Les amis,
Je viens de tomber sur un très bel article qui vient compléter le livre de Philippe Menoud dont je vous avais parlé.
Il s'agit d'un article tiré d'une revue adventiste, rédigé par Richard Lehmann, professeur honoraire de Nouveau Testament à la Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève. Il a aussi été le directeur général du Campus adventiste du Salève.
http://www.thh-friedensau.de/de/forschung/020_Publikationen/020_SpesChristiana/020_Ausgaben/10_Lehmann_2010.pdf
Le texte complet :
Spes Christiana 21, 2010, 63–77
La nature de l’homme et la résurrection
Richard Lehmann
Résumé
La question de la survie après la mort nous renvoie à celle de la nature de
l’homme. La philosophie a tenté de résoudre le problème de l’union de l’âme
et du corps sans y parvenir. Mais la Bible offre une solution originale. Pour
elle, l’homme est un. Il n’est pas un composé mais un vivant dont l’existence
dépend de Dieu qui lui a donné la vie. C’est pourquoi la mort est vraiment la
fin de la vie et le tombeau le lieu du silence. La Bible, cependant, assimile la
mort à un sommeil, car elle offre l’espérance de la résurrection. Sans résurrection
possible il n’y a pas d’espérance. La mort de Jésus fut radicale et porte
tous les signes de la malédiction. C’est de cette mort-là que Jésus nous a rachetés.
Mais la mort physique n’est pas séparation d’avec Dieu. La plus à craindre
est la mort spirituelle.
Hans Heinz a vu juste, lorsqu’il associe à sa réflexion sur la nature de l’homme
selon la Bible, la citation suivante de Karl Barth : « Que signifie l’espérance chrétienne
pour cette vie ? Une vie après la mort ? Une paisible distanciation à l’égard
de la mort ! Une petite âme qui tel un papillon s’échappe en voltigeant de la
tombe et qui est conservée quelque part pour continuer à vivre éternellement ?
C’est ainsi que les païens se sont imaginé la vie après la mort. Mais ce n’est pas là
l’espérance chrétienne» (Barth 1949, 180, cité par Heinz 1978, 165–166).
En effet, la nature de l’homme et l’espérance chrétienne sont intimement liées. On
ne peut définir l’une sans affecter l’autre. Accepter le dualisme platonicien c’est
remettre en question toute l’espérance chrétienne. C’est aussi remettre en cause
l’authenticité de la mort du Christ. Nous tenterons au travers de cet article d’en
explorer divers aspects.
1. Qu’est-ce que l’homme?
La question décisive, la question qui hante chaque être humain est celle de sa
mort. Qu’en-est-il après la mort ? Est-ce le néant ou puis-je espérer qu’une parcelle
de moi-même subsiste encore ? La mort est-elle un éternel silence ou le début
d’une autre vie, d’une autre forme de vie ? Qu’en est-il avant la résurrection ?
La tendance la plus générale est d’occulter la question, d’apprivoiser la mort, de
la rendre la plus acceptable possible. Il n’est qu’à voir le nombre de réponses
philosophiques ou religieuses apportées pour apaiser l’angoisse de quiconque est
64
confronté au drame qu’elle représente : une âme immortelle, prisonnière de mon
corps, s’échappe enfin à ma mort pour connaître les délices du ciel (ou du purgatoire
!) ; une réincarnation me permet de renaître à une vie nouvelle en attendant
le Nirvana ; un paradis aux mille délices m’est réservé si je connais le martyr ;
l’absurdité d’un néant absolu devrait assurer au mourant une paix éternelle. Ainsi
les sociétés tentent le plus souvent d’adoucir ce « passage » difficile (accompagnement,
fleurs, évocations, rassemblements, chants ou musique). La pensée populaire,
elle, maintient le mort vivant : « Il est là-haut, il nous voit, il nous surveille,
il nous protège ! » quand elle ne nous encourage pas, paradoxalement, à
accepter la fatalité : « Que voulez-vous, c’est la vie ! »
Pour répondre à la question de la survie après la mort, toutes les religions et toutes
les philosophies se sont efforcées de définir l’humain dans sa nature profonde.
Qu’est-ce que l’homme ? C’est bien là un préalable nécessaire à la compréhension
de la mort.
Pendant des millénaires, et sur tous les continents, l’homme a été considéré
comme un sous-produit de la société. A celle-ci revenait de décider ce qui est
premier, ce qui est bien, moral et acceptable. Simple fourmi au coeur d’une fourmilière,
attaché à des actes répétitifs, prédéterminés et fonctionnels, l’individu
avait pour seule raison d’exister, la préservation de la société, dont les règles déterminaient
l’équilibre cosmique. Le maintien d’un statu quo social, économique
et politique était la condition d’une société stable et épanouie.
Comme le relève le récit biblique de la tour de Babel, soumis à un langage
unique, l’homme était enchaîné à un seul objectif commun portant la vanité du
corps social. Tous devaient tenir le même discours et s’attacher à l’élévation orgueilleuse
d’une société appelée Babel. C’était le règne de la pensée unique. Aujourd’hui
encore, la société tend à conditionner l’individu pour créer en lui des
dépendances qui contribuent à l’économie globale. Il suffit de voir comment la
remise en cause du besoin immédiat d’un véhicule neuf a transformé une crise
financière en débâcle économique.
Mais l’homme ne serait-il pas plus que cela ? Jürgen Moltmann (1974, 14–26)
propose de répondre à cette question par une démarche comparative : au regard de
l’animal, l’homme apparaît comme déficient, moins adapté à son milieu, privé de
cadre vital. En revanche, il est par là-même plus libre, capable de disposer de son
devenir. Si l’animal est conditionné dans son devenir, la personne humaine a la
capacité de forger sa personnalité. Elle peut accéder à la liberté.
Par comparaison aux autres créatures, l’humain apparaît comme créateur de civilisation.
Il se définit au travers d’une culture, d’un mode de vie. La confrontation
aux autres cultures lui permet de se détacher de la sienne propre et de s’enrichir
de celle des autres. (La xénophobie et le racisme sont un appauvrissement en ce
qu’ils enferment l’individu dans la société où il est né.)
Par comparaison à Dieu, l’homme se reconnait dans sa finitude et sa fragilité. Il
perçoit l’obscurité qui l’entoure et le pénètre. Il ne peut échapper au néant que
dans la lumière de Dieu. Car l’homme dans sa vérité n’est reconnaissable que
65
dans celui dont il est dit : « Voici l’homme ! » Le « chemin, la vérité et la vie » de
l’homme ne se trouve que dans le Crucifié. « Le Crucifié est le ‘miroir’, disait
Calvin, dans lequel nous connaissons Dieu et nous nous connaissons nousmêmes
» (Moltmann 1974, 29).
Jésus remet en question toutes les valeurs du bien et du beau sur lesquelles la
société s’est construite. Le plus petit devient le plus grand (Mt 18.4), le plus faible
est considéré comme le plus fort (2 Co 12.10), le service plus enviable que le
règne (Mt 20.26). Dans un siècle où la gloire de l’homme se reconnaît à sa force
physique, à ses talents ou à la grandeur de sa connaissance, l’apôtre du Christ ose
proclamer comme une provocation que « la connaissance gonfle d’orgueil, mais
l’amour construit » (1 Co 8.1).
L’homme n’existe donc pas « en soi ». Il est un être de relation et ne se définit
que dans ses rapports avec l’autre. Si le récit biblique de la création considère que
la femme est une « aide » de l’homme, ce n’est pas pour en faire sa servante (le
terme hébreu veut dire bouclier, protection, secours), mais pour signifier que
l’homme ne peut se construire seul. Il a besoin d’un vis-à-vis qui le protège de
l’égoïsme et de l’égocentrisme, qui lui permette de sortir de lui-même pour se
définir par rapport aux autres. La liberté de l’homme se déploie dans le dépassement
de soi.
Ainsi l’humain vit en tension permanente entre ce qu’il est, avec ses limites, et ce
qu’il voudrait être.
2. Un dualisme
Ce déchirement intérieur entre le ressenti d’une finitude et l’aspiration à ce qui est
vrai, beau et juste, a conduit nombre de civilisations, et en particulier la civilisation
grecque, à distinguer entre le corps, expression de nos limites, et l’âme
source de nos aspirations. Ce dualisme antique trouvait son origine, d’une part,
dans la structure sociale qui distinguait entre le corps (esclaves, ouvriers, soldats
et marchands) chargé des tâches subalternes, et l’âme (philosophes et magistrats)
dont la fonction était d’exprimer l’idéal social (Platon 1969a, 16, 214).
D’autre part, les cultes à mystère (tel l’orphisme) dans lesquels l’état de transe ou
l’extase jouait un rôle important, donnaient aux croyants le sentiment d’échapper
à leurs corps pour connaître un sentiment de bien-être et de joie qui correspondait
à l’état profond de leur âme. En effet, la civilisation hellénistique a eu contact, au
début du VIe siècle avant Jésus-Christ, avec le chamanisme oriental. Cette tradition
enseignait qu’il y a en l’homme une âme d’origine divine et démontrait par
des techniques appropriées, telle que la transe, que l’âme pouvait quitter le corps.
« Les activités de cette âme et celles du corps sont directement inverses, corps et
âme sont mis en opposition radicale. D’où une psychologie nouvelle dans laquelle
le corps est l’ennemi de l’âme : c’est déjà le début du dualisme » déclare H.-D.
Saffrey (1978, 841).
66
Le philosophe Platon fera de cet ensemble une synthèse explicative au substrat
psychologique, en distinguant le corps matériel et l’âme spirituelle. Seule l’âme
possède une parenté divine car elle est dépositaire au fond d’elle-même de la notion
de Bien, de Juste et de Beau. Cette parenté fait qu’elle est immortelle car sa
richesse lui vient de réminiscences d’une vie antérieure (Moreau 1978, 162–163).
Le corps appartient à ce monde limité et l’âme doit s’en détacher. Il n’est qu’un
char chargé de porter l’âme (Platon 1969b, 447 [Le Timée, 70a])1.
Pour Platon, la mort « s’accompagne plutôt de joie que de douleur », car dit-il, (et
en cela il est cohérent avec sa philosophie dualiste), l’âme « délivrée conformément
à la nature, s’envole joyeusement » (ibid., 458). Platon croyait dans la réincarnation.
Celui qui s’était bien conduit connaissait les félicités éternelles du firmament,
celui qui s’était mal conduit recevait une seconde chance en se réincarnant
en femme, puis en animal de plus en plus dégradé et devait remonter toute la
chaîne pour parvenir au salut (ibid., 421 [Le Timée, 41d]).
Mais la pensée de Platon pose un problème insoluble : comment une âme immatérielle
peut-elle demeurer enfermée dans un corps matériel ? Si l’âme est immatérielle,
elle ne peut se condenser dans les limites d’un corps. Autant vouloir enfermer
une idée dans une bouteille. Pendant des siècles, les philosophes se sont
acharnés à résoudre ce problème sans y parvenir. Les plus matérialistes ont fait de
« l’âme » une production du corps, comme la sueur ou les hormones. Ce faisant,
ils en ont fait un élément matériel, car le matériel ne peut produire du spirituel. A
partir du présupposé que le corps est matériel et l’âme spirituelle, immatérielle, le
problème est resté insoluble.
