Mères juives : pourquoi elles devraient manger casher
publié le 30/08/2013
La "mère juive", devenue au fil des années un concept, est volontiers moquée, lorsqu'elle n'est pas brutalement vilipendée, notamment par ceux qui se présentent comme ses propres enfants. Etouffante, obscène, intrusive, elle empêche sa descendance de se séparer de sa chair et de suivre le chemin de sa propre vie. Ses fils et filles lui reprochent ses ordres contradictoires : il faudrait pour la satisfaire se marier, mais tout prétendant au titre de conjoint ou d'épouse est bon à jeter à ses yeux. Il serait bon de construire un foyer et une carrière professionnelle autonome, mais en restant le bébé de maman. De quoi devenir schizophrène ? Assurément. Ce délire est-il par ailleurs spécifique aux mères dites "juives" ? Sans doute pas. Au fond, cette double exigence, « Grandis et reste mon enfant », existe largement hors du cadre de cette petite population. On pourrait même avancer qu’elle se révèle universelle. La mère juive, dans son sens exagéré du sacrifice comme dans ses inextinguibles exigences, joue la partition de bien des parents. Les plaisanteries qu’elle suscite permettraient simplement à ceux qui en rient, juifs ou non, d’extérioriser leurs angoisses profondes sur leur origine et sur le sens de leur vie sur terre.
Il faut tout de même bien noter que ces "mères juives" sont justement "juives". Faudrait-il chercher à cela une explication dans les textes et dans les lois du judaïsme ? Dès le départ, avec la morale qu’elle tire de l’histoire d’Abraham, la Torah donne à ses fidèles une injonction paradoxale. Le grand homme « abandonne son père et sa mère » (Genèse 2, 24), pour tracer son propre chemin. Suivant son exemple, tout homme devra désormais quitter le foyer qui l’a vu naître, se marier, avoir des enfants… et leur transmettre ce qu’il tient justement de ses parents. Se séparer de ses ascendants pour mieux les perpétuer, telle serait la raison d’être d'Abraham et de ses fils selon la Loi.
Quant aux rites alimentaires, traditionnellement transmis pendant des siècles par les mères dans les foyers juifs, il est possible qu'ils aient entre autres objectifs celui de rappeler à ces mères et à leurs enfants l'ordre donné à Abraham de voler de ses propres ailes. Dans un livre appelé Leçons de diét-éthique, qui présente une analyse symbolique des règles de la cacherout, l'auteur Sébastien Allali s’intéresse à l’interdit israélite de mélanger le lait et la viande. Selon de nombreux commentateurs, explique-t-il, cet interdit devrait être mis en relation avec celui de l’inceste : « Le lait symbolisant la mère, le mélange lait/viande serait l’expression du retour à l’utérus maternel évoqué par Freud. » L’interdit de ce mélange, conclut l’auteur, serait donc « un rappel symbolique de la nécessité […] de ne pas mélanger de manière malsaine et confuse la vie des enfants (le chevreau, donc la viande) et celle des parents (la mère, donc le lait) ». Autrefois, au temps auquel la Bible fut rédigée, les Hébreux organisaient une grande fête pour célébrer le sevrage de leurs fils. Sébastien Allali remarque que le nourrisson, appelé tenok, « celui qui tête », devenait alors un enfant, yeled, « celui qui naît ». C'est avec la fin de l’attachement de chair à la mère que le petit humain voit naître sa véritable identité. Dès lors que la séparation entre les générations est si clairement ordonnée, il n’est rien d’étonnant à ce que les enfants des mères juives dénoncent avec véhémence les tentatives d’intrusion de celle qui leur a donné la vie. D’un autre côté, dans un contexte ou la transmission constitue le sens de la vie, il est logique que les parents, pères et mères, surinvestissent lourdement leur progéniture, tordus entre l’obligation de transmission et l’impératif, pour que celle-ci soit effective, d’autoriser leur enfant à devenir autonome.
Certains commentateurs lisent l’errance de quarante ans du peuple hébreu dans le désert comme l’accouchement dans la douleur du judaïsme. Celui-ci viendrait au monde avec le don de la Torah, assimilé au lait nourricier de la mère. Sébastien Allali note d’ailleurs qu’il est de coutume de consommer des mets lactés pour la fête de Chavouoth, qui célèbre cette sanctification. Il me semble que l’on peut toutefois interpréter ces images différemment. La sortie d’Egypte, avec la traversée de la mer Rouge, peut être perçue comme la naissance à proprement parler (l’accouchement) du peuple juif. Ensuite, pendant la traversée du désert, Dieu distribue la manne, aliment couvert de rosée qui change de goût chaque jour selon ce que l’on imagine en la dégustant, et que tous les Hébreux reçoivent à égalité. Ce mets mystérieux peut être assimilé au fameux lait maternel, qui change de goût en fonction des jours, et même au cours d’une tétée, s’adaptant aux besoins de l’enfant, et qui était peut-être à l’époque la nourriture la mieux répartie entre les classes sociales. Puis surgit le don de la Loi de Dieu qui, enseignant au peuple juif un langage pour l’aider à comprendre le monde, lui impose ses premières obligations en même temps qu’il lui offre, corollaire de cette responsabilité nouvelle, la liberté… serait-ce celle de désobéir. C'est ainsi que les règles de la cacherout, qui constituent une partie importante de cette Loi et sont transmises notamment par la mère, veulent peut-être enseigner, à travers même leur caractère arbitraire, l'importance de l'émancipation.
