La réforme du Vatican et l’ombre des lobbysINTERNATIONAL | 24/01/2014 - 2:00 | Pierre de GASQUETPour lancer la première grande réforme de la gouvernance du Saint-Siège depuis 1965, le pape François a nommé un groupe de huit cardinaux. Mais il faudra aussi compter avec l’armée de consultants recrutés par le Vatican, et l’influence croissante de mouvements religieux ou laïcs tels que l’Opus Dei ou les Chevaliers de Colomb.
Le pape François veut une Eglise missionnaire et un « Vatican transparent et propre ». Ce qui implique de se tenir à distance des lobbys et des sociétés secrètes. - © ALESSANDRO DI MEO/epa/Corbis
Six Van Gogh, un Caravage, un Chagall et plusieurs De Chirico… La collection personnelle de M
gr Nunzio Scarano, le prélat indélicat de Salerne, n’a pas fini d’intriguer les enquêteurs de la brigade financière. A la veille de la visite de François Hollande au Saint-Siège, la nouvelle arrestation (pour la deuxième fois en sept mois) de cet ancien chef comptable du Vatican, et la mise sous séquestre de ses biens immobiliers et de sa dizaine de comptes auprès de l’IOR (Institut pour les œuvres de religion, la banque du Vatican) a fait l’effet d’une petite bombe. Rien de comparable avec le scandale du Banco Ambrosiano, au début des années 1980. Mais l’affaire de la double vie de « Don 500 », aujourd’hui soupçonné d’avoir aidé à rapatrier des capitaux pour le compte des armateurs napolitains Paolo et Cesare D’Amico - et même, par le passé, pour des membres de la famille Agnelli – relance le sentiment d’urgence d’une transformation radicale de la papauté. Une « papastroïka », comme l’appellent déjà certains journaux italiens.
« Comme ils font du mal à l’Eglise, ces prêtres corrompus qui font semblant d’être chrétiens ! », a lancé le pape François dans ses homélies en parlant de
« putréfaction sous le vernis ». La lutte contre la corruption passe par une vaste réforme de la curie romaine (le gouvernement du Vatican) et une profonde révision des relations entre le pape et les dicastères (les ministères du Vatican). Un des axes majeurs de la réforme sera la collégialité.
« Les dicastères romains sont des médiateurs et non des intermédiaires ou des gestionnaires », a confié le pape au père Antonio Spadaro, le directeur de la prestigieuse revue « La Civiltà cattolica », à laquelle il a accordé sa première interview. En clair, la secrétairerie d’Etat va être redimensionnée pour qu’elle ne fasse pas écran.
« Le Premier ministre avait pris un poids exorbitant par rapport au chef de l’Etat », explique un bon connaisseur des circuits de décision. Très critiqué pour son style autocratique et sa gestion opaque des finances du Vatican, le tout-puissant cardinal Tarcisio Bertone a déjà cédé son poste de secrétaire d’Etat, en octobre, à son compatriote Pietro Parolin, de vingt ans son cadet. A charge pour ce dernier de remettre de l’ordre dans les finances et de veiller à ce que
« les congrégations religieuses soient fidèles à leur mission ».
« Le cardinal Bertone, salésien issu du mouvement de Don Bosco, avait tendance à veiller aux intérêts de sa congrégation : on retrouve là l’esprit clanique italien », confie un conseiller diplomatique. Pour mettre en œuvre la grande réforme du Vatican – la première depuis la clôture de Vatican II en 1965 sous Paul VI, le pape jésuite a nommé, un mois après son élection, une « task force » de huit cardinaux (baptisée « C8 » ou « G8 »). Sa mission va au-delà de la réforme de la curie. Il reviendra au cardinal hondurien Oscar Rodriguez Maradiaga – un salésien passionné de Mozart et de bossa-nova, connu pour sa sensibilité réformiste – de piloter les travaux du G8. Ce conseil des cardinaux se réunira les 17 et 18 février pour jeter les bases de la réforme de la curie, de la secrétairerie d’Etat et du synode, à la veille du consistoire des cardinaux.