Les découvertes de la science n’ont fait que compliquer le problème. En effet, il
est universellement admis que la mémoire est une donnée essentielle de notre
identité et de notre être. Sans mémoire, sans souvenir, nous ne sommes rien ni
personne. Celui qui est atteint de la maladie d’Alzheimer perd totalement la notion
de son identité. Or la science a démontré que la mémoire relève de certaines
zones de notre cerveau. Si donc la mémoire est rattachée à mon corps, comment
mon âme pourrait-elle avoir une identité sans lui ? Mon âme garderait-elle un
souvenir que mon corps dilue au fur et à mesure de sa décrépitude ? Et si elle le
préserve, pourquoi ma pensée, qui est d’ordre spirituel, ne peut-elle pas préserver
la mémoire ? Ma pensée serait-elle d’ordre physique et non d’ordre spirituel ? On
le voit, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, le problème de l’union d’un
corps matériel et d’une âme immatérielle est insoluble. « Le problème de l’union
de l’âme et du corps est assurément l’un des problèmes sur lesquels la philosophie
a le plus longuement réfléchi. Et c’est aussi l’un de ceux où elle s’est embarrassée
dans les plus grandes difficultés » écrit Charles Werner (Préface à Zurcher 1953,
1 Platon distingue en fait une âme immortelle siège de la pensée, et une âme mortelle, siège des
passions.
67
3). Et il ajoute : « On doit constater que la philosophie moderne, malgré tous ses
efforts, n’a jamais réussi à rétablir l’unité de la nature humaine. » (Ibid.)
3. La mort et le néant
Les chrétiens, ne croyant pas à la réincarnation, ont répondu à la question de la
survivance de l’âme par des lieux d’attente jusqu’à la résurrection finale, lieu
qu’ils appellent ciel, enfer et purgatoire. Rien de cela dans la Bible. Le « séjour
des morts » est le même pour tous. « Là les méchants cessent leur agitation, là se
reposent ceux qui sont fatigués et sans force ; les prisonniers sont tous dans la
tranquillité, ils n’entendent plus la voix de l’oppresseur ; le petit et le grand sont
là, l’esclave est affranchi de son maître » (Jb 3.17-19). La mort est le « lieu de
rendez-vous de tous les vivants » (Jb 30.23). « Un fait doit être souligné le Shéol
de la Bible hébraïque n’est pas l’Enfer chrétien du Moyen Age où les damnés sont
suppliciés. Il n’est ni un lieu de souffrance, ni de châtiment. La justice n’y est pas
rendue » (Martin-Achard 1988, 74).
Voyons ce qu’en disent d’autres biblistes de renom. Le théologien Oscar Cullmann
affirme :
Posez à un chrétien, protestant ou catholique, intellectuel ou non, la question
suivante : qu’enseigne le Nouveau Testament sur le sort individuel de l’homme
après la mort, à très peu d’exceptions près vous aurez toujours la même réponse
: l’immortalité de l’âme. Et pourtant cette opinion, quelque répandue
qu’elle soit, est un des plus graves malentendus concernant le christianisme
(1956, 17).
Pour Philippe Menoud, il n’y a aucun doute :
Le témoignage de l’Ecriture sainte est clair, précis, formel. Selon le Nouveau
Testament, ceux qui se sont endormis dans la paix du Christ attendent dans sa
communion qu’il les ressuscite au jour glorieux de son avènement (1945, 7).
Pour Edouard Lipinsky, selon l’Ancien Testament, « L’homme vivant n’était
donc pas conçu comme un composé de corps et d’âme, mais comme un être de
chair et de sang. Il mourait, quand Dieu lui retirait le souffle, quand son souffle
mourait, notamment suite à l’écoulement du sang dans lequel résidait le principe
de vie » (1987, 593). « Nous avons vu – dit Georges Pidoux – que la conception
biblique de l’homme se caractérisait par son indivisible unité. L’homme étant
conçu comme un tout, l’âme, la chair, l’esprit étant des manifestations d’une seule
et même réalité » (1953, 73). Et pour Herrade Mehl-Koenlein, le Nouveau Testament
s’inscrit dans la ligne de l’Ancien :
Les notions anthropologiques employées par l’apôtre Paul renvoient toujours à
une totalité indivisible. La réalité humaine ne se réduit pas à une certaine nature
dont on pourrait distinguer les parties … L’âme et le corps ne sont pas des
68
éléments constitutifs et séparables d’un même « je ». Le corps, l’intelligence,
la chair, l’âme désignent non pas des parties de l’homme, mais chaque fois
l’homme tout entier dans une certaine manifestation de lui-même (1951, 26).
Enfin, Claude Tresmontant, un théologien catholique, dont l’ouvrage bénéficie de
l’imprimatur, ne dit pas autre chose : « Ignorant la dichotomie âme-corps,
l’hébreu appelle cette réalité tangible, sensible, expressive et vivante qu’est
l’homme une âme. Je ne perçois pas un « corps » lequel contiendrait
une « âme » ; je perçois immédiatement une âme vivante avec toute la richesse de
son intelligibilité » (1962, 97). Il en est de même pour le Nouveau Testament
(Lipinsky 1987, 593).
Ainsi, « La mort peut être considérée comme une dissolution ; les divers éléments
qui composent l’être humain sont, dès qu’ils ne sont plus tenus ensemble par le
principe de vie, ‘comme l’eau qui s’écoule et qu’on ne peut rassembler’ (2 S
14.14). L’homme réduit à la poussière n’est plus rien ; il n’existe plus, et il ne faut
pas s’étonner que plusieurs textes parlent de la mort comme de la non-existence »
(Jacob 1968, 242).
En effet, pour la Bible, aussi brutal que cela puisse paraître, « le monde des défunts
est celui de la poussière » (Martin-Achard 1988, 22). Le psalmiste s’écrie :
« Ma force se dessèche comme l’argile, et ma langue s’attache à mon palais ; tu
me réduis à la poussière de la mort » (Ps 22.16). Il se compare à un égaré dans le
désert qui, sans eau, voit déjà son cadavre se dissoudre dans les sables. A
l’inverse, le prophète Esaïe voit la poussière des morts reprendre vie sous l’effet
de la rosée vivifiante de Dieu : « Que tes morts revivent ! Que mes cadavres se
relèvent ! Réveillez-vous et poussez des cris de joie, vous qui demeurez dans la
poussière ! Car ta rosée est une rosée de lumière, et la terre redonnera le jour aux
ombres » (Is 26.19). Dieu l’avait bien dit à Adam : « Tu es poussière, et tu retourneras
à la poussière » (Gn 3.19). Mais il ne faut pas se méprendre. La Bible ne
parle pas là du corps de l’homme. Chacun pourrait y convenir, car il est admis par
tous qu’un corps sans vie se décompose. Ce dont il est question dans la Bible,
c’est de l’homme dans sa plénitude2, celui que nous percevons dans toutes les
dimensions de son être. Ce qui disparaît dans la poussière, c’est le corps, certes,
mais aussi l’intelligence, les affections, les souvenirs, les liens avec le monde et
avec Dieu. Il ne reste rien, sinon le souvenir que les humains et Dieu peuvent en
garder.
La vie, dit encore Martin-Achard, « ne se divise pas en une ‘vie de l’âme’ qui
aurait sa destinée particulière, et en un corps qui suivrait ses lois propres. Elle est
une » (1988, 594). Tous les théologiens sont d’accord (pour une fois), pour reconnaître
que la croyance selon laquelle l’homme serait formé d’un corps mortel
et d’une âme immortelle n’est pas biblique, mais qu’elle relève de la philosophie
2 Nous évitons d’employer les termes de « totalité » ou d’ « entièreté » car ils laissent croire que
l’homme est un composé. Nous allons voir que tel n’est pas le cas.
69
platonicienne qui s’est infiltrée dans la pensée chrétienne dès les premiers siècles
et que Saint Augustin a systématisée (Wenin 2007, 32–38). Très tôt elle a aussi
influencé le judaïsme de la diaspora et à travers elle le christianisme.
4. Le lieu du silence
Pour la Bible, le monde des morts est un monde de silence et de ténèbres. Job
l’appelle « pays des ténèbres et de l’ombre de mort, pays de ténèbres profondes,
d’obscurité totale, ombre de mort, où ne règne aucun ordre, où la lumière est
comme l’obscurité ! » (Jb 10.21, 22). Et encore : « L’homme meurt et il perd sa
force ; l’être humain expire ; où est-il ? Les eaux de la mer se retirent, les fleuves
tarissent et se dessèchent ; ainsi l’homme se couche et il ne se relève pas ; tant
qu’il y a un ciel il ne se réveillera pas, il ne sortira pas de son sommeil » (Jb
14.10–12).
Ainsi le décrit aussi l’Ecclésiaste :
Pour tous ceux qui vivent il y a de l’espérance ; et même un chien vivant vaut
mieux qu’un lion mort. Les vivants, en effet, savent qu’ils mourront ; mais les
morts ne savent rien, et il n’y a pour eux plus de salaire, puisque leur mémoire
est oubliée. Et leur amour, et leur haine, et leur envie, ont déjà péri ; et ils
n’auront plus jamais aucune part à tout ce qui se fait sous le soleil (Ec 9.4–6).
Et Esaïe en tire les conséquences : « Ce n’est pas le séjour des morts qui te loue,
ce n’est pas la mort qui te célèbre ; ceux qui sont descendus dans la fosse
n’espèrent plus en ta fidélité » (Is 38.18 ; voir aussi Ps 115.17 ; 94.17 ; 31.18).
La mort est comparable à un sommeil. Lorsque Jésus a été confronté à la maladie
de son ami Lazare, l’évangéliste Jean nous rapporte qu’au grand étonnement de
ses disciples, il ne s’est pas précipité pour le guérir. Puis, deux jours plus tard, il
décide de se rendre en Judée et en donne la raison à ses disciples : « Lazare, notre
ami, dort ; mais je vais le réveiller. Les disciples lui dirent : Seigneur, s’il dort, il
sera guéri. Jésus avait parlé de sa mort, mais ils crurent qu’il parlait de
l’assoupissement du sommeil. Alors Jésus leur dit ouvertement : Lazare est mort »
(Jn 11.11–14).
Pour les auteurs inspirés de la Bible, la mort est une réalité et non l’accès à une
autre vie. Dieu « seul possède l’immortalité » affirme Paul avec force dans une
confession de sa foi (1 Tm 6.16). Cette compréhension de la mort est conforme à
l’idée que les hébreux se faisaient de l’homme. Le récit de la Genèse peut être pris
comme référence : « Le Seigneur Dieu façonna l’homme de la poussière de la
terre ; il insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être
vivant » (Gn 2.7). L’homme n’est pas un composé d’un élément matériel, le
corps, et d’un élément spirituel, l’âme. Il est formé de matière à laquelle Dieu a
donné vie. Il en est de même des animaux et des plantes. Le texte dit littéralement
que « l’homme devint une âme vivante ». Et lorsque survient la mort, la vie, le
70
souffle, ce mystère qui n’appartient qu’à Dieu, retourne à lui. Le corps se désagrège
et cette fonction qui permet les échanges entre les cellules du corps et que
l’on appelle la vie, cesse d’opérer. Il n’y a rien de plus. « La poussière retourne à
la terre, selon ce qu’elle était, et le souffle retourne à Dieu qui l’a donné » (Ec
12.9).
