques exemples le montrent.
A) La réunion des trois courants.
Nous l’avons dit plus haut, l’adventiste est issue de la réunion de trois courants portés par des millénaristes déçus mais qui voulaient « faire quelque chose » de ce réveil religieux en le stabilisant sous la forme d’une communauté de croyants tournée vers l’avenir. Les protagonistes se situaient dans un registre idéologique et pratique. Ils devaient négocier comme le font les politiciens qui veulent construire un parti ou un mouvement à partir de courants idéologiques et de conventicules en parvenant à une synthèse. B. Blandre[28] a décrit ce processus de négociation : « A la fin de 1845, Bates et Edson se rencontrèrent. Le premier accepta de croire à la vision du sanctuaire céleste et le second d’observer le sabbat. En 1846 Crosier accepta (provisoirement) le sabbat. En février Ellen Gould Harmon prit connaissance des idées d’Edson dans le Day Dawn. La même année, devenue, Mrs White, elle reçut une vision des astres[29] en présence de Bates, qui admit son origine divine. En automne, le couple White décida d’observer le sabbat. En 1847, des visions reçues par Ellen White confirmèrent les doctrines concernant le sabbat et le sanctuaire céleste. Ces divers contacts aboutissaient à une synthèse des diverses opinions, très originales par rapport aux autres conceptions formulées par d’autres[30] ». En somme, ici, les visions (considérées comme une visite de Dieu) de Ellen White valident l’accord obtenu sur deux points : le sabbat et la vision du sanctuaire céleste. Elles fournissent une légitimité spirituelle au résultat d’un processus rationnel de négociation visant à instituer un mouvement.
B) La vision de « l’ordre parfait »
Les historiens de l’adventisme considèrent que cette Église s’est constituée à la suite d’une vision d’Ellen White (1850) selon laquelle « le ciel était dans un ordre parfait ». Ses compagnons ont conclu qu’il devait en être de même parmi les croyants. A partir de cette vision, l’Assemblée générale de Washington a invité, l’année suivante (1851) les groupes locaux à se doter de diacres pour mettre en ordre les Églises, d’anciens pour donner la sainte Cène et confirmer les pasteurs lesquels étaient autorisés à remettre aux prédicateurs des cartes signées J. White et J. Bates. Ceci fut réalisé en 1853. Or – nous l’avons dit plus haut- en 1850, le mouvement adventiste est déjà lancé. Il passe à une étape suivante : la constitution progressive d’une dénomination selon un processus observable ailleurs. Par exemple, vers 1890, sans en recevoir la vision, Charles T. Russel publiait un enseignement biblique sous forme de brochures, de livres et de périodiques. Il conseilla à ses abonnés de se réunir en groupes locaux nommés : ecclesias et qui se sont dotés, à sa demande, d’une organisation assez semblable (anciens, commémoration de la Cène, prosélytisme organisé). Puis il a rassemblé sous sa direction prophétique ses ecclesias en une organisation officielle (la Watchtower Tracts and Bible Society). Il passa alors sa vie à visiter ses groupes locaux pour leur délivrer des sermons et donner des conférences publiques dans leurs villes. Nous pouvons aussi citer comme exemple : Mary Baker Eddy. Celle-ci a également réuni des suiveurs épars dans les groupes locaux puis elle a créé progressivement une dénomination classique (avec un règlement interne, un comité de direction qui lui était dévoué, des services religieux, des lecteurs, des conférenciers) sans en être inspirée par des visions. Reconnue comme la « leader » comme elle se faisait appeler grâce à son charisme de la guérison, elle a pu simplement demander à sa communauté de disciples de s’organiser selon ses vœux, c’est-à-dire de réunir progressivement les fidèles en une communauté de croyant qui est, dans les faits, une organisation. On le voit : la vision du « ciel en ordre parfait » de E. White est interprétée selon une rationalité organisationnelle : celle du passage du « mouvement » à l’organisation sur le modèle de la création des dénominations protestantes de l’époque. La vision ponctue, impulse et valide spirituellement une dynamique instituante rationnelle.