Le pape venu du bout du monde entend tout faire pour exorciser le spectre des
« sociétés secrètes ». Avec la lutte contre la pédophilie et la remise en ordre des finances de l’IOR, c’est l’un des trois grands axes du mouvement de « purification de l’Eglise ». L’ancien archevêque de Buenos Aires veut une Eglise missionnaire et un
« Vatican transparent et propre ». Cela implique de se tenir à distance des lobbys et des sociétés secrètes. Sans ignorer pour autant l’influence croissante des congrégations et des nouveaux mouvements plus ou moins intégristes (Légionnaires du Christ, les Focolari, Communion et Libération ou le néocatéchuménat…) qui ont consolidé leur présence depuis Jean-Paul II.
L’ombre du « lobby gay » resurgit
Face aux résistances des défenseurs de l’opacité, François aura forcément besoin d’alliés. Paradoxalement, le pape « global », tout auréolé de son image d’iconoclaste, semble prêt à s’appuyer sur un axe transversal inédit entre son allié naturel, la Compagnie de Jésus, dont il est issu, et une force nettement plus conservatrice : l’Opus Dei, la puissante organisation pieuse fondée en 1928 par le prêtre espagnol Josemaria Escriva de Balaguer, et érigée en « prélature personnelle du pape » en 1983. Plusieurs signaux de ce rapprochement ont déjà été décelés. D’abord, la délicate charge de coordonner les propositions de réforme de l’IOR a été confiée par le pape à l’évêque espagnol Juan Ignacio Arrieta, secrétaire du conseil pontifical des textes législatifs et l’un des principaux prélats de l’Œuvre. Ensuite, le pape a donné son feu vert à la prochaine béatification d’Alvaro del Portillo, l’un des plus proches collaborateurs du fondateur de l’Opus Dei. Pour Francesco Peloso, vaticaniste du site d’enquêtes Linkiesta,
« on ne peut que remarquer que l’Opus Dei, sous l’égide du prélat Javier Echevarria, soutient à plein régime l’effort réformateur du pape François ». Enfin, il n’a échappé à personne que le double poste de secrétaire de la commission d’enquête sur l’IOR et de secrétaire de l’Apsa (l’administration du patrimoine du Saint-Siège) est allé à M
gr Lucio Angel Vallejo Balda, membre de la branche sacerdotale de l’Opus Dei.
D’autres lobbys occultes sont interdits de cité.
« Les ragots sont une langue interdite au Vatican », a rappelé le pape dans une homélie en septembre, en mettant en garde le corps de gendarmerie du Saint-Siège contre le
« poison des ragots » qui sème la
« zizanie ». Pressentiment ? En début de semaine, l’ex-commandant des gardes suisses, Elmar Mäder, cinquante et un ans, en service de 2002 à 2008, a jeté un pavé dans la mare en confirmant l’existence du fameux « lobby gay » au Vatican, dans une interview à l’hebdomadaire suisse « Schweiz am Sonntag ». Tout en reconnaissant avoir lui-même constaté l’existence d’un « réseau » d’ecclésiastiques homosexuels au Saint-Siège, l’ancien chef des hallebardiers du Vatican se dit convaincu que certains
« finissent par constituer une vraie société secrète capable de mettre à mal la sécurité du pape ». Un an après le scoop de « La Repubblica » qui reliait l’affaire Vatileaks, et même, indirectement, la démission de Benoît XVI, à la thèse d’un réseau homosexuel en plein essor, l’ombre du « lobby gay » resurgit.
« Nous sommes disposés à l’écouter et à prendre des notes », rétorque M
gr Angelo Becciu, substitut de la secrétairerie du Vatican.