Les paroles de Jésus sur la croix sont en pleine harmonie avec les données de
l’Ecriture. Il ne dit pas : « Père, je remets mon âme entre tes mains » mais « je
remets mon esprit », ce qui en grec comme en araméen correspond au souffle3.
Etre « auprès de Dieu » ou « auprès du Christ » veut signifier que Dieu prend soin
du trépassé en attendant de le ressusciter. « En attendant », c’est pour nous, pas
pour le mort qui s’est endormi dans la confiance. Seul le vivant connaît le déroulement
du temps.
5. Une nécessaire résurrection
Choisir la pensée de Platon plutôt que la pensée biblique n’est pas sans conséquences.
En effet, si l’âme est immortelle et se réincarne ou s’envole au paradis
ou en enfer, la foi en la résurrection des morts n’a aucun sens, celle de Jésus non
plus, et l’espérance chrétienne n’est qu’une utopie. Le jugement dernier ne serait
qu’une parodie dans la mesure où, dès la mort, le destin de l’âme est fixé. A quoi
bon quitter le ciel pour ressusciter, s’entendre déclaré juste, et retourner au ciel
avec son corps, si on y était bien jusque-là. D’autant que le corps est souvent considéré
comme une limitation, un frein, quand ce n’est pas un instrument du péché.
D’où la nécessité de l’imaginer asexué.
Et comment puis-je souffrir les affres de l’enfer sans la médiation de mon corps ?
Le feu matériel aurait-il la capacité de brûler une âme immatérielle ? Nous imaginons
bien une matière sans forme, mais difficilement une forme sans matière. Or
l’âme, s’il en est, est donnée comme spirituelle, immatérielle. Elle ne peut être
atteinte par un feu quelconque.
Il faut sérieusement se demander pourquoi l’apôtre Paul déclare avec tant de
force que : « S’il n’y a point de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas
ressuscité. Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et
votre foi aussi est vaine » (1 Co 15.13, 14). Pourquoi la résurrection du Christ estelle
si fondamentale pour assurer notre propre résurrection ? La réponse est
simple : parce qu’il n’y a d’autre espérance de survie que dans la résurrection des
3 « L’esprit que Jésus laisse ou abandonne n’est ni le Saint-Esprit, ni l’esprit divin résidant en
l’homme par opposition au corps matériel, ni l’esprit de vérité au sens essénien, mais l’esprit de vie
au sens vétérotestamentaire (même expression Gn 35.18 dans le même sens) … sans lequel
l’homme n’est que poussière, mais qui, parallèlement, n’est jamais revêtu d’une existence personnelle
en dehors du corps qu’il anime ; Jésus meurt au sens d’une destruction totale et définitive de la
personne. » (Bonnard 1970, 407).
71
morts. Sans elle, au contraire, il n’y a rien à espérer. S’adressant aux Corinthiens,
l’apôtre Paul le déclare encore sans ambages :
Si le Christ ne s’est pas réveillé, votre foi est futile, vous êtes encore dans vos
péchés et ceux qui se sont endormis dans le Christ sont perdus. Si c’est pour
cette vie seulement que nous avons mis notre espérance dans le Christ, nous
sommes les plus pitoyables de tous (1 Co 15.16–19).
Pour l’apôtre, la foi n’a de sens que si le Christ est ressuscité. La résurrection de
Jésus permet toutes les espérances. Sans elle, vivre dans la foi en Christ et mourir
en croyant serait un pur fantasme, une philosophie, une vue de l’esprit. Le Christ
vivant atteste au travers de sa propre résurrection qu’il y a une résurrection réservée
à tous les humains, et que la mort n’a pas un caractère définitif. Sans
l’espérance de la résurrection, la vie est absurde, elle n’est qu’un accident de
l’histoire biologique et il appartient à chacun d’en tirer le meilleur profit. Sans la
résurrection des morts, l’éthique n’a pas d’autre fondement que l’intérêt particulier,
intérêt qu’il faut même discerner derrière l’intérêt général. Toutes choses
bonnes dans ce monde ne sont bonnes que dans la mesure où elles enrichissent ma
vie personnelle. L’égoïsme et le bien-être personnel deviennent les critères des
choix de société.
Quelle assurance, quelle paix apporte l’Evangile à tous ceux qui s’interrogent sur
le sort de leurs bien-aimés ! Qu’ils reposent au cimetière (terme d’origine grecque
et qui veut dire : lieu où l’on dort, dortoir), ou qu’ils aient péris dans des conditions
horribles, ils sommeillent, attendant le grand jour de la résurrection. Aux
croyants de Thessalonique qui s’interrogeaient sur le sujet, l’apôtre Paul écrit :
Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l’ignorance au sujet de ceux
qui dorment, afin que vous ne vous affligiez pas comme les autres qui n’ont
point d’espérance. Car, si nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité,
croyons aussi que Dieu ramènera par Jésus et avec lui ceux qui sont morts
(1 Th 4.13, 14).
On ne comprend pas l’importance et la force de la résurrection de Jésus et de
l’espérance de son retour qui traverse tout le Nouveau Testament, si l’on n’a pas
saisi la notion biblique de la mort. Si la mort est vraiment une mort, si après elle il
n’y a rien, alors le retour de Jésus est la seule espérance d’une vie après la mort.
La seconde venue de Jésus conditionne la résurrection des morts.
Dans un style qui lui est propre, Jean rapporte le témoignage de Jésus sur sa capacité
à ressusciter les morts :
En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient, et elle est déjà venue, où les
morts entendront la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui l’auront entendue vivront.
Car, comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir
la vie en lui-même. Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est Fils de
l’homme. Ne vous étonnez pas de cela ; car l’heure vient où tous ceux qui sont
dans les sépulcres entendront sa voix, et en sortiront. Ceux qui auront fait le
72
bien ressusciteront pour la vie, mais ceux qui auront fait le mal ressusciteront
pour le jugement (Jn 5.25–29).
6. La mort de Jésus
« La doctrine de l’immortalité de l’âme, c’est l’élimination du problème du salut.
La mort est en elle-même le salut » dit Roger Mehl (1953, 57). En effet, si nous
sommes formés d’un corps mortel et d’une âme immortelle, autonome et capable
d’existence hors du corps, la mort permet à l’âme de se libérer des liens du corps
et d’accéder au bonheur éternel.
Sous cet angle, la mort de Jésus ne serait qu’une pure fiction et sa résurrection
inutile. Etait-il nécessaire, en effet, que Jésus ressuscite, si son âme, enfin libérée
de ses limites, pouvait s’évader vers le ciel et s’affairer au salut des croyants ? Sur
la croix, il aurait remis son âme à son Père et n’aurait fait don que de son corps.
Sa mort n’aurait été qu’un don d’organe. Et encore, c’est beaucoup dire, puisqu’il
a récupéré son corps trois jours plus tard. Sa mort aurait été une libération de ses
souffrances à considérer avec un « ouf ! » de soulagement. Des souffrances passagères
auxquelles bien des humains peuvent comparer les leurs sans pouvoir se
dire que la mort leur permettra de se sentir bien trois jours plus tard.
Mais « affronter la mort, c’est affronter avec toute notre personne le néant total4. »
Pour bien comprendre cela, il faut distinguer avec Martin-Achard la « bonne » et
la « mauvaise » mort (Martin-Achard 1988, 65–71). Dire de quelqu’un qu’il est
mort de sa « belle mort », c’est considérer qu’il est parvenu à un âge avancé et
qu’il s’est endormi paisiblement. Pour l’homme de l’Ancien Testament, la mort
est un fait normal sous trois conditions. La première est que la mort survienne
après une longue et riche vie, comme celle d’Abraham, par exemple (Gn 15.15),
quand « les jours sont accomplis » (2 S 7.12) et que l’homme en est comme « rassasié
» (Jb 42.17). La seconde condition est que l’homme laisse derrière lui une
descendance masculine de sorte que ses liens avec son peuple ne soient pas interrompus
et que sa vie se prolonge dans celle de ses enfants. Ainsi la loi du lévirat
qui demande au frère du défunt d’épouser sa veuve si celui-ci n’a pas laissé
d’héritier, a pour but de « conserver le nom » au sein du groupe social (Dt 25.5–
10). Enfin, la troisième condition d’une belle mort est l’observation minutieuse
des rites funéraires associée au dépôt dans une digne sépulture (Ez 24.16, 17).
4 Pierre Bonnard, commentant le récit de la crucifixion dans son commentaire : L’Evangile selon
saint Matthieu, Commentaire du Nouveau Testament 1, deuxième édition revue, Neuchâtel : Delachaux
et Niestlé, 1970, 407 déclare : « L’esprit que Jésus laisse ou abandonne n’est ni le Saint-
Esprit, ni l’esprit divin résidant en l’homme par opposition au corps matériel … mais l’esprit de vie
au sens vétérotestamentaire … sans lequel l’homme n’est que poussière, mais qui, parallèlement,
n’est jamais revêtu d’une existence personnelle en dehors du corps qu’il anime ; Jésus meurt au sens
d’une destruction totale et définitive de la personne. »
73
A l’inverse, celui qui meurt sans enfants, dont la vie est écourtée et les ossements
dispersés est considéré comme frappé de malédiction (Jr 8.1 ; 2 R 9.10). Le deuil
d’un fils unique est rempli d’amertume (Jr 6.26). Le roi Ezéchias est dans les
larmes lorsqu’il apprend que sa maladie va le conduire à la mort. Il connaîtra la
guérison et exprimera sa joie dans un cantique où il associe sa guérison au pardon
de ses péchés (Ez 38.17), car une vie écourtée est considérée comme une punition
(Is 53.4).
La mort de Jésus n’a rien de la « belle mort ». Elle porte au contraire tous les
signes de la malédiction. Jésus n’a pas de descendance, et non marié il ne peut
bénéficier de la loi du lévirat. Il est jeune (Lc 3.23), abandonné de ses amis (Mt.
26.56, cf. Jb 19.13), condamné par son peuple et par ses représentants (Mt 27.1,
25) et, comble de tout, pendu sur un bois (Ga 3.13). La mort de Jésus a tous les
traits de l’horrible mort du pécheur puni de Dieu, de la mort qui conduit au néant
et pour laquelle il n’y a pas d’espérance. Jésus meurt non de la mort du juste, rassasié
de jours, dans l’honneur et entouré des siens, mais de la honte de la mort des
exclus.
Si l’on ne perçoit pas le caractère radical et absolu de la mort de Jésus, on ne peut
comprendre qu’il ait assumé la mort des pécheurs. Or c’est d’une telle mort que
Jésus est relevé. La mort de Jésus n’est pas une parenthèse de trois jours. Ce qu’il
a vécu c’est l’absolu de la rupture d’avec son Père, cette coupure qu’ont ressenti
tous les chantres de l’Ancien Testament dans leurs complaintes. Il n’a pas connu
une mort apparente de son corps pendant que son âme s’en serait allée vers son
Père (Jn 20.17) ou aux enfers, mais la mort dans son absolu, telle que l’Ancien
Testament la dépeint.