http://www.lemondedesreligions.fr/savoir/meres-juives-pourquoi-elles-devraient-manger-casher-30-08-2013-3363_110.php
publié le 30/08/2013
La "mère juive", devenue au fil des années un concept, est volontiers moquée, lorsqu'elle n'est pas brutalement vilipendée, notamment par ceux qui se présentent comme ses propres enfants. Etouffante, obscène, intrusive, elle empêche sa descendance de se séparer de sa chair et de suivre le chemin de sa propre vie. Ses fils et filles lui reprochent ses ordres contradictoires : il faudrait pour la satisfaire se marier, mais tout prétendant au titre de conjoint ou d'épouse est bon à jeter à ses yeux. Il serait bon de construire un foyer et une carrière professionnelle autonome, mais en restant le bébé de maman. De quoi devenir schizophrène ? Assurément. Ce délire est-il par ailleurs spécifique aux mères dites "juives" ? Sans doute pas. Au fond, cette double exigence, « Grandis et reste mon enfant », existe largement hors du cadre de cette petite population. On pourrait même avancer qu’elle se révèle universelle. La mère juive, dans son sens exagéré du sacrifice comme dans ses inextinguibles exigences, joue la partition de bien des parents. Les plaisanteries qu’elle suscite permettraient simplement à ceux qui en rient, juifs ou non, d’extérioriser leurs angoisses profondes sur leur origine et sur le sens de leur vie sur terre.
Il faut tout de même bien noter que ces "mères juives" sont justement "juives". Faudrait-il chercher à cela une explication dans les textes et dans les lois du judaïsme ? Dès le départ, avec la morale qu’elle tire de l’histoire d’Abraham, la Torah donne à ses fidèles une injonction paradoxale. Le grand homme « abandonne son père et sa mère » (Genèse 2, 24), pour tracer son propre chemin. Suivant son exemple, tout homme devra désormais quitter le foyer qui l’a vu naître, se marier, avoir des enfants… et leur transmettre ce qu’il tient justement de ses parents. Se séparer de ses ascendants pour mieux les perpétuer, telle serait la raison d’être d'Abraham et de ses fils selon la Loi.
Quant aux rites alimentaires, traditionnellement transmis pendant des siècles par les mères dans les foyers juifs, il est possible qu'ils aient entre autres objectifs celui de rappeler à ces mères et à leurs enfants l'ordre donné à Abraham de voler de ses propres ailes. Dans un livre appelé Leçons de diét-éthique, qui présente une analyse symbolique des règles de la cacherout, l'auteur Sébastien Allali s’intéresse à l’interdit israélite de mélanger le lait et la viande. Selon de nombreux commentateurs, explique-t-il, cet interdit devrait être mis en relation avec celui de l’inceste : « Le lait symbolisant la mère, le mélange lait/viande serait l’expression du retour à l’utérus maternel évoqué par Freud. » L’interdit de ce mélange, conclut l’auteur, serait donc « un rappel symbolique de la nécessité […] de ne pas mélanger de manière malsaine et confuse la vie des enfants (le chevreau, donc la viande) et celle des parents (la mère, donc le lait) ». Autrefois, au temps auquel la Bible fut rédigée, les Hébreux organisaient une grande fête pour célébrer le sevrage de leurs fils. Sébastien Allali remarque que le nourrisson, appelé tenok, « celui qui tête », devenait alors un enfant, yeled, « celui qui naît ». C'est avec la fin de l’attachement de chair à la mère que le petit humain voit naître sa véritable identité. Dès lors que la séparation entre les générations est si clairement ordonnée, il n’est rien d’étonnant à ce que les enfants des mères juives dénoncent avec véhémence les tentatives d’intrusion de celle qui leur a donné la vie. D’un autre côté, dans un contexte ou la transmission constitue le sens de la vie, il est logique que les parents, pères et mères, surinvestissent lourdement leur progéniture, tordus entre l’obligation de transmission et l’impératif, pour que celle-ci soit effective, d’autoriser leur enfant à devenir autonome.
Certains commentateurs lisent l’errance de quarante ans du peuple hébreu dans le désert comme l’accouchement dans la douleur du judaïsme. Celui-ci viendrait au monde avec le don de la Torah, assimilé au lait nourricier de la mère. Sébastien Allali note d’ailleurs qu’il est de coutume de consommer des mets lactés pour la fête de Chavouoth, qui célèbre cette sanctification. Il me semble que l’on peut toutefois interpréter ces images différemment. La sortie d’Egypte, avec la traversée de la mer Rouge, peut être perçue comme la naissance à proprement parler (l’accouchement) du peuple juif. Ensuite, pendant la traversée du désert, Dieu distribue la manne, aliment couvert de rosée qui change de goût chaque jour selon ce que l’on imagine en la dégustant, et que tous les Hébreux reçoivent à égalité. Ce mets mystérieux peut être assimilé au fameux lait maternel, qui change de goût en fonction des jours, et même au cours d’une tétée, s’adaptant aux besoins de l’enfant, et qui était peut-être à l’époque la nourriture la mieux répartie entre les classes sociales. Puis surgit le don de la Loi de Dieu qui, enseignant au peuple juif un langage pour l’aider à comprendre le monde, lui impose ses premières obligations en même temps qu’il lui offre, corollaire de cette responsabilité nouvelle, la liberté… serait-ce celle de désobéir. C'est ainsi que les règles de la cacherout, qui constituent une partie importante de cette Loi et sont transmises notamment par la mère, veulent peut-être enseigner, à travers même leur caractère arbitraire, l'importance de l'émancipation.
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