C) Si le charisme de Ellen White s’est manifesté au plan institutionnel en donnant une légitimité spirituelle au rassemblement de groupes millérites en errance à l’intérieur d’une dénomination, il s’est aussi manifesté au plan doctrinal en fournissant une validité surnaturelle à des choix théologiques. Comme dans toute période de réveils religieux, le 19 me siècle américain vit apparaître un foisonnement de propositions religieuses parmi lesquelles les fidèles devaient faire des choix. B. Blandre en rappelle quelques unes : la question de la trinité, la non urgence de l’attente eschatologique, le salut par les œuvres et par la foi. Autant de questions dont les réponses éloignent ou rapproche du protestantisme. Dans les faits, les visions de Ellen White ont permis de confirmer des propositions faites par ses co-fondateurs et qui inscrivaient l’adventisme dans le protestantisme. Nous avons montré plus haut comment la validation spirituelle du sabbat par Ellen White avait scellé l’accord entre deux courants pour aboutir à une synthèse fondatrice. Toutefois, le processus qui a conduit au sabbatisme mérite d’être examiné de plus prés pour appréhender le fonctionnement du charisme de la vision prophétique chez Ellen White. Dans sa thèse, Sergio Becerra[31] décrit et analyse le processus de l’adoption du sabbat par les adventistes du septième jour. Des millérites dont le nombre serait impossible à évaluer montrèrent un intérêt pour le sabbat. On sait aussi que des baptistes du septième jour, probablement touchés par le millérisme ont été en relation avec les fondateurs de l’adventisme. Sergio Becerra cite notamment Rachel Oakes Preston et Frederick Wheeler qui ont réussi à faire partager leur sabbatisme par des adventistes[32] dans leur assemblée (à Washington). Celle-ci adopta le sabbat au début de l’été 1844 avant la première Assemblée générale adventiste du septième jour. L’un d’eux : Thomas M. Preble écrivit un article à ce propos dans un article du Hope of Israël le 28 février 1845. L’article remanié paru sous la forme d’un traité de douze pages sur le sabbat ce qui provoqua un intérêt pour cette pratique dans «un noyau embryonnaire de ce qui serait plus tard l’assemblée du septième jour[33] ». Preble ne figura pas dans l’équipe dirigeante de l’adventisme du septième jour naissant. Mais Joseph Bates (1792-1883), Hudson, James White acquis à la cause du sabbat y figuraient. L’auteur nous enseigne qu’il existait au début du siècle des baptistes du septième jour En 1846, J. Bates publie un traité sabbatarien[34] Il introduisit Ellen White à la doctrine sabbatiste. J.N. Andrews (1829-1883) qui rencontra E. White en 1849 observait le sabbat depuis 1845. Il restait à faire admettre celle-ci parmi l’ensemble des millérites qui les rejoignaient. C’est alors que E. White eut cinq visions sur le sabbat entre 1847 et 1850 tandis que de 1847 à 1850, les fondateurs s’efforcèrent, grâce à des conférences publiques et des publications, de faire connaître leur doctrine en insistant sur le sabbat. S. Becerra analyse deux visions whitiennes qui arrivent à point : celle du 6 mars 1847 et celle du 3 avril 1847. « Dans les deux visions, E. White est transportée vers le sanctuaire. Une fois là. Elle a accès au lieu très saint où elle voit l’arche de l’alliance et la table de la loi où sont inscrits les dix commandements. Dans les deux visions, elle est surprise de voir une « auréole » encercler le quatrième commandement, ce qu’elle interprète comme un signe divin d’approbation et de permanence du sabbat[35] ». Pour S. Becerra, la première vision accentue le passé et le présent du sabbat (se remémorer la Création dans le contexte présent de l’annonce du temps de la fin) ; la seconde accentue le présent et l’avenir du sabbat (la fin des temps et le retour de jésus sont proche et le sabbat doit être respecté pour garantir le salut).
Au départ, Ellen White ne suit pas tout à fait J. Bates sur l’heure du début du sabbat (selon lui, le vendredi à 18 heures) mais les visions arrivent quand la doctrine est établie et que le sabbat commence à être mis en œuvre. Elles confirment l’acquis mais E. White renforce le lien entre le sabbat et le message du livre de l’apocalypse, ce qui semble être « un plus ».