Le prophète Esaïe, au chapitre 53 de son livre, développe ce thème. Celui qu’il
décrit est jeune, c’est « un rejeton qui sort » (v. 2), il est « méprisé et abandonné
des hommes » (v. 3), « considéré comme frappé de Dieu et humilié » (v. 4), « enlevé
par l’angoisse et le châtiment » et « retranché de la terre des vivants » (v. .
Il n’a pas connu les honneurs du deuil car « on a mis son sépulcre parmi les méchants
» (v. 9, 12). Dieu ne l’a pas secouru pour prolonger sa vie, mais « il l’a
brisé par la souffrance » (v. 10). En quelques lignes sont développés tous les traits
de celui qui est fauché dans sa jeunesse et condamné par ses concitoyens comme
pécheur. C’est ainsi qu’au temps de Jésus encore, on considérait ceux à qui un
malheur était survenu (Lc 13.1-4).
Mais paradoxalement, il s’agit en fait d’un Juste qui a accumulé sur lui ce que
nous aurions dû subir. Il a porté nos souffrances (Is 53.4). S’il a été brisé dans sa
jeunesse c’est en raison de nos iniquités (v. 5). Victime innocente (v. 10) il a
transformé sa mort en offrande. Ainsi sa mort indigne va bénéficier des traits
d’une belle mort. « Tu as fait de lui un sacrifice de réparation, il verra une descendance,
il prolongera ses jours, et la volonté du Seigneur se réalisera par lui »
(v. 10), « il sera rassasié par sa connaissance » (v. 11) et il aura « une part avec la
multitude ; il partagera le butin avec les puissants » (v. 12).
74
Comme par un jeu de miroir, Dieu nous renvoie à nos propres turpitudes. Tout ce
dont nous accablons celui dont la souffrance et la mort est pour nous signe de
sanction et de malédiction, nous revient de fait (Lc 13.5). Si nous ne nous convertissons
pas, nous serons les arroseurs arrosés.
A l’inverse, en reconnaissant que ce que Jésus a subi est ce qui nous revient, que
ce qu’il n’a pas mérité c’est ce que nous méritons, alors sa mort devient pour
nous, en raison de la miséricorde de Dieu, substitutive, signe de la grâce que Dieu
nous offre. Nous sommes ainsi « guéris par ses meurtrissures », apaisés par son
châtiment, de toute tentative d’établir notre propre justice. Car si l’on a fait cela
au bois vert, qu’en est-il du bois sec ? (Lc 23.31). Seule une justice imputée peut
nous donner l’assurance d’échapper au néant de la mort. Alors :
De même qu’une multitude est atterrée à cause de toi, – tant son aspect, défiguré,
n’était plus celui d’un homme, son apparence n’était plus celle des êtres
humains – de même il purifiera par l’aspersion une multitude de nations. Devant
lui des rois fermeront la bouche ; car ils verront ce qui ne leur avait pas
été raconté, ils comprendront ce qu’ils n’avaient pas entendu (Is 52.14, 15).
Jésus a assumé la mort du pécheur. Dieu veut ainsi nous délivrer de la mort qui
nous bouleverse, qui nous révolte, que nous ne comprenons pas. C’est celle que
Jésus a subie et dont il a fait éclater les chaînes par sa résurrection.
Car Jésus est bien mort dans l’absolu de la mort, il est entré dans le néant qui est
rupture d’avec Dieu. C’est pourquoi, il est l’objet, par sa résurrection, d’une nouvelle
création (Mehl 1951, 60). Comme dira saint Paul, il est le nouvel Adam que
Dieu crée comme il a créé le premier (1 Co 15.45). Il est le premier-né d’une nouvelle
création (Rm. 8.29). Sa condition première est transformée, renouvelée, au
point que si l’homme nouveau est bien celui qui a parcouru les sentiers de Palestine,
il est maintenant incorruptible, il a vaincu la mort et possède des vertus nouvelles.
6. Le décès et la mort
Daniel Marguerat fait une distinction entre, d’une part, le trépas, qui désigne la fin
de l’existence physique et, d’autre part, la mort, salaire du péché, qui est rupture
d’avec Dieu (1990, 43–46). La seconde est plus redoutable que la première. En
effet, le trépas est la fin normale de la vie. Il atteint tous les humains, les bêtes et
les plantes. Il est la marque de notre finitude, de notre fragilité. La mort que nous
appelons improprement la mort spirituelle nous coupe de toute espérance. On peut
être un mort vivant, un cadavre qui déambule. Selon la première épître à Timothée,
la veuve qui vit dans les plaisirs « est morte quoique vivante » (5.6).
C’est ce qu’était le fils prodigue qui, loin de son père, s’enfonçait dans le plaisir et
le malheur. Lorsqu’il revient, son père peut s’exclamer avec raison : « mon fils
que voici était mort, et il a repris vie ; il était perdu, et il a été retrouvé ! » (Lc
75
15.24). La seule façon d’être vivant est d’aimer et de se savoir aimé. « Nous, nous
savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les
frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » dit saint Jean (1 Jn 3.14).
Comme dira Karl Barth, « La liberté la plus haute de Dieu est en Jésus-Christ la
liberté d’aimer » (1956, 25). Et il ajoute :
Dieu n’a pas besoin de l’homme. Il peut se suffire à lui-même. Il est amour. Il
n’est nullement de son devoir de se montrer favorable à l’homme – on pourrait
dire qu’il aurait dû plutôt se montrer contraire à lui. Mais là est le mystère,
dans lequel il nous rejoint en Jésus-Christ : dans sa liberté, il ne veut effectivement
pas être sans l’homme mais avec lui, et dans la même liberté, non pas
contre lui mais pour lui, sans mérite de sa part ; il veut être le partenaire de cet
homme, le Dieu de sa toute-puissante miséricorde et son Sauveur (Barth 1956,
28, 29).
La bonne nouvelle, c’est que Dieu est amour, et qu’il l’a révélé dans son Fils Jésus-
Christ. Elle s’adresse à tous ceux que le mensonge, l’adultère, le vol,
l’idolâtrie, la convoitise et choses semblables ont engloutis dans les profondeurs
de la mort, d’une vie sans horizon. Elle a pour but de nous révéler notre véritable
condition. Loin de Dieu source de toute vie, nous entrons en décomposition. Seul
le miracle de l’amour de Dieu peut nous redonner la vie, lui donner un sens et
l’inscrire dans l’éternité. Car la vie éternelle, c’est de connaître Dieu et celui qu’il
a envoyé, Jésus-Christ (Jn 17.3). Face à la mort de son ami Lazare, Jésus a pu
s’exclamer : « C’est moi qui suis la résurrection et la vie. Celui qui met sa foi en
moi, même s’il meurt, vivra » (Jn 11.25). La résurrection de Jésus est la preuve
même que cette parole est vraie. Elle permet une ferme espérance dès à présent.
76
Bibliographie
Barth, Karl : Dogmatik im Grundriss im Anschluss an das apostolische Glaubensbekenntnis.
Munich : Kaiser, 1949.
Barth, Karl : L’humanité de Dieu. Cahiers du Renouveau 16. Genève : Labor et
Fides, 1956.
Bonnard, Pierre : L’évangile selon saint Matthieu . Commentaire du Nouveau
Testament 1. Deuxième edition revue. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé,
1970.
Cullmann, Oscar : « Immortalité de L’âme ou Résurrection des Morts ? »
L’actualité Protestante. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1956.
Heinz, Hans : Dogmatik : Glaubenslehren der Heiligen Schrift. Berne : Europäisches
Institut für Fernstudium, 1978.
Lipinsky, Edouard : « Homme. » Dictionnaire encyclopédique de la Bible. Maredsous
: Brepols, 1987.
Marguerat, Daniel : Vivre avec la mort : Le défi du Nouveau Testament. Aubonne
: Editions du Moulin, 1990.
Martin-Achard, Robert : La mort en face selon la Bible hébraïque. Genève : Labor
et Fides, 1988.
Mehl, Roger : Notre vie et notre mort. Paris : Société centrale d’évangélisation,
1953.
Mehl-Koehnlein, Herrade : L’homme selon l’apôtre Paul. Cahiers Théologiques
28. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1951.
Menoud, Philippe : Le Sort des Trépassés. Cahiers théologiques de l’actualité
protestante 9. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1945.
Moltmann, Jürgen : L’homme : Essai d’anthropologie chrétienne. Paris : Cerf,
1974.
Moreau, Jean : « Platon ». Encyclopaedia Universalis. Vol. 13. Paris : Encyclopaedia
Universalis, 1978.
Pidoux, Georges : L’homme dans l’Ancien Testament. Cahiers Théologiques 32.
Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1953.
Platon : La République. Emile Chambry (éd.). Paris : Flamarion, 1969a.
Platon : Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias. Emile Chambry (éd.). Paris :
Flamarion, 1969b.
Saffrey, H.-D. : « Ame. » Encyclopaedia Universalis. Vol 1. Paris : Encyclopaedia
Universalis, 1978.
Tresmontant, Claude. Essai sur la pensée hébraïque. Lectio Divina 12. Paris :
Cerf, 1962.
Wenin, André : « Âme-Coeur-Corps ». Dictionnaire critique de théologie. Paris :
PUF, 2007.
Zurcher, Jean : L’homme, sa nature et sa destinée : Essai sur le problème de
l’union de l’âme et du corps. Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé, 1953.
77
Abstract
The question of life after death is connected with the nature of man. Philosophy
has tried to solve the problem of the union of soul and body without success.
The Bible, however, offers an interesting solution: man is one entity. A
human being is not a composed entity made of several parts, but a living being,
whose existence depends on God, who gave him life. Thus death really is the
end of life, and the grave is a place of silence. The Bible compares death with
sleep because it offers the hope of resurrection. Without the possibility of resurrection,
there is no hope. Jesus’ death was radical and assumes all the signs
of damnation. It was from that kind of death that Jesus saved us from. The
physical death is not a separation from God, but the ultimate death, the one to
be feared most, is spiritual death.
Zusammenfassung
Die Frage nach dem Weiterleben nach dem Tod verweist auf die nach der Natur
des Menschen. Die Philosophie hat vergeblich versucht, das Problem der
Einheit von Seele und Leib zu lösen. Die Bibel jedoch bietet eine originelle
Lösung an: Für sie ist der Mensch eine Einheit. Er ist kein zusammengesetztes
Etwas, sondern ein Lebewesen, dessen Existenz von Gott abhängt, der ihm das
Leben gegeben hat. Deshalb ist der Tod auch wirklich das Ende des Lebens
und das Grab der Ort der Stille. Dennoch vergleicht die Bibel den Tod mit einem
Schlaf, denn sie bietet die Hoffnung der Auferstehung an. Ohne die Möglichkeit
der Auferstehung gibt es keine Hoffnung. Der Tod Jesu war radikal
und trägt alle Kennzeichen der Verdammnis. Daher konnte uns Jesus von dieser
Art des Todes retten. Der leibliche Tod indessen beinhaltet keine Trennung
von Gott. Am meisten zu fürchten ist daher der geistliche Tod.
Richard Lehmann, Ph.D., est professeur honoraire de Nouveau Testament à la
Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève. Il a aussi été le directeur
général du Campus adventiste du Salève. E-mail: richard.lehmann@neuf.fr
Je viens de tomber sur un très bel article qui vient compléter le livre de Philippe Menoud dont je vous avais parlé.