« Le pape François est le premier à vouloir faire toute la lumière et à établir la vérité », insiste-t-il dans une interview à « La Repubblica » du 21 janvier.
Réorganiser les structures financières
« Le lobby gay existe et reste efficace comme le démontrent encore certaines nominations récentes : c’est un problème très sérieux », confirme le père jésuite Luciano Larivera, spécialiste des questions économiques. Qui reste malgré tout confiant dans la volonté du nouveau pape de lutter contre le carriérisme de certains groupes. De son côté, le vaticaniste de « L’Espresso », Sandro Magister, a suscité une autre polémique en publiant récemment un article sur « La curie de François, paradis des multinationales ». Dans ce brûlot qui ne fait pas l’unanimité, il s’étonne de cette débauche récente d’appels à des consultants extérieurs (Promontory, Ernst & Young, KPMG…), recrutés à grands frais pour s’occuper de « l’Eglise des pauvres ». Dernier en date, le cabinet McKinsey, qui s’est vu confier la tâche de mettre en place
« un plan intégré de communication efficace et moderne » pour les organes du Saint-Siège (Radio Vatican, « L’Osservatore Romano »…), alors même que l’ex-journaliste de CNN Greg Burke (membre de l’Opus Dei) a été confirmé comme « senior communications advisor », auprès du porte-parole jésuite officiel, père Federico Lombardi. Quant à la firme Promontory Financial, fondée en 2000, à Washington, par le banquier américain Eugene Ludwig (ex-Bankers Trust) – l’un des principaux inspirateurs de la réforme de Wall Street –, le fait qu’elle représente déjà 25 % des effectifs de la banque du Vatican n’a pas échappé au « Financial Times ».
La réforme du Vatican passe aussi forcément par une réorganisation drastique des structures financières.
« C’est la dilution des compétences en matière financière qui a entraîné les dérives. C’est ce qui a permis à certains de finasser », reconnaît un membre du clergé. Malgré des progrès sensibles sous l’impulsion de son nouveau président allemand, Ernst von Freyberg, nommé par Benoît XVI juste avant sa démission, et le contrôle de Moneyval (l’organisme européen de lutte antiblanchiment), l’image de l’IOR reste encore écornée. Et sa convalescence précaire. Près de deux ans après le limogeage de son ex-président Ettore Gotti Tedeschi, un banquier milanais membre de l’Opus Dei, le mystère de la brutale mise à l’écart de cet économiste favori de Benoît XVI reste entier. Un couac majeur dans la communication du Saint-Siège, qui a largement coïncidé avec l’affaire Vatileaks. L’intéressé attribue un rôle décisif à Carl Anderson, chevalier suprême des Chevaliers de Colomb, une importante organisation caritative américaine, fondée en 1882 dans le Connecticut, dont la puissance financière est aujourd’hui considérable (avec 17 milliards de dollars d’actifs et un portefeuille d’assurances évalué à 85 milliards de dollars). Selon Massimo Franco, cet ancien collaborateur de Ronald Reagan à la Maison-Blanche, aujourd’hui considéré comme un financier hors pair, a joué un rôle crucial avec l’avocat californien Jeffrey Lena dans la chute d’Ettore Gotti Tedeschi, l’émissaire de l’Opus Dei censé remettre de l’ordre dans les comptes de l’IOR. Aujourd’hui, au siège de la tour Nicolas-V, ancienne prison fortifiée transformée en bunker de luxe – où les consultants de Promontory continuent à éplucher fébrilement les 18.900 comptes de la banque du Vatican –, on affiche une sérénité retrouvée. Mieux : le nouveau porte-parole de l’IOR, recruté par Ernst von Freyberg, assure que
« les autorités vaticanes n’ont jamais aussi étroitement collaboré avec la justice italienne ».
« Le but n’est pas de tout bouleverser : ce n’est pas le cycle de l’Eglise », confie un membre du clergé. La « perestroïka » du premier pape jésuite ne fait que commencer. ■