L'EGLISE PRIMITIVE ET LE SERVICE MILITAIRE
(Article paru dans le N° 213 des Cahiers du Cercle Ernest Renan -
inspiré de l'essai "Eglise, qu'as-tu fait de l'Evangile de la vie", chap 2)
J.M. HORNUS écrit : "jusqu'à la fin du 2ème siècle, aucun texte littéraire ne mentionne de fidèles qui soient militaires. Le premier qui en parle, d'ailleurs pour condamner le fait , est TERTULLIEN." (1)
Les écrits de TERTULIEN (2) (155-222) sont ceux que l'on attend de la part d'un éminent représentant d'une religion qui non seulement demande d'aimer son prochain autant que soi mais aussi d'aimer son ennemi. Pour ce Père de l'Eglise d'Occident, l'Etat n'est pas en odeur de sainteté; il soutient cependant qu'il faut prier pour lui du fait qu’il est notre ennemi. Cependant, l'Empereur qui incarne l'autorité civile, mérite le respect: "Chacun de nous prie pour chacun des empereurs afin que leur vie soit longue, qu'ils aient un règne tranquille, un palais sûr, des armées courageuses, un sénat fidèle, un peuple loyal, le monde en paix et tout ce qu'on peut désirer comme homme ou comme empereur." (Apologétique)
Il apparait donc que si TERTULLIEN n'admet pas l'armée pour le chrétien, il la juge nécessaire pour la prospérité de l'empire. Il n'y a pas là une contradiction dans la pensée de TERTULLIEN; le chrétien est pour lui "un pélerin dans ce monde", un "citoyen de la cité céleste" et il est bien conscient par contre que pour le simple citoyen de ce monde, la seule patrie terrestre qu'il ait, doit être défendue avec les moyens appropriés.
Dans son "De corona" TERTULLIEN condamne sans ambages le service militaire. Il souligne fortement l'incompatibilité entre le statut de soldat et celui de chrétien. Le militaire romain a l'obligation de participer, sous diverses formes, au culte impérial qui est d'ailleurs garant de l'unité du monde romain. Ce culte ne peut être qu'idolâtre pour un chrétien.
D'abord favori des dieux, l'empereur, après 291, devient un dieu lui -même. Si déjà il est nécessaire de bien séparer le domaine de Dieu de celui de César, à plus forte raison il devient impérieux de le faire avec un César déifié et il apparait évident qu'un chrétien conséquent choisisse entre les deux seigneurs, le divin plutôt que le romain.
TERTULLIEN commente Romains XIII comme il se doit: "Ce n'est pas pour te fournir l'occasion d'échapper au martyre que l'apôtre te recommande la soumission aux puissances, mais pour t'exhorter à bien vivre, par ce que les puissances sont les auxiliaires de la justice et les ministres du jugement divin qui s'exerce d'avance ici bas sur les criminels" et TERTULLIEN fait remarquer la nécessité de rendre à chacun (Dieu ou César) ce qui lui appartient. Or la vie humaine appartient à Dieu. L'homme est en effet le centre de la création. La vie humaine est ainsi ce qu'il y a de plus précieux au monde, la vie d'un malfaiteur comme celle d'un innocent. Un homicide reste un homicide quelles que soient les circonstances.
Bien que ne transigeant pas sur les principes, TERTULLIEN n'est pas le rigoriste austère souvent ainsi présenté; il n'incite pas à couper tous les ponts avec le monde: le fidèle peut servir le pouvoir tant qu'il ne l'idolâtre pas et "puisque le Malin a entièrement enveloppé le monde d'idolâtrie, nous pourrons assister à quelque cérémonies pourvu que nous y allions pour l'homme, et non pour l'idole." (Sur l'idolâtrie)
TERTULLIEN est pour le respect absolu de la vie; il condamne la peine capitale. Du foetus à la mort, sans exceptions, la vie doit être respectée et il montre l'inconséquence de qui voudrait respecter la vie embryonnaire et pas celle de l'homme d'en face d'une armée ennemie.
On ne peut pas ici ne pas penser à l'encyclique de JEAN PAUL II : "l'Evangile de la vie" où la permission guerrière pour un fin juste offense le caractère sacré de la vie dont pourtant cette encyclique se réclame comme principe intangible. Ce caractère sacré est plusieurs fois affirmé dans l'Eglise primitive. ATHENAGORE (3) affirme: "le chrétien ne peut souffrir de voir un homme mis à mort, fut-ce justement". Et ATHANASE (4) va jusqu'à dire: "ton frère le prochain, ce n'est pas un homme seulement mais Dieu lui même." L'Eglise primitive devrait faire rougir JEAN PAUL II !
Que la position de TERTULLIEN, que l'on qualifierait aujourd'hui d'objecteur de conscience, indispose les tenants de la doctrine officielle légitimant le service armé, est des plus compréhensibles. D'aucuns ont donc voulu minimiser ses idées en les liant à l'hérésie montaniste. Le montanisme, fondé par MONTANUS vers 165 se caractérisait , entre autres, par un ascétisme rigoureux sensé préparer au retour imminent du Christ (parousie). TERTULLIEN est devenu montaniste vers la fin de sa vie mais cela n'enlève rien à la valeur de la position qu'il avait commencé à défendre avant sa conversion; c'est ce que pense J. M. HORNUS qui cite le Père DANIELOU: "les textes ici sont clairs et il ne faut pas les minimiser, le métier militaire apparait comme incompatible avec la profession de christianisme." De plus J. M. HORNUS fait remarquer que CYPRIEN, disciple de TERTULLIEN et non suspect d'hérésie montaniste, "partage exactement le point de vue de TERTULLIEN en ce qui concerne les Césars et l'armée."