Il s'agit d'un article tiré d'une revue adventiste, rédigé par Richard Lehmann, professeur honoraire de Nouveau Testament à la Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève. Il a aussi été le directeur général du Campus adventiste du Salève.
http://www.thh-friedensau.de/de/forschung/020_Publikationen/020_SpesChristiana/020_Ausgaben/10_Lehmann_2010.pdf
Le texte complet :
Spes Christiana 21, 2010, 63–77
La nature de l’homme et la résurrection
Richard Lehmann
Résumé
La question de la survie après la mort nous renvoie à celle de la nature de
l’homme. La philosophie a tenté de résoudre le problème de l’union de l’âme
et du corps sans y parvenir. Mais la Bible offre une solution originale. Pour
elle, l’homme est un. Il n’est pas un composé mais un vivant dont l’existence
dépend de Dieu qui lui a donné la vie. C’est pourquoi la mort est vraiment la
fin de la vie et le tombeau le lieu du silence. La Bible, cependant, assimile la
mort à un sommeil, car elle offre l’espérance de la résurrection. Sans résurrection
possible il n’y a pas d’espérance. La mort de Jésus fut radicale et porte
tous les signes de la malédiction. C’est de cette mort-là que Jésus nous a rachetés.
Mais la mort physique n’est pas séparation d’avec Dieu. La plus à craindre
est la mort spirituelle.
Hans Heinz a vu juste, lorsqu’il associe à sa réflexion sur la nature de l’homme
selon la Bible, la citation suivante de Karl Barth : « Que signifie l’espérance chrétienne
pour cette vie ? Une vie après la mort ? Une paisible distanciation à l’égard
de la mort ! Une petite âme qui tel un papillon s’échappe en voltigeant de la
tombe et qui est conservée quelque part pour continuer à vivre éternellement ?
C’est ainsi que les païens se sont imaginé la vie après la mort. Mais ce n’est pas là
l’espérance chrétienne» (Barth 1949, 180, cité par Heinz 1978, 165–166).
En effet, la nature de l’homme et l’espérance chrétienne sont intimement liées. On
ne peut définir l’une sans affecter l’autre. Accepter le dualisme platonicien c’est
remettre en question toute l’espérance chrétienne. C’est aussi remettre en cause
l’authenticité de la mort du Christ. Nous tenterons au travers de cet article d’en
explorer divers aspects.
1. Qu’est-ce que l’homme?
La question décisive, la question qui hante chaque être humain est celle de sa
mort. Qu’en-est-il après la mort ? Est-ce le néant ou puis-je espérer qu’une parcelle
de moi-même subsiste encore ? La mort est-elle un éternel silence ou le début
d’une autre vie, d’une autre forme de vie ? Qu’en est-il avant la résurrection ?
La tendance la plus générale est d’occulter la question, d’apprivoiser la mort, de
la rendre la plus acceptable possible. Il n’est qu’à voir le nombre de réponses
philosophiques ou religieuses apportées pour apaiser l’angoisse de quiconque est
64
confronté au drame qu’elle représente : une âme immortelle, prisonnière de mon
corps, s’échappe enfin à ma mort pour connaître les délices du ciel (ou du purgatoire
!) ; une réincarnation me permet de renaître à une vie nouvelle en attendant
le Nirvana ; un paradis aux mille délices m’est réservé si je connais le martyr ;
l’absurdité d’un néant absolu devrait assurer au mourant une paix éternelle. Ainsi
les sociétés tentent le plus souvent d’adoucir ce « passage » difficile (accompagnement,
fleurs, évocations, rassemblements, chants ou musique). La pensée populaire,
elle, maintient le mort vivant : « Il est là-haut, il nous voit, il nous surveille,
il nous protège ! » quand elle ne nous encourage pas, paradoxalement, à
accepter la fatalité : « Que voulez-vous, c’est la vie ! »
Pour répondre à la question de la survie après la mort, toutes les religions et toutes
les philosophies se sont efforcées de définir l’humain dans sa nature profonde.
Qu’est-ce que l’homme ? C’est bien là un préalable nécessaire à la compréhension
de la mort.
Pendant des millénaires, et sur tous les continents, l’homme a été considéré
comme un sous-produit de la société. A celle-ci revenait de décider ce qui est
premier, ce qui est bien, moral et acceptable. Simple fourmi au coeur d’une fourmilière,
attaché à des actes répétitifs, prédéterminés et fonctionnels, l’individu
avait pour seule raison d’exister, la préservation de la société, dont les règles déterminaient
l’équilibre cosmique. Le maintien d’un statu quo social, économique
et politique était la condition d’une société stable et épanouie.
Comme le relève le récit biblique de la tour de Babel, soumis à un langage
unique, l’homme était enchaîné à un seul objectif commun portant la vanité du
corps social. Tous devaient tenir le même discours et s’attacher à l’élévation orgueilleuse
d’une société appelée Babel. C’était le règne de la pensée unique. Aujourd’hui
encore, la société tend à conditionner l’individu pour créer en lui des
dépendances qui contribuent à l’économie globale. Il suffit de voir comment la
remise en cause du besoin immédiat d’un véhicule neuf a transformé une crise
financière en débâcle économique.
Mais l’homme ne serait-il pas plus que cela ? Jürgen Moltmann (1974, 14–26)
propose de répondre à cette question par une démarche comparative : au regard de
l’animal, l’homme apparaît comme déficient, moins adapté à son milieu, privé de
cadre vital. En revanche, il est par là-même plus libre, capable de disposer de son
devenir. Si l’animal est conditionné dans son devenir, la personne humaine a la
capacité de forger sa personnalité. Elle peut accéder à la liberté.
Par comparaison aux autres créatures, l’humain apparaît comme créateur de civilisation.
Il se définit au travers d’une culture, d’un mode de vie. La confrontation
aux autres cultures lui permet de se détacher de la sienne propre et de s’enrichir
de celle des autres. (La xénophobie et le racisme sont un appauvrissement en ce
qu’ils enferment l’individu dans la société où il est né.)
Par comparaison à Dieu, l’homme se reconnait dans sa finitude et sa fragilité. Il
perçoit l’obscurité qui l’entoure et le pénètre. Il ne peut échapper au néant que
dans la lumière de Dieu. Car l’homme dans sa vérité n’est reconnaissable que
65
dans celui dont il est dit : « Voici l’homme ! » Le « chemin, la vérité et la vie » de
l’homme ne se trouve que dans le Crucifié. « Le Crucifié est le ‘miroir’, disait
Calvin, dans lequel nous connaissons Dieu et nous nous connaissons nousmêmes
» (Moltmann 1974, 29).
Jésus remet en question toutes les valeurs du bien et du beau sur lesquelles la
société s’est construite. Le plus petit devient le plus grand (Mt 18.4), le plus faible
est considéré comme le plus fort (2 Co 12.10), le service plus enviable que le
règne (Mt 20.26). Dans un siècle où la gloire de l’homme se reconnaît à sa force
physique, à ses talents ou à la grandeur de sa connaissance, l’apôtre du Christ ose
proclamer comme une provocation que « la connaissance gonfle d’orgueil, mais
l’amour construit » (1 Co 8.1).
L’homme n’existe donc pas « en soi ». Il est un être de relation et ne se définit
que dans ses rapports avec l’autre. Si le récit biblique de la création considère que
la femme est une « aide » de l’homme, ce n’est pas pour en faire sa servante (le
terme hébreu veut dire bouclier, protection, secours), mais pour signifier que
l’homme ne peut se construire seul. Il a besoin d’un vis-à-vis qui le protège de
l’égoïsme et de l’égocentrisme, qui lui permette de sortir de lui-même pour se
définir par rapport aux autres. La liberté de l’homme se déploie dans le dépassement
de soi.
Ainsi l’humain vit en tension permanente entre ce qu’il est, avec ses limites, et ce
qu’il voudrait être.
2. Un dualisme
Ce déchirement intérieur entre le ressenti d’une finitude et l’aspiration à ce qui est
vrai, beau et juste, a conduit nombre de civilisations, et en particulier la civilisation
grecque, à distinguer entre le corps, expression de nos limites, et l’âme
source de nos aspirations. Ce dualisme antique trouvait son origine, d’une part,
dans la structure sociale qui distinguait entre le corps (esclaves, ouvriers, soldats
et marchands) chargé des tâches subalternes, et l’âme (philosophes et magistrats)
dont la fonction était d’exprimer l’idéal social (Platon 1969a, 16, 214).
D’autre part, les cultes à mystère (tel l’orphisme) dans lesquels l’état de transe ou
l’extase jouait un rôle important, donnaient aux croyants le sentiment d’échapper
à leurs corps pour connaître un sentiment de bien-être et de joie qui correspondait
à l’état profond de leur âme. En effet, la civilisation hellénistique a eu contact, au
début du VIe siècle avant Jésus-Christ, avec le chamanisme oriental. Cette tradition
enseignait qu’il y a en l’homme une âme d’origine divine et démontrait par
des techniques appropriées, telle que la transe, que l’âme pouvait quitter le corps.
« Les activités de cette âme et celles du corps sont directement inverses, corps et
âme sont mis en opposition radicale. D’où une psychologie nouvelle dans laquelle
le corps est l’ennemi de l’âme : c’est déjà le début du dualisme » déclare H.-D.
Saffrey (1978, 841).
66
Le philosophe Platon fera de cet ensemble une synthèse explicative au substrat
psychologique, en distinguant le corps matériel et l’âme spirituelle. Seule l’âme
possède une parenté divine car elle est dépositaire au fond d’elle-même de la notion
de Bien, de Juste et de Beau. Cette parenté fait qu’elle est immortelle car sa
richesse lui vient de réminiscences d’une vie antérieure (Moreau 1978, 162–163).
Le corps appartient à ce monde limité et l’âme doit s’en détacher. Il n’est qu’un
char chargé de porter l’âme (Platon 1969b, 447 [Le Timée, 70a])1.
Pour Platon, la mort « s’accompagne plutôt de joie que de douleur », car dit-il, (et
en cela il est cohérent avec sa philosophie dualiste), l’âme « délivrée conformément
à la nature, s’envole joyeusement » (ibid., 458). Platon croyait dans la réincarnation.
Celui qui s’était bien conduit connaissait les félicités éternelles du firmament,
celui qui s’était mal conduit recevait une seconde chance en se réincarnant
en femme, puis en animal de plus en plus dégradé et devait remonter toute la
chaîne pour parvenir au salut (ibid., 421 [Le Timée, 41d]).
Mais la pensée de Platon pose un problème insoluble : comment une âme immatérielle
peut-elle demeurer enfermée dans un corps matériel ? Si l’âme est immatérielle,
elle ne peut se condenser dans les limites d’un corps. Autant vouloir enfermer
une idée dans une bouteille. Pendant des siècles, les philosophes se sont
acharnés à résoudre ce problème sans y parvenir. Les plus matérialistes ont fait de
« l’âme » une production du corps, comme la sueur ou les hormones. Ce faisant,
ils en ont fait un élément matériel, car le matériel ne peut produire du spirituel. A
partir du présupposé que le corps est matériel et l’âme spirituelle, immatérielle, le
problème est resté insoluble.