En fin de compte, les visions whitiennes confirment l’apport de ses amis, le restituent dans une doctrine du salut qu’elle n’invente pas. Dans l’ensemble, les visions semblent marquer des propositions religieuses par « l’Esprit de Vérité ». En validant divinement des éléments doctrinaux existant sur le terreau théologique protestant et en permettant de les recomposer, les visions de E. White et le destin que ses compagnons donnent à celles-ci évitent l’écueil d’une « seconde révélation » comme chez Joseph Smith qui, de fait, sort du protestantisme. La négociation qui s’établit entre les visions et les apports théologiques des co-fondateurs jointe à une logique organisationnelle permet à l’adventisme de se présenter comme une dénomination protestante. S. Becerra considère que la participation de E. White à l’établissement du corpus doctrinaire adventiste fut mineure mais elle n’est pas du tout négligeable. Pour les dirigeants, y compris elle-même, les visions du sabbat sont le signe que le sabbat est « vérité présente ». L’association du sabbat aux doctrines du sanctuaire et au message du troisième ange introduit le sabbat dans le corps des « piliers fondamentaux » (groupe essentiel de doctrines adventistes) sur lesquels se basera la proclamation future des adventistes sabbatariens[36] ; La suite de l’acceptation du sabbat fut sa défense et sa mise au point. Face aux offensives des non sabbatistes, les plaidoiries en faveur du sabbat se multiplient. En 1855, James White commande à Andrews une étude sur le début de l’heure du sabbat. Celui donne sa réponse (18 heures) le 17 novembre 1855, ce que confirme une vision reçue par E. White le 20 novembre 1855. Ensuite Joseph Bates accentue la perspective eschatologique du sabbat en se référant à l’apocalypse (AP. 14,9-12), ce qui est dans le prolongement des deux visions whitiennes citées plus haut. L’adoption du sabbat a eu des prolongements. Certains firent l’hypothèse que le Christ n’est peut-être pas revenu en 1844, comme Miller l’avait annoncé, parce qu’on observait pas le sabbat. Edson insista sur « la liberté des minorités religieuses » (de pratiquer le sabbat) qui était un thème débattu longuement en Amérique après l’Indépendance. Les minorités religieuses y étaient très sensibles[37]. Andrews invite l’Amérique à adopter le sabbat pour se démarquer du papisme (« le dimanche est l’enfant de la papauté »). Ainsi, le sabbat s’inscrit dans une question identitaire : la loi dominicale nationale est mise en cause en Amérique. Le sabbat « accepté par Dieu » entre dans le jeu social et dans la protestation socioreligieuse.
D) Ellen White a ajouté-en les faisant reposer sur ses visions- des missions extra-bibliques à l’Eglise. Parmi elles, on trouve la préoccupation de la santé, non sous la forme de l’éveil d’un charisme de guérison comme chez les protestants évangéliques ou dans la Science Chrétienne, mais sous la forme de la prévention pour faire de l’adventisme du septième jour ce que F. Desplan appelle : « une religion de santé[38] ». Dans les faits, elle n’invente pas les précautions d’hygiène physique et alimentaire. Grâce à une vision (1873), elle inscrit dans le style de vie de l’adventisme du septième jour un hygiénisme (c’est-à-dire une méthode de vie destiné à conserver et à améliorer la santé) qu’on situe au 19 me siècle (mais qui a commencé au 18 me siècle) comme Joseph Smith l’a fait en 1833 dans le mormonisme[39], également suite à une vision et comme cela s’est fait dans d’autres sectes américaines (selon A.M. Topalov). Le végétarisme avait été préconisé en 1821, par quelques médecins. Il eut un certain succès car vers 1850 des hôtels-restaurants végétariens s’ouvrirent aux Etats-Unis. Une société de « non mangeurs » de viande fut créée par le pasteur W. Metcalf[40]. Ce régime a été porté dans l’adventisme par Kellog qui était déjà un spécialiste de l’hydrothérapie sous l’impulsion de E. White qui a créé un sanatorium.[41] Mais cette réforme sanitaire et sociale qui n’est pas a priori religieuse fut liée à la réforme religieuse par une vision reçue en 1873[43]. La justification est religieuse : par égard pour Dieu, il faut prendre soin du corps qu’il nous a donné. La tempérance serait une loi divine dont la transgression entraîne la maladie[44] [45]. Enfin, elle inscrit la modération dans le salut : « Adam pêcha en s’abandonnant à son appétit. Le sauveur savait que pour exécuter avec succès le plan du salut, il devait commencer l’œuvre de rédemption au point même où la chute s’était produite. Afin de graver dans la conscience l’obligation absolue d’obéir à la loi de Dieu, le Christ commença l’œuvre de rédemption par une réforme des habitudes physiques de l’homme ». On le voit : Ellen White pousse les précautions de santé au-delà de leur bénéfices personnels. Elle les inscrit dans une voie du salut.