J.M. HORNUS s'inscrit également en faux contre l'opinion considérant l'antimilitarisme comme localisé à l'Afrique.
Comme celui de TERTULLIEN, le témoignage d' ORIGENE (5) est précieux pour cerner l'état d'esprit des chrétiens des premiers temps. Il l'est d'autant plus que c'est par lui que nous connaissons une critique en règle des chrétiens, faite par le philosophe païen CELSE .
ORIGENE, dans son "Contre CELSE" réfuta cet ouvrage. L'information fondamentale apportée par CELSE est que les chrétiens sont contre le service militaire. CELSE les exhorte à changer d'attitude: "Soutenez l'empereur de toutes vos forces, partagez avec lui la défense du droit; combattez pour lui, si les circonstances l'exigent; aidez-le dans le commandement de ses armées. Pour cela, cessez de vous dérober aux devoirs civils et au service militaire; prenez votre part des fonctions publiques, s'il le faut, pour le salut des lois et la cause de la piété".
Il écrit encore à l'adresse des chrétiens: "Si tout le monde faisait comme vous, rien n'empêcherait que l'empereur ne demeure seul et sans aide, et que la terre entière ne deviennent la proie des Barbares les moins civilisés et les plus grossiers".
La réplique d'ORIGENE est très instructive :
"Si tous les Romains embrassaient la foi chrétienne, ils vaincraient tous leurs ennemis par la prière, ou plutôt ils n'iraient plus à la guerre, gardés qu'ils seraient par la puissance divine. [...]Nous aidons en vérité les empereurs quand cela est nécessaire, par une aide qui doit être appelée divine, en revêtant toutes les armes de Dieu. Nous agissons ainsi par obéissance à l'enseignement apostolique qui dit : je vous exhorte donc à faire d'abord des supplications, prières, intercessions, actions de grâce pour tous les hommes, les empereurs et tous ceux qui occupent une position élevée. Et plus un homme est pieux, plus il dépasse en efficacité les soldats qui avancent en ordre de bataille et tuent autant d'ennemis qu'ils le peuvent. Voici ce que nous avons à répondre à ceux qui ne connaissent pas la foi et nous demandent de servir comme soldats au service de la communauté en tuant des hommes."
ORIGENE constate ensuite que les gardiens des temples dédiés aux dieux romains se gardent d'avoir les mains souillées de sang humain afin d'être dignes d'offrir les sacrifices à leurs divinités et il ajoute:
"C'est pourquoi, lorsqu'une guerre survient, vous ne faites pas servir les prêtres dans l'armée. Si donc il est raisonnable d'agir ainsi, combien plus raisonnable est-il que, alors que les autres servent dans l'armée, les chrétiens, eux, accomplissent leur service militaire en tant que prêtres et serviteurs de Dieu, conservant pure leur main droite et combattant par le moyen de prières qu'ils adressent à Dieu en faveur de ceux qui servent justement comme soldats et de celui qui règne justement afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement, puisse être abattu. En faisant tomber par nos prières les différents démons, ceux qui excitent les sentiments guerriers, ceux qui poussent à violer les serments, ceux qui troublent la paix, nous aidons davantage l'empereur que ceux qui servent comme soldats selon l'apparence extérieure. Nous qui faisons monter nos justes prières accompagnées des exercices et des pratiques qui nous enseignent à mépriser les plaisirs et à ne pas être égarés par eux, nous combattons donc pour l'empereur plus que qui que ce soit d'autre.."
Il est remarquable de constater qu'ORIGENE ne corrige pas ce que dit CELSE; cela fait deux témoignages de poids, d'autant qu'ORIGENE qui a été chargé de la réfutation, parle plus au nom de l'Eglise qu'en son propre nom.
CLEMENT de Rome (6) parle de Dieu comme de celui qui combat pour nous et prend notre défense. Il aspire à un ordre dans l'Eglise chrétienne qui serait aussi strict que dans l'armée impériale. Le combat chrétien n'en demeure pas moins spécifique quelles que soient les comparaisons -qui ne sont pas raisons- avec les combats païens.
Il est courant, dans l'Eglise primitive, d'opposer la "militia mundi", milice du monde et la "militia christi", milice du Christ. Cela dit, les autorités ecclésiastiques ont clairement prôné le respect de l'autorité civile, considérant qu'elle a été voulue par la Providence divine.
L'attitude de CLEMENT est des plus caractéristiques à cet égard :
"Rends-nous soumis
A ton nom très puissant et très excellent,
A nos princes et à ceux qui nous gouvernent sur la terre.
C'est toi, Maître, qui leur a donné le pouvoir de la royauté
Par ta magnifique et indicible puissance,
Afin que, connaissant la gloire et l'honneur que tu leur as départis,
Nous leur soyons soumis
Et ne contredisions pas ta volonté.