Les découvertes de la science n’ont fait que compliquer le problème. En effet, il
est universellement admis que la mémoire est une donnée essentielle de notre
identité et de notre être. Sans mémoire, sans souvenir, nous ne sommes rien ni
personne. Celui qui est atteint de la maladie d’Alzheimer perd totalement la notion
de son identité. Or la science a démontré que la mémoire relève de certaines
zones de notre cerveau. Si donc la mémoire est rattachée à mon corps, comment
mon âme pourrait-elle avoir une identité sans lui ? Mon âme garderait-elle un
souvenir que mon corps dilue au fur et à mesure de sa décrépitude ? Et si elle le
préserve, pourquoi ma pensée, qui est d’ordre spirituel, ne peut-elle pas préserver
la mémoire ? Ma pensée serait-elle d’ordre physique et non d’ordre spirituel ? On
le voit, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, le problème de l’union d’un
corps matériel et d’une âme immatérielle est insoluble. « Le problème de l’union
de l’âme et du corps est assurément l’un des problèmes sur lesquels la philosophie
a le plus longuement réfléchi. Et c’est aussi l’un de ceux où elle s’est embarrassée
dans les plus grandes difficultés » écrit Charles Werner (Préface à Zurcher 1953,
1 Platon distingue en fait une âme immortelle siège de la pensée, et une âme mortelle, siège des
passions.
67
3). Et il ajoute : « On doit constater que la philosophie moderne, malgré tous ses
efforts, n’a jamais réussi à rétablir l’unité de la nature humaine. » (Ibid.)
3. La mort et le néant
Les chrétiens, ne croyant pas à la réincarnation, ont répondu à la question de la
survivance de l’âme par des lieux d’attente jusqu’à la résurrection finale, lieu
qu’ils appellent ciel, enfer et purgatoire. Rien de cela dans la Bible. Le « séjour
des morts » est le même pour tous. « Là les méchants cessent leur agitation, là se
reposent ceux qui sont fatigués et sans force ; les prisonniers sont tous dans la
tranquillité, ils n’entendent plus la voix de l’oppresseur ; le petit et le grand sont
là, l’esclave est affranchi de son maître » (Jb 3.17-19). La mort est le « lieu de
rendez-vous de tous les vivants » (Jb 30.23). « Un fait doit être souligné le Shéol
de la Bible hébraïque n’est pas l’Enfer chrétien du Moyen Age où les damnés sont
suppliciés. Il n’est ni un lieu de souffrance, ni de châtiment. La justice n’y est pas
rendue » (Martin-Achard 1988, 74).
Voyons ce qu’en disent d’autres biblistes de renom. Le théologien Oscar Cullmann
affirme :
Posez à un chrétien, protestant ou catholique, intellectuel ou non, la question
suivante : qu’enseigne le Nouveau Testament sur le sort individuel de l’homme
après la mort, à très peu d’exceptions près vous aurez toujours la même réponse
: l’immortalité de l’âme. Et pourtant cette opinion, quelque répandue
qu’elle soit, est un des plus graves malentendus concernant le christianisme
(1956, 17).
Pour Philippe Menoud, il n’y a aucun doute :
Le témoignage de l’Ecriture sainte est clair, précis, formel. Selon le Nouveau
Testament, ceux qui se sont endormis dans la paix du Christ attendent dans sa
communion qu’il les ressuscite au jour glorieux de son avènement (1945, 7).
Pour Edouard Lipinsky, selon l’Ancien Testament, « L’homme vivant n’était
donc pas conçu comme un composé de corps et d’âme, mais comme un être de
chair et de sang. Il mourait, quand Dieu lui retirait le souffle, quand son souffle
mourait, notamment suite à l’écoulement du sang dans lequel résidait le principe
de vie » (1987, 593). « Nous avons vu – dit Georges Pidoux – que la conception
biblique de l’homme se caractérisait par son indivisible unité. L’homme étant
conçu comme un tout, l’âme, la chair, l’esprit étant des manifestations d’une seule
et même réalité » (1953, 73). Et pour Herrade Mehl-Koenlein, le Nouveau Testament
s’inscrit dans la ligne de l’Ancien :
Les notions anthropologiques employées par l’apôtre Paul renvoient toujours à
une totalité indivisible. La réalité humaine ne se réduit pas à une certaine nature
dont on pourrait distinguer les parties … L’âme et le corps ne sont pas des
68
éléments constitutifs et séparables d’un même « je ». Le corps, l’intelligence,
la chair, l’âme désignent non pas des parties de l’homme, mais chaque fois
l’homme tout entier dans une certaine manifestation de lui-même (1951, 26).
Enfin, Claude Tresmontant, un théologien catholique, dont l’ouvrage bénéficie de
l’imprimatur, ne dit pas autre chose : « Ignorant la dichotomie âme-corps,
l’hébreu appelle cette réalité tangible, sensible, expressive et vivante qu’est
l’homme une âme. Je ne perçois pas un « corps » lequel contiendrait
une « âme » ; je perçois immédiatement une âme vivante avec toute la richesse de
son intelligibilité » (1962, 97). Il en est de même pour le Nouveau Testament
(Lipinsky 1987, 593).
Ainsi, « La mort peut être considérée comme une dissolution ; les divers éléments
qui composent l’être humain sont, dès qu’ils ne sont plus tenus ensemble par le
principe de vie, ‘comme l’eau qui s’écoule et qu’on ne peut rassembler’ (2 S
14.14). L’homme réduit à la poussière n’est plus rien ; il n’existe plus, et il ne faut
pas s’étonner que plusieurs textes parlent de la mort comme de la non-existence »
(Jacob 1968, 242).
En effet, pour la Bible, aussi brutal que cela puisse paraître, « le monde des défunts
est celui de la poussière » (Martin-Achard 1988, 22). Le psalmiste s’écrie :
« Ma force se dessèche comme l’argile, et ma langue s’attache à mon palais ; tu
me réduis à la poussière de la mort » (Ps 22.16). Il se compare à un égaré dans le
désert qui, sans eau, voit déjà son cadavre se dissoudre dans les sables. A
l’inverse, le prophète Esaïe voit la poussière des morts reprendre vie sous l’effet
de la rosée vivifiante de Dieu : « Que tes morts revivent ! Que mes cadavres se
relèvent ! Réveillez-vous et poussez des cris de joie, vous qui demeurez dans la
poussière ! Car ta rosée est une rosée de lumière, et la terre redonnera le jour aux
ombres » (Is 26.19). Dieu l’avait bien dit à Adam : « Tu es poussière, et tu retourneras
à la poussière » (Gn 3.19). Mais il ne faut pas se méprendre. La Bible ne
parle pas là du corps de l’homme. Chacun pourrait y convenir, car il est admis par
tous qu’un corps sans vie se décompose. Ce dont il est question dans la Bible,
c’est de l’homme dans sa plénitude2, celui que nous percevons dans toutes les
dimensions de son être. Ce qui disparaît dans la poussière, c’est le corps, certes,
mais aussi l’intelligence, les affections, les souvenirs, les liens avec le monde et
avec Dieu. Il ne reste rien, sinon le souvenir que les humains et Dieu peuvent en
garder.
La vie, dit encore Martin-Achard, « ne se divise pas en une ‘vie de l’âme’ qui
aurait sa destinée particulière, et en un corps qui suivrait ses lois propres. Elle est
une » (1988, 594). Tous les théologiens sont d’accord (pour une fois), pour reconnaître
que la croyance selon laquelle l’homme serait formé d’un corps mortel
et d’une âme immortelle n’est pas biblique, mais qu’elle relève de la philosophie
2 Nous évitons d’employer les termes de « totalité » ou d’ « entièreté » car ils laissent croire que
l’homme est un composé. Nous allons voir que tel n’est pas le cas.
69
platonicienne qui s’est infiltrée dans la pensée chrétienne dès les premiers siècles
et que Saint Augustin a systématisée (Wenin 2007, 32–38). Très tôt elle a aussi
influencé le judaïsme de la diaspora et à travers elle le christianisme.
4. Le lieu du silence
Pour la Bible, le monde des morts est un monde de silence et de ténèbres. Job
l’appelle « pays des ténèbres et de l’ombre de mort, pays de ténèbres profondes,
d’obscurité totale, ombre de mort, où ne règne aucun ordre, où la lumière est
comme l’obscurité ! » (Jb 10.21, 22). Et encore : « L’homme meurt et il perd sa
force ; l’être humain expire ; où est-il ? Les eaux de la mer se retirent, les fleuves
tarissent et se dessèchent ; ainsi l’homme se couche et il ne se relève pas ; tant
qu’il y a un ciel il ne se réveillera pas, il ne sortira pas de son sommeil » (Jb
14.10–12).
Ainsi le décrit aussi l’Ecclésiaste :
Pour tous ceux qui vivent il y a de l’espérance ; et même un chien vivant vaut
mieux qu’un lion mort. Les vivants, en effet, savent qu’ils mourront ; mais les
morts ne savent rien, et il n’y a pour eux plus de salaire, puisque leur mémoire
est oubliée. Et leur amour, et leur haine, et leur envie, ont déjà péri ; et ils
n’auront plus jamais aucune part à tout ce qui se fait sous le soleil (Ec 9.4–6).
Et Esaïe en tire les conséquences : « Ce n’est pas le séjour des morts qui te loue,
ce n’est pas la mort qui te célèbre ; ceux qui sont descendus dans la fosse
n’espèrent plus en ta fidélité » (Is 38.18 ; voir aussi Ps 115.17 ; 94.17 ; 31.18).
La mort est comparable à un sommeil. Lorsque Jésus a été confronté à la maladie
de son ami Lazare, l’évangéliste Jean nous rapporte qu’au grand étonnement de
ses disciples, il ne s’est pas précipité pour le guérir. Puis, deux jours plus tard, il
décide de se rendre en Judée et en donne la raison à ses disciples : « Lazare, notre
ami, dort ; mais je vais le réveiller. Les disciples lui dirent : Seigneur, s’il dort, il
sera guéri. Jésus avait parlé de sa mort, mais ils crurent qu’il parlait de
l’assoupissement du sommeil. Alors Jésus leur dit ouvertement : Lazare est mort »
(Jn 11.11–14).
Pour les auteurs inspirés de la Bible, la mort est une réalité et non l’accès à une
autre vie. Dieu « seul possède l’immortalité » affirme Paul avec force dans une
confession de sa foi (1 Tm 6.16). Cette compréhension de la mort est conforme à
l’idée que les hébreux se faisaient de l’homme. Le récit de la Genèse peut être pris
comme référence : « Le Seigneur Dieu façonna l’homme de la poussière de la
terre ; il insuffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être
vivant » (Gn 2.7). L’homme n’est pas un composé d’un élément matériel, le
corps, et d’un élément spirituel, l’âme. Il est formé de matière à laquelle Dieu a
donné vie. Il en est de même des animaux et des plantes. Le texte dit littéralement
que « l’homme devint une âme vivante ». Et lorsque survient la mort, la vie, le
70
souffle, ce mystère qui n’appartient qu’à Dieu, retourne à lui. Le corps se désagrège
et cette fonction qui permet les échanges entre les cellules du corps et que
l’on appelle la vie, cesse d’opérer. Il n’y a rien de plus. « La poussière retourne à
la terre, selon ce qu’elle était, et le souffle retourne à Dieu qui l’a donné » (Ec
12.9).