E) Deux exemples s’offrent encore à notre réflexion sur le lien entre le charisme de E. White et l’organisation. Le premier est celui de l’objection de conscience. Elle la recommanda et, pour A.M. Topalov, elle fut perdante. Ellen White a pris position contre la participation à la guerre dans les années 1860 c’est-à-dire pendant la guerre de Sécession. La position était délicate dans la mesure où la cause de la guerre était l’abolitionnisme et que les adventistes étaient antiesclavagistes. Aux yeux des abolitionnistes, la guerre de Sécession pouvait apparaître comme une guerre juste. Les adventistes préférèrent la « non-combattance » c’est-à-dire la participation à l’effort de guerre dans des unités non combattantes (infirmerie, intendance, communications). Une déclaration de principe datée du 3 août 1864 stipule que « les adventistes ont toujours été opposés au port des armes ». Pour Ellen White « le peuple de Dieu … ne pouvait s’engager dans cette guerre qui faisait problème, car elle s’opposait à chaque principe de la foi[46] ». Il semble que les compagnons de E. White y ont résisté à la suite d’une analyse de ce qu’on appelle en terme organisationnel : la faisabilité. Par la suite il y eu des « non combattants » comme Desmond Doss (1919-2006), médaillé pour avoir ramené des soldats blessés du champ de bataille. Sa statue figure au Musée National du Patriote). Des Adventistes furent aussi objecteurs de conscience. La déclaration citée plus haut datée de l’année 2006 accepte la proposition de Ellen White puisqu’elle affirme : « l’UFB demande qu’au niveau de la division eurafricaine : -le refus du port des armes soit, au moins, réaffirmé ; – qu’une position officielle sur la non-violence et le statut d’objecteur de conscience soit adoptée. ».
Un autre exemple intéressant est celui de la vision de la dîme. Les débuts de l’adventisme ont été difficiles du point de vue financier. J.N Andrews, un autre co-fondateur de la SDA avait proposé d’instaurer la dîme pour financer l’adventisme. Or en 1861, dans une vision, Dieu révéla à E. White qu’il fallait la remettre à l’honneur. Elle validait ainsi la proposition de Andrews. Toutefois, la dîme ne fut pratiquée qu’en 1875 et ce n’est que vers 1878 qu’une commission se pencha sur la question. Selon A.M. Topalov, la « Conférence générale » adventiste l’adopta en 1883. Nous constatons donc qu’il a fallu 22 ans pour que la révélation de la prophétesse visionnaire se mue en obligation statutaire. La question de la dîme relevait de la gestion et de la politique interne du mouvement. Elle a été étudiée par une commission avant d’être adoptée et finalement, c’est le président de la Conférence Georges Butler qui écrivit un traité pour l’expliquer. Dans ce cas, le charisme de la vision spiritualise et justifie religieusement un choix légal-rationnel qui fut discuté et qui semble avoir fait l’objet d’hésitations. On trouve des exemples ailleurs. Nous l’avons dit plus haut : J. Smith a eu la visions de prescriptions alimentaires qui n’étaient pour lui que des « conseils ». Ceux-ci devinrent des commandement au 20 me siècle, c’est-à-dire que les « simples conseils » issus de visions smithiennes se sont institutionnalisés en prescriptions autoritaires quelques décennies plus tard. L’organisation a remodelé ce que le prophète –visionnaire avait fait de ses visions.
Le mormonisme offre un autre exemple. J. Smith reçoit la polygamie en vision en 1831. Son épouse s’y opposa. Il réitéra son message en 1843 à Nauvoo. On mit alors en œuvre le mariage plural avec réticence. L’annonce publique en est faite en 1852 (huit ans après la mort du prophète) par l’apôtre Orson Pratt au tabernacle et l’annonce de la fin de cette pratique fut annoncée en 1890 par le Président Mormon de l’époque Woodruff (1807-1898), ce qui était requis par le gouvernement pour accepter le mormonisme. Le précept validé par une vision prophétique est rejeté. On le voit : les visions deviennent des principes organisationnels ou des commandements selon ce que l’organisation veut ou peut en faire pour se donner une identité, pour s’accommoder avec le monde ou pour survivre. Elles sont passées au crible d’une remédiation organisationnelle. Grâce au charisme spécifique de la vision prophétique, l’organisation échappe à la pure logique rationnelle légale et instaure une domination rationnelle en valeur[47]. En revanche, nous pensons que la thèse de la routinisation du charisme de E. White dans le mouvement qui se bureaucratise[48] mérite d’être examinée en fonction des Ecrits wébériens.
La réception du charisme de Ellen White Ad extra.