Les paroles de Jésus sur la croix sont en pleine harmonie avec les données de
l’Ecriture. Il ne dit pas : « Père, je remets mon âme entre tes mains » mais « je
remets mon esprit », ce qui en grec comme en araméen correspond au souffle3.
Etre « auprès de Dieu » ou « auprès du Christ » veut signifier que Dieu prend soin
du trépassé en attendant de le ressusciter. « En attendant », c’est pour nous, pas
pour le mort qui s’est endormi dans la confiance. Seul le vivant connaît le déroulement
du temps.
5. Une nécessaire résurrection
Choisir la pensée de Platon plutôt que la pensée biblique n’est pas sans conséquences.
En effet, si l’âme est immortelle et se réincarne ou s’envole au paradis
ou en enfer, la foi en la résurrection des morts n’a aucun sens, celle de Jésus non
plus, et l’espérance chrétienne n’est qu’une utopie. Le jugement dernier ne serait
qu’une parodie dans la mesure où, dès la mort, le destin de l’âme est fixé. A quoi
bon quitter le ciel pour ressusciter, s’entendre déclaré juste, et retourner au ciel
avec son corps, si on y était bien jusque-là. D’autant que le corps est souvent considéré
comme une limitation, un frein, quand ce n’est pas un instrument du péché.
D’où la nécessité de l’imaginer asexué.
Et comment puis-je souffrir les affres de l’enfer sans la médiation de mon corps ?
Le feu matériel aurait-il la capacité de brûler une âme immatérielle ? Nous imaginons
bien une matière sans forme, mais difficilement une forme sans matière. Or
l’âme, s’il en est, est donnée comme spirituelle, immatérielle. Elle ne peut être
atteinte par un feu quelconque.
Il faut sérieusement se demander pourquoi l’apôtre Paul déclare avec tant de
force que : « S’il n’y a point de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas
ressuscité. Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et
votre foi aussi est vaine » (1 Co 15.13, 14). Pourquoi la résurrection du Christ estelle
si fondamentale pour assurer notre propre résurrection ? La réponse est
simple : parce qu’il n’y a d’autre espérance de survie que dans la résurrection des
3 « L’esprit que Jésus laisse ou abandonne n’est ni le Saint-Esprit, ni l’esprit divin résidant en
l’homme par opposition au corps matériel, ni l’esprit de vérité au sens essénien, mais l’esprit de vie
au sens vétérotestamentaire (même expression Gn 35.18 dans le même sens) … sans lequel
l’homme n’est que poussière, mais qui, parallèlement, n’est jamais revêtu d’une existence personnelle
en dehors du corps qu’il anime ; Jésus meurt au sens d’une destruction totale et définitive de la
personne. » (Bonnard 1970, 407).
71
morts. Sans elle, au contraire, il n’y a rien à espérer. S’adressant aux Corinthiens,
l’apôtre Paul le déclare encore sans ambages :
Si le Christ ne s’est pas réveillé, votre foi est futile, vous êtes encore dans vos
péchés et ceux qui se sont endormis dans le Christ sont perdus. Si c’est pour
cette vie seulement que nous avons mis notre espérance dans le Christ, nous
sommes les plus pitoyables de tous (1 Co 15.16–19).
Pour l’apôtre, la foi n’a de sens que si le Christ est ressuscité. La résurrection de
Jésus permet toutes les espérances. Sans elle, vivre dans la foi en Christ et mourir
en croyant serait un pur fantasme, une philosophie, une vue de l’esprit. Le Christ
vivant atteste au travers de sa propre résurrection qu’il y a une résurrection réservée
à tous les humains, et que la mort n’a pas un caractère définitif. Sans
l’espérance de la résurrection, la vie est absurde, elle n’est qu’un accident de
l’histoire biologique et il appartient à chacun d’en tirer le meilleur profit. Sans la
résurrection des morts, l’éthique n’a pas d’autre fondement que l’intérêt particulier,
intérêt qu’il faut même discerner derrière l’intérêt général. Toutes choses
bonnes dans ce monde ne sont bonnes que dans la mesure où elles enrichissent ma
vie personnelle. L’égoïsme et le bien-être personnel deviennent les critères des
choix de société.
Quelle assurance, quelle paix apporte l’Evangile à tous ceux qui s’interrogent sur
le sort de leurs bien-aimés ! Qu’ils reposent au cimetière (terme d’origine grecque
et qui veut dire : lieu où l’on dort, dortoir), ou qu’ils aient péris dans des conditions
horribles, ils sommeillent, attendant le grand jour de la résurrection. Aux
croyants de Thessalonique qui s’interrogeaient sur le sujet, l’apôtre Paul écrit :
Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l’ignorance au sujet de ceux
qui dorment, afin que vous ne vous affligiez pas comme les autres qui n’ont
point d’espérance. Car, si nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité,
croyons aussi que Dieu ramènera par Jésus et avec lui ceux qui sont morts
(1 Th 4.13, 14).
On ne comprend pas l’importance et la force de la résurrection de Jésus et de
l’espérance de son retour qui traverse tout le Nouveau Testament, si l’on n’a pas
saisi la notion biblique de la mort. Si la mort est vraiment une mort, si après elle il
n’y a rien, alors le retour de Jésus est la seule espérance d’une vie après la mort.
La seconde venue de Jésus conditionne la résurrection des morts.
Dans un style qui lui est propre, Jean rapporte le témoignage de Jésus sur sa capacité
à ressusciter les morts :
En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient, et elle est déjà venue, où les
morts entendront la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui l’auront entendue vivront.
Car, comme le Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d’avoir
la vie en lui-même. Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est Fils de
l’homme. Ne vous étonnez pas de cela ; car l’heure vient où tous ceux qui sont
dans les sépulcres entendront sa voix, et en sortiront. Ceux qui auront fait le
72
bien ressusciteront pour la vie, mais ceux qui auront fait le mal ressusciteront
pour le jugement (Jn 5.25–29).
6. La mort de Jésus
« La doctrine de l’immortalité de l’âme, c’est l’élimination du problème du salut.
La mort est en elle-même le salut » dit Roger Mehl (1953, 57). En effet, si nous
sommes formés d’un corps mortel et d’une âme immortelle, autonome et capable
d’existence hors du corps, la mort permet à l’âme de se libérer des liens du corps
et d’accéder au bonheur éternel.
Sous cet angle, la mort de Jésus ne serait qu’une pure fiction et sa résurrection
inutile. Etait-il nécessaire, en effet, que Jésus ressuscite, si son âme, enfin libérée
de ses limites, pouvait s’évader vers le ciel et s’affairer au salut des croyants ? Sur
la croix, il aurait remis son âme à son Père et n’aurait fait don que de son corps.
Sa mort n’aurait été qu’un don d’organe. Et encore, c’est beaucoup dire, puisqu’il
a récupéré son corps trois jours plus tard. Sa mort aurait été une libération de ses
souffrances à considérer avec un « ouf ! » de soulagement. Des souffrances passagères
auxquelles bien des humains peuvent comparer les leurs sans pouvoir se
dire que la mort leur permettra de se sentir bien trois jours plus tard.
Mais « affronter la mort, c’est affronter avec toute notre personne le néant total4. »
Pour bien comprendre cela, il faut distinguer avec Martin-Achard la « bonne » et
la « mauvaise » mort (Martin-Achard 1988, 65–71). Dire de quelqu’un qu’il est
mort de sa « belle mort », c’est considérer qu’il est parvenu à un âge avancé et
qu’il s’est endormi paisiblement. Pour l’homme de l’Ancien Testament, la mort
est un fait normal sous trois conditions. La première est que la mort survienne
après une longue et riche vie, comme celle d’Abraham, par exemple (Gn 15.15),
quand « les jours sont accomplis » (2 S 7.12) et que l’homme en est comme « rassasié
» (Jb 42.17). La seconde condition est que l’homme laisse derrière lui une
descendance masculine de sorte que ses liens avec son peuple ne soient pas interrompus
et que sa vie se prolonge dans celle de ses enfants. Ainsi la loi du lévirat
qui demande au frère du défunt d’épouser sa veuve si celui-ci n’a pas laissé
d’héritier, a pour but de « conserver le nom » au sein du groupe social (Dt 25.5–
10). Enfin, la troisième condition d’une belle mort est l’observation minutieuse
des rites funéraires associée au dépôt dans une digne sépulture (Ez 24.16, 17).
4 Pierre Bonnard, commentant le récit de la crucifixion dans son commentaire : L’Evangile selon
saint Matthieu, Commentaire du Nouveau Testament 1, deuxième édition revue, Neuchâtel : Delachaux
et Niestlé, 1970, 407 déclare : « L’esprit que Jésus laisse ou abandonne n’est ni le Saint-
Esprit, ni l’esprit divin résidant en l’homme par opposition au corps matériel … mais l’esprit de vie
au sens vétérotestamentaire … sans lequel l’homme n’est que poussière, mais qui, parallèlement,
n’est jamais revêtu d’une existence personnelle en dehors du corps qu’il anime ; Jésus meurt au sens
d’une destruction totale et définitive de la personne. »
73
A l’inverse, celui qui meurt sans enfants, dont la vie est écourtée et les ossements
dispersés est considéré comme frappé de malédiction (Jr 8.1 ; 2 R 9.10). Le deuil
d’un fils unique est rempli d’amertume (Jr 6.26). Le roi Ezéchias est dans les
larmes lorsqu’il apprend que sa maladie va le conduire à la mort. Il connaîtra la
guérison et exprimera sa joie dans un cantique où il associe sa guérison au pardon
de ses péchés (Ez 38.17), car une vie écourtée est considérée comme une punition
(Is 53.4).
La mort de Jésus n’a rien de la « belle mort ». Elle porte au contraire tous les
signes de la malédiction. Jésus n’a pas de descendance, et non marié il ne peut
bénéficier de la loi du lévirat. Il est jeune (Lc 3.23), abandonné de ses amis (Mt.
26.56, cf. Jb 19.13), condamné par son peuple et par ses représentants (Mt 27.1,
25) et, comble de tout, pendu sur un bois (Ga 3.13). La mort de Jésus a tous les
traits de l’horrible mort du pécheur puni de Dieu, de la mort qui conduit au néant
et pour laquelle il n’y a pas d’espérance. Jésus meurt non de la mort du juste, rassasié
de jours, dans l’honneur et entouré des siens, mais de la honte de la mort des
exclus.
Si l’on ne perçoit pas le caractère radical et absolu de la mort de Jésus, on ne peut
comprendre qu’il ait assumé la mort des pécheurs. Or c’est d’une telle mort que
Jésus est relevé. La mort de Jésus n’est pas une parenthèse de trois jours. Ce qu’il
a vécu c’est l’absolu de la rupture d’avec son Père, cette coupure qu’ont ressenti
tous les chantres de l’Ancien Testament dans leurs complaintes. Il n’a pas connu
une mort apparente de son corps pendant que son âme s’en serait allée vers son
Père (Jn 20.17) ou aux enfers, mais la mort dans son absolu, telle que l’Ancien
Testament la dépeint.