Nous ne connaissons pas de prophètes ou de fondateurs de religion qui n’aient été controversés. L’une des causes réside probablement dans le faits qu’ils innovent et donc dans une certaine mesure qu’ils bousculent un paysage socioreligieux que l’on croit établi. Ellen White n’a pas échappé aux attaques et aux mises en cause. Les premières ont porté sur ses visions. Certains, comme Ronald L. Numbers[49] les ont trouvées pathologiques. Elles proviendraient d’un accident subi à l’âge de 10 ans : elle a reçu une pierre à la tête, ce qui pendant un temps lui a fait perdre ses capacités de concentration et a rendu difficile l’exercice de l’écriture, ce que l’on retrouve chez des traumatisés crâniens. Le neurologue contemporain Gregory Holmes y a vu une ressemblance avec les crises épileptiques (épilepsie du lobe temporal, 1981). Trois ans plus tard par un panel d’experts a conclu qu’il était impossible de fournir un diagnostic. En dehors de la curiosité que les visions et les hallucinations peuvent produirent chez les psychologues, les neurologues et les psychiatres, l’investigation clinique n’a pas de sens pour les sociologues. Pour ces derniers, l’essentiel réside en ceci : un phénomène peu ordinaire, même s’il est pathologique, a été reconnu collectivement comme une visitation divine et a contribué a produire rationnellement un phénomène social. L’interrogation sur la cause des visions faisant elle-même parti du phénomène. La seconde attaque porte sur les milliers de pages qu’elle a écrites par la suite[50]. On retrouve une telle « pathologisation » chez Mary Baker Eddy, qualifié de caractérielle et d’hystérique, maladie que l’on attribuait facilement à une femmeau dix neuvième siècle pour la disqualifier, avant les travaux de Charcot et de Freud sur la question. On peut aussi expliquer « la régénération sans la génération » par les conditions de vie de Ann Lee dans son enfance. Joseph Smith a lui-même fait l’objet d’un diagnostic. Louis Antoine a été considéré comme neurasthénique. Mais finalement, l’histoire religieuse n’a pas retenu cela. On la trouve encore d’une manière caricaturale dans une analyse de la femme gourou qu’on trouve dans le bulletin d’un groupe antisecte contemporain[51]. Cet archaïsme résume à lui seul ce que l’on peut dire. L’issue d’un débat sur la pathologie d’un virtuose religieux n’intéresse pas le sociologue. Dans le cas de Ellen White (comme chez d’autres), l’essentiel ne réside pas dans ses visions et dans son don de prédiction. L’essentiel réside dans ce que les cercles réunis autour d’elle en ont fait. La pathologisation semble un élément de la controverse que l’on applique plus aux femmes qu’aux hommes, bien qu’on l’a vu plus haut des hommes l’ont subie. Les innovateurs masculins en religion ne sont pas protégés d’attaques. Par exemple Charles Taze Russel a été critiqué sur la vie privée (divorce), son mensonge à propos de la connaissance su grec, sur la vente d’un blé miraculeux (haut rendement) où l’on a vu une escroquerie. Il n’en reste pas moins que des millions de personnes se sont converties à son enseignement et le reconnaissent comme un homme hors du commun. On a reproché à ses écrits d’avoir été remis dans un bon style par des compagnons. Le cas n’est pas unique : on sait que Mary Baker Eddy s’est fait aider pour rendre accessible son livre de base « Science et santé » et que Louis Antoine (fondateur de l’Antoinisme) s’est fait aider par Delcroix, un professeur de Français, pour mettre en forme son Enseignement). Joseph Smith aurait aussi été aidé dans la transcription des plaques qu’un ange lui aurait montrées. Ellen White fut aussi accusée de plagiat mais ce type d’accusation porté également contre Mary Baker Eddy frappe autant la gente féminine que la gente masculine. Chez Mary Baker Eddy ceci a donné lieu à une série d’expertises demandée par l’Eglise de la Science Chrétienne. Du point de vue sociologique, la controverse fait partie de la création de la figure prophétique. Par les réactions qu’il suscite le prophète ou la prophétesse montre qu’ils ont bousculé le quotidien et un habitus de sens dans lequel les individus campaient. Cela signifie que leurs propositions de sens ont compté et qu’il faut compter avec elles. La mise en cause est une réaction commune face aux innovations et à l’instituant qui met en question ce qui est institué.
La réception du charisme de Ellen White Ad Intra.
D’autre part, Ellen White a subi une certaine mise à distance de la part de ses compagnons. Jones et Kellog ont quitté le groupe adventiste du septième jour à cause d’un désaccord avec elle. Mais d’autres pionniers comme J.N. Andrews, J.N. Loughborough, Uirah Smith (rédacteurs de la revue adventiste The review and Herald, A.G. Daniels, Président de la Conférence générale des Adventistes, des membres de sa famille, son mari James White qui a décidé de ne plus publier ses visions dans le Review and Herald après 1850 semblent avoir pris des distances vis-à-vis d’elle[52]. Joseph Bates douta un temps puis se rallia à ses visions. Ses doutes portaient sur les positions doctrinales qu’elles prenaient à la suite de ses visions. Nous pouvons considérer qu’ils participent à la construction de l’Adventisme du 7 me jour. En effet, finalement, les fondateurs construisent une dénomination qui prend place dans le courant protestant sur les restes du millérisme. Ils passent au crible les propositions de Ellen White en ne retenant que les propositions doctrinalement acceptables et scellées divinement par une vision. La construction de l’adventisme du septième jour est faite par une équipe qui gère rationnellement le charisme de la vision prophétique d’une des leurs. Le prophétisme de E. White nous ramène aux considérations sur l’économie du charisme et la rationalité organisationnelle[53].
Reconnaissance et purgatoire
Ellen White meurt en 1915 et sa carrière prophétique vient en 1920 (2 me génération d’adventistes : les whitiens nord américain). Toutefois, même le Président de l’époque : Arthur Daniells a été très modéré vis-à-vis du whitocentrisme. Il a organisé la Bible conference en juillet 1919 avec des universitaires, des historiens, des théologiens (65 personnes) pour savoir comment on devait considérer les Ecrits de Ellen White. On fit un travail herméneutique, on contesta de l’inerrance (ne comportant aucune erreur) et l’infaillibilité de la prophétesse. La période dite « Whitienne » s’est étendue de 1920 à 1950.
Après 1950, E. White a traversé son purgatoire. Il existe une tension entre ceux qui la mettent à distance et ceux qu’ils nomment de manière péjorative des Whitistes. Dans un effort de recadrage, les adventistes travaillent sur les sources de Ellen White (ses propres lectures, ses assistants littéraires, les co-auteurs). C’est sans doute une évolution importante pour le mouvement car la révision du prophétisme d’Ellen White signifie que le mouvement est capable d’analyser ses origines.
D’autre part, selon Laura Vance[54], le prophétisme féminin n’a pas eu d’influence sensible sur la situation des femmes dans L’adventisme du Septième Jour. Par exemple, Ellen White a pris position, en 1878, en faveur du ministère féminin mais cela n’a pas été suivi d’effets. Les prises de responsabilité des femmes dans l’adventisme (fonctions religieuses et établissement qu’il gère) ont monté jusqu’en 1920, puis elles ont décliné entre 1920 et 1950 alors que la figure d’Ellen White s’imposait. Finalement, vers 1970 que les femmes adventistes ont protesté dans leur Eglise sous l’influence du féminisme ambiant. Mais cette protestation a engendré une réaction négative contre l’ordination des femmes. Toutefois, aux Etats-Unis une poignée de femmes servent comme pasteurs ou pasteur associés. L’ordination des femmes n’est acceptée qu’au niveau d’organisations locales. La Conférence générale a pris position contre le harcèlement sexuel, contre les discriminations envers les femmes. Le divorce a été accepté face à la montée des séparations.
Les causes d’une ouverture au prophétisme féminin féminin.
Nous pouvons faire l’hypothèse que l’image de la prophétesse a changé en fonction du prisme du féminisme religieux lui-même influencé par le féminisme laïque. La protestation féminine en général et dans l’Eglise en particulier, la prise de fonction des femmes dans les Eglises ne favorisent plus une interprétation des charismes féminins en terme de pathologie. Peut-on encore dire que les femmes vaticinent et que les hommes prophétisent quand ils font la même chose ? Peut-on encore dire qu’une prophétesse est une malade hystérique alors qu’un prophète sera au pire un charlatan. Mary Pat Fisher (Women in religion) affirme que les femmes ont peu à peu acquis un rôle institutionnel dans l’Eglise. Ceci a sans doute conduit à réévaluer les pionnières et les figures féminines peu ordinaires.
Nous pouvons alors tenter une hypothèse : Le charisme de fonction des femmes dans les Eglises protestantes a peut-être permis de réviser l’étrangeté du charisme prophétique féminin.