Le prophète Esaïe, au chapitre 53 de son livre, développe ce thème. Celui qu’il
décrit est jeune, c’est « un rejeton qui sort » (v. 2), il est « méprisé et abandonné
des hommes » (v. 3), « considéré comme frappé de Dieu et humilié » (v. 4), « enlevé
par l’angoisse et le châtiment » et « retranché de la terre des vivants » (v. .
Il n’a pas connu les honneurs du deuil car « on a mis son sépulcre parmi les méchants
» (v. 9, 12). Dieu ne l’a pas secouru pour prolonger sa vie, mais « il l’a
brisé par la souffrance » (v. 10). En quelques lignes sont développés tous les traits
de celui qui est fauché dans sa jeunesse et condamné par ses concitoyens comme
pécheur. C’est ainsi qu’au temps de Jésus encore, on considérait ceux à qui un
malheur était survenu (Lc 13.1-4).
Mais paradoxalement, il s’agit en fait d’un Juste qui a accumulé sur lui ce que
nous aurions dû subir. Il a porté nos souffrances (Is 53.4). S’il a été brisé dans sa
jeunesse c’est en raison de nos iniquités (v. 5). Victime innocente (v. 10) il a
transformé sa mort en offrande. Ainsi sa mort indigne va bénéficier des traits
d’une belle mort. « Tu as fait de lui un sacrifice de réparation, il verra une descendance,
il prolongera ses jours, et la volonté du Seigneur se réalisera par lui »
(v. 10), « il sera rassasié par sa connaissance » (v. 11) et il aura « une part avec la
multitude ; il partagera le butin avec les puissants » (v. 12).
74
Comme par un jeu de miroir, Dieu nous renvoie à nos propres turpitudes. Tout ce
dont nous accablons celui dont la souffrance et la mort est pour nous signe de
sanction et de malédiction, nous revient de fait (Lc 13.5). Si nous ne nous convertissons
pas, nous serons les arroseurs arrosés.
A l’inverse, en reconnaissant que ce que Jésus a subi est ce qui nous revient, que
ce qu’il n’a pas mérité c’est ce que nous méritons, alors sa mort devient pour
nous, en raison de la miséricorde de Dieu, substitutive, signe de la grâce que Dieu
nous offre. Nous sommes ainsi « guéris par ses meurtrissures », apaisés par son
châtiment, de toute tentative d’établir notre propre justice. Car si l’on a fait cela
au bois vert, qu’en est-il du bois sec ? (Lc 23.31). Seule une justice imputée peut
nous donner l’assurance d’échapper au néant de la mort. Alors :
De même qu’une multitude est atterrée à cause de toi, – tant son aspect, défiguré,
n’était plus celui d’un homme, son apparence n’était plus celle des êtres
humains – de même il purifiera par l’aspersion une multitude de nations. Devant
lui des rois fermeront la bouche ; car ils verront ce qui ne leur avait pas
été raconté, ils comprendront ce qu’ils n’avaient pas entendu (Is 52.14, 15).
Jésus a assumé la mort du pécheur. Dieu veut ainsi nous délivrer de la mort qui
nous bouleverse, qui nous révolte, que nous ne comprenons pas. C’est celle que
Jésus a subie et dont il a fait éclater les chaînes par sa résurrection.
Car Jésus est bien mort dans l’absolu de la mort, il est entré dans le néant qui est
rupture d’avec Dieu. C’est pourquoi, il est l’objet, par sa résurrection, d’une nouvelle
création (Mehl 1951, 60). Comme dira saint Paul, il est le nouvel Adam que
Dieu crée comme il a créé le premier (1 Co 15.45). Il est le premier-né d’une nouvelle
création (Rm. 8.29). Sa condition première est transformée, renouvelée, au
point que si l’homme nouveau est bien celui qui a parcouru les sentiers de Palestine,
il est maintenant incorruptible, il a vaincu la mort et possède des vertus nouvelles.
6. Le décès et la mort
Daniel Marguerat fait une distinction entre, d’une part, le trépas, qui désigne la fin
de l’existence physique et, d’autre part, la mort, salaire du péché, qui est rupture
d’avec Dieu (1990, 43–46). La seconde est plus redoutable que la première. En
effet, le trépas est la fin normale de la vie. Il atteint tous les humains, les bêtes et
les plantes. Il est la marque de notre finitude, de notre fragilité. La mort que nous
appelons improprement la mort spirituelle nous coupe de toute espérance. On peut
être un mort vivant, un cadavre qui déambule. Selon la première épître à Timothée,
la veuve qui vit dans les plaisirs « est morte quoique vivante » (5.6).
C’est ce qu’était le fils prodigue qui, loin de son père, s’enfonçait dans le plaisir et
le malheur. Lorsqu’il revient, son père peut s’exclamer avec raison : « mon fils
que voici était mort, et il a repris vie ; il était perdu, et il a été retrouvé ! » (Lc
75
15.24). La seule façon d’être vivant est d’aimer et de se savoir aimé. « Nous, nous
savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les
frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » dit saint Jean (1 Jn 3.14).
Comme dira Karl Barth, « La liberté la plus haute de Dieu est en Jésus-Christ la
liberté d’aimer » (1956, 25). Et il ajoute :
Dieu n’a pas besoin de l’homme. Il peut se suffire à lui-même. Il est amour. Il
n’est nullement de son devoir de se montrer favorable à l’homme – on pourrait
dire qu’il aurait dû plutôt se montrer contraire à lui. Mais là est le mystère,
dans lequel il nous rejoint en Jésus-Christ : dans sa liberté, il ne veut effectivement
pas être sans l’homme mais avec lui, et dans la même liberté, non pas
contre lui mais pour lui, sans mérite de sa part ; il veut être le partenaire de cet
homme, le Dieu de sa toute-puissante miséricorde et son Sauveur (Barth 1956,
28, 29).
La bonne nouvelle, c’est que Dieu est amour, et qu’il l’a révélé dans son Fils Jésus-
Christ. Elle s’adresse à tous ceux que le mensonge, l’adultère, le vol,
l’idolâtrie, la convoitise et choses semblables ont engloutis dans les profondeurs
de la mort, d’une vie sans horizon. Elle a pour but de nous révéler notre véritable
condition. Loin de Dieu source de toute vie, nous entrons en décomposition. Seul
le miracle de l’amour de Dieu peut nous redonner la vie, lui donner un sens et
l’inscrire dans l’éternité. Car la vie éternelle, c’est de connaître Dieu et celui qu’il
a envoyé, Jésus-Christ (Jn 17.3). Face à la mort de son ami Lazare, Jésus a pu
s’exclamer : « C’est moi qui suis la résurrection et la vie. Celui qui met sa foi en
moi, même s’il meurt, vivra » (Jn 11.25). La résurrection de Jésus est la preuve
même que cette parole est vraie. Elle permet une ferme espérance dès à présent.
76
Bibliographie
Barth, Karl : Dogmatik im Grundriss im Anschluss an das apostolische Glaubensbekenntnis.
Munich : Kaiser, 1949.
Barth, Karl : L’humanité de Dieu. Cahiers du Renouveau 16. Genève : Labor et
Fides, 1956.
Bonnard, Pierre : L’évangile selon saint Matthieu . Commentaire du Nouveau
Testament 1. Deuxième edition revue. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé,
1970.
Cullmann, Oscar : « Immortalité de L’âme ou Résurrection des Morts ? »
L’actualité Protestante. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1956.
Heinz, Hans : Dogmatik : Glaubenslehren der Heiligen Schrift. Berne : Europäisches
Institut für Fernstudium, 1978.
Lipinsky, Edouard : « Homme. » Dictionnaire encyclopédique de la Bible. Maredsous
: Brepols, 1987.
Marguerat, Daniel : Vivre avec la mort : Le défi du Nouveau Testament. Aubonne
: Editions du Moulin, 1990.
Martin-Achard, Robert : La mort en face selon la Bible hébraïque. Genève : Labor
et Fides, 1988.
Mehl, Roger : Notre vie et notre mort. Paris : Société centrale d’évangélisation,
1953.
Mehl-Koehnlein, Herrade : L’homme selon l’apôtre Paul. Cahiers Théologiques
28. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1951.
Menoud, Philippe : Le Sort des Trépassés. Cahiers théologiques de l’actualité
protestante 9. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1945.
Moltmann, Jürgen : L’homme : Essai d’anthropologie chrétienne. Paris : Cerf,
1974.
Moreau, Jean : « Platon ». Encyclopaedia Universalis. Vol. 13. Paris : Encyclopaedia
Universalis, 1978.
Pidoux, Georges : L’homme dans l’Ancien Testament. Cahiers Théologiques 32.
Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1953.
Platon : La République. Emile Chambry (éd.). Paris : Flamarion, 1969a.
Platon : Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias. Emile Chambry (éd.). Paris :
Flamarion, 1969b.
Saffrey, H.-D. : « Ame. » Encyclopaedia Universalis. Vol 1. Paris : Encyclopaedia
Universalis, 1978.
Tresmontant, Claude. Essai sur la pensée hébraïque. Lectio Divina 12. Paris :
Cerf, 1962.
Wenin, André : « Âme-Coeur-Corps ». Dictionnaire critique de théologie. Paris :
PUF, 2007.
Zurcher, Jean : L’homme, sa nature et sa destinée : Essai sur le problème de
l’union de l’âme et du corps. Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé, 1953.
77
Abstract
The question of life after death is connected with the nature of man. Philosophy
has tried to solve the problem of the union of soul and body without success.
The Bible, however, offers an interesting solution: man is one entity. A
human being is not a composed entity made of several parts, but a living being,
whose existence depends on God, who gave him life. Thus death really is the
end of life, and the grave is a place of silence. The Bible compares death with
sleep because it offers the hope of resurrection. Without the possibility of resurrection,
there is no hope. Jesus’ death was radical and assumes all the signs
of damnation. It was from that kind of death that Jesus saved us from. The
physical death is not a separation from God, but the ultimate death, the one to
be feared most, is spiritual death.
Zusammenfassung
Die Frage nach dem Weiterleben nach dem Tod verweist auf die nach der Natur
des Menschen. Die Philosophie hat vergeblich versucht, das Problem der
Einheit von Seele und Leib zu lösen. Die Bibel jedoch bietet eine originelle
Lösung an: Für sie ist der Mensch eine Einheit. Er ist kein zusammengesetztes
Etwas, sondern ein Lebewesen, dessen Existenz von Gott abhängt, der ihm das
Leben gegeben hat. Deshalb ist der Tod auch wirklich das Ende des Lebens
und das Grab der Ort der Stille. Dennoch vergleicht die Bibel den Tod mit einem
Schlaf, denn sie bietet die Hoffnung der Auferstehung an. Ohne die Möglichkeit
der Auferstehung gibt es keine Hoffnung. Der Tod Jesu war radikal
und trägt alle Kennzeichen der Verdammnis. Daher konnte uns Jesus von dieser
Art des Todes retten. Der leibliche Tod indessen beinhaltet keine Trennung
von Gott. Am meisten zu fürchten ist daher der geistliche Tod.
Richard Lehmann, Ph.D., est professeur honoraire de Nouveau Testament à la
Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève. Il a aussi été le directeur
général du Campus adventiste du Salève. E-mail: richard.lehmann@neuf.fr