Discussion
Ellen White n’est pas une réformatrice car elle ne revisite pas un enseignement et des pratiques pour les modifier. Elle n’est pas non plus une mystagogue qui produirait du merveilleux et des bienfaits sans délivrer un enseignement. Elle n’est pas non plus un maître moral ni une femme qui transmet un enseignement (gourou). Elle est une prophétesse et son prophétisme est intéressant du point de vue de la compréhension du phénomène du prophétisme moderne. Elle n’apparaît pas conforme à une image typique du prophète qui, en tant que canal de Dieu, annonce une nouvelle vision du monde qui est un nouvel univers de sens légitimé par un charisme plénier qu’on envisagera comme une toute puissance nécessairement suivie de conséquences sociales telles que la constitution d’une communauté émotionnelle de disciples qui le soutient, qui lui obéit et qui assure la propagation et la pérennisation de son message de salut. Bien qu’ayant produit un message qui occupe soixante volumes, 4500 articles de revue et plus d’un millier de lettres, Ronald D. Graybill cité par S. Becerra (p.164) affirme que Ellen White n’est responsable d’aucune des croyances fondamentales des Adventistes du septième Jour. Celles-ci trouveraient leur origine dans le contexte culturel et dans les influences de ses coreligionnaires. Pour lui[55], les doctrines adventistes « furent formulées par son époux et d’autres anciens millérites ». « Ses visions ont confirmé les points sur lesquels ils s’étaient mis d’accord, et parfois elles départageaient les interprétations discordantes qui surgissaient ». Ses visions donnent une certification divine et légitiment des propositions qui sont faites par des proches et qui se trouvent déjà-là dans le terreau du millérisme. Du point de vue prophétique, Ellen White n’apporte pas une nouvelle révélation comme le fit Joseph Smith (1805-1844). Comme Russel fondateur des Etudiants de la Bible, elle innove à l’intérieur d’une tradition protestante. Son charisme authentifie spirituellement une synthèse originale d’éléments portés par des courants épars et elle participe au mouvement de Réveils religieux du 19 me siècle. Comme Ann Lee, fondatrice des Shakers, elle possède un don extraquotidien de vision qu’on trouve chez les visionnaires des siècles passés. Elle a eu un cercle de disciples qui la reconnaisse comme une femme visitée par Dieu. A ceci prés : le cercle de disciples était un cercle de compagnons co-fondateurs qui produisaient aussi la doctrine. Nous l’avons dit plus haut : l’adventisme est le produit de la réunion de plusieurs courants existants qui cherchaient à perpétuer le millerisme sous une autre forme. James White, son mari et autres co-fondateurs y ont beaucoup contribué. Il est une recomposition. Du point de vue organisationnel, le mouvement adventiste aurait pu se créer sans le charisme d’Ellen White simplement en négociant et en rassemblant des propositions religieuses. Dans ce cas, il n’aurait été qu’une synthèse faite par des hommes au même titre que la réunion de courants en un parti. Le charisme de la vision prophétique de Ellen White a ajouté de la révélation à une recomposition religieuse faite par une équipe de cofondateurs où elle donnait l’empreinte de « l’esprit de vérité » à des choix théologiques. Son charisme a permis de rendre religieuses des propositions extrabibliques comme l’hygiénisme.
Le prophétisme de E. White réside peut-être en ceci : ses suiveurs reconnaissent son charisme de la vision prophétique en ce sens qu’il scelle divinement une recomposition doctrinale faite d’éléments bibliques et d’éléments a priori extrabibliques auxquels il donne un sens spirituel unitaire par rapport à un salut. Son charisme aide ainsi à fonder une religion du salut et de la santé qui n’apparaît pas comme un assemblage hétéroclite mais comme une doctrine cohérente et unifiée.
Mais il y a plus : on trouve une confrontation entre un charisme et une rationalité organisationnelle. Le charisme de Ellen white est revisité par les cofondateurs. Jean Luc Rolland résume bien cela. Il écrit : « Sous certains aspects, l’activité de prophétique de Ellen White a des points de convergence avec celle de l’ensemble des prophètes, mais l’histoire de la communauté adventiste a exigé d’elle un accompagnement bien évidemment très particulier[56]. » (p.157). Pour nous, cet accompagnement s’inscrit dans une dialectique entre le charisme personnel et la rationalité bureaucratique. Dans notre article : « Max Weber et les charisme spécifiques[57] », nous concluions ceci : « Le charisme est reconnu par des groupements humains pour autant qu’il puisse servir à leur donner du pouvoir, mais globalement ils constituent peut-être des chances typiques (des occasions) que saisissent les hommes pour inventer, réveiller, réorienter des ordres et des styles de vie. En somme, les hommes reconnaîtraient les charismes et leur donneraient un destin en fonction du sens qu’ils souhaitent donner à l’action collective. Il reste au sociologue à expliquer, dans chaque cas, pourquoi « cela s’est fait ainsi et pas autrement ». Le charisme spécifique de la vision prophétique de Ellen White en est peut-être une illustration. Les fondateurs de l’adventisme ont retenu les visions qui ont permis de légitimer leur projet de construction d’une dénomination protestante ainsi que celles qui lui ont permis d’asseoir l’originalité de celle-ci (style de vie adventiste). Si on poursuit cette constatation, on peut faire l’hypothèse, suggérée par Fabrice Desplan, que Ellen White dont le nom associé aux décisions importantes de la SDA, fait partie du noyau central de la représentation de l’adventisme. Y toucher destabiliserait la représentation[58]. Elle fait partie de l’identité adventiste. D’où la question sous-jacente qui parcourt la réception de son charisme : quelle place lui donner dans l’adventisme ?
Les charismes spécifiques sont des chances typiques que saisissent des hommes pour faire des actions collectives mais les suiveurs passent au filtre de la rationalité instituante les propositions que ces charismes légitiment. Le cas de Ellen White montre qu’un charisme peut légitimer des propositions d’action collective dont le porteur n’est pas forcément l’inventeur mais qui deviendront l’invention de ceux qui les reconnaissent. Les suiveurs attendent du prophète porteur de charisme spécifique qu’il valide divinement ce qu’ils attendent voire ce qu’ils suggèrent pour instituer de nouvelles manières d’agir, de pratiquer et de croire. En ce sens, Ellen White est bien la figure centrale de l’adventisme même si les adventistes ont acquis une autonomie par rapport à elle. Ce qui fait qu’on peut être adventiste et whitien ou adventiste sans être forcément whitien.
Le prophétisme chez Weber est un type idéal. Ce dernier est dynamique et peut admettre des variantes dans certaines limites. Celui de Ellen White repose, non pas sur un charisme plénier mais sur la reconnaissance d’un charisme spécifique de la vision prophétique auquel s’ajoute une production doctrinale qui est son message. En ceci, elle rejoint Mary Baker Eddy ou Louis Antoine dont le prophétisme repose sur le charisme de guérison et sur une production doctrinale (aidée dans sa rédaction). Elle innove à l’intérieur d’une tradition chrétienne millénariste. Toutefois, ses visions prophétiques accompagnent et légitiment le processus de construction rationnelle d’une institution réalisé par un cercle de disciples qui passe ses visions au crible de la rationalité instituante. Ellen White a accompagné la construction de l’adventisme autant que cette dénomination protestante ne l’a accompagnée.
Conclusion
Ellen White se situe dans la lignée des femmes qui ont ravivé le christianisme et en particulier dans celle des femmes visionnaires qui ont marqué celui-ci de leur empreinte. Elle a subi les mêmes critiques. Son charisme de la vision prophétique reconnu par des proches qui construisaient l’adventisme du Septième jour a été autant visité par ces derniers qu’elle-même n’a été visitée par Dieu. Identifiée à son charisme de la vision prophétique qui légitime religieusement l’adventisme dans sa totalité, elle se situe dans le noyau central de la représentation de l’adventisme du septième jour comme le fait remarquer Fabrice Desplan.
[1] Anne Marie Topalov : Religion et santé : un cas particulier : les adventistes du septième jour dans le midi de la France –étude ethnographique 1980-87. Thèse de doctorat, Paris IV, 1989.
[2]Françoise Lautman (ed.) : Ni Eve, ni Marie, Genève, Labor et Fides, 1997
[3] Voir à ce propos : Denise Couture : la subordination de la Femme à l’Homme selon le Saint Siège, Revista de Estudio da religiao, N°3, 2005, pp. 14-39 ; Ida Raming : le discours masculin sur Dieu dans la liturgie et son effet sur les femmes, Lumen Vitae 55 (1999), p. 47-57 ; André Perrin : Thomas d’Aquin féministe ? A propos d’un livre de Catherine Capelle, Les cahiers philosophiques, n°49, CNDP, Paris. Repris web : philo.pour tous.free.fr.
[4] Cf Leïla Hamrat : De la condition au conditionnement… La condition féminine dans la Bible et la tradition chrétienne ; site web
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Rosine Lamblin : Paul et le voile des femmes, Clio, Histoire, femmes et société, n° 2/1995.