Bernard Sesboüé, Frédéric Lenoir. Le match théologique
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Qui est Jésus ?
Bernard Sesboüé, Frédéric Lenoir. Le match théologique
publié le 23/12/2010
Pour Frédéric Lenoir*, philosophe, sociologue et historien des religions, directeur du Monde des religions, l’appellation « Fils de Dieu » n’implique pas que Jésus ait été considéré par ses apôtres comme étant Dieu lui-même. Le théologien jésuite Bernard Sesboüé*, professeur au centre Sèvres de Paris, est de l’avis contraire. Nous avons interrogé l’un puis l’autre protagoniste et mis en regard leurs points de vue.
Que dit le Nouveau Testament sur la divinité de Jésus ?
Réponse de FRÉDÉRIC LENOIR. Les Évangiles synoptiques, écrits peu de temps après la mort de Jésus, le présentent comme « Christ, Seigneur et Fils de Dieu » pour reprendre le titre du livre de Bernard Sesboüé. Mais aucun de ces titres ne dit explicitement que Jésus est l’égal du Père, qu’il est Dieu fait homme. L’idée de l’incarnation apparaît plus tardivement, environ 70 ans après la mort de Jésus, avec le quatrième Évangile, attribué à Jean. Pour la première fois est affirmée clairement l’identité, et même l’égalité, entre le Père et le Fils, ce qui semble contredire les synoptiques. Paul, quant à lui, oscille entre les deux visions. Sa christologie est conforme à celle des synoptiques, mais certains hymnes poétiques semblent préfigurer la vision johannique, sans être aussi explicites.
Réponse de BERNARD SESBOÜÉ. Au lendemain de la Résurrection, il se produit une relecture chez les apôtres de tout le passé de Jésus. Leurs anciennes compréhensions de Jésus se cristallisent, le puzzle se met en place. Les apôtres réalisent qu’ils ont côtoyé Dieu lui-même ! Dès les écrits de saint Paul, les plus anciens du Nouveau Testament, c’est clair. Paul célèbre « le Christ selon la chair, celui qui est, au-dessus de tout, Dieu béni pour les siècles des siècles » (Romains 9, 5). Dans l’épître aux Philippiens, Paul reproduit une ancienne hymne catéchétique : le Christ, « de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes ». L’hymne raconte comment Jésus meurt sur la croix, et que Dieu lui donne ensuite le « nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse, chez les êtres célestes, terrestres et souterrains, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père ». Par la suite, la théologie johannique développera la théologie de l’incarnation, mais je ne vois pas de rupture entre Paul et Jean.
Jésus a-t-il dit qu’il était Dieu ?
Réponse de FRÉDÉRIC LENOIR. Non. Il sait qu’il a un lien singulier avec Dieu, qu’il est le Fils bien-aimé du Père, qu’il est plus qu’un prophète, mais il ne se présente jamais comme l’incarnation de Dieu. Il se nomme lui-même le « Fils de l’homme », ce qui renvoie à un titre messianique, sans pour autant se faire l’égal de Dieu. Le sentiment que j’ai, en lisant et en relisant les Évangiles, mais sans certitude, c’est qu’il était en partie un mystère pour lui-même, comme il l’était pour ses disciples.
Réponse de BERNARD SESBOÜÉ. Non, car on l’aurait pris pour un fou. Mais il s’est dit « Fils de l’homme », ce qui a une valeur bien plus forte que s’il s’était dit « Fils de Dieu ». Lors de son procès, dans l’Évangile de Marc, à la réponse du grand-prêtre qui lui demande s’il est le Messie, le Fils du Dieu béni, Jésus dit : « Je le suis. Et vous verrez le Fils de l’homme assis à droite de la Puissance, venir avec les nuées du ciel. »
La divinité du Christ est-elle fondamentale pour un chrétien ?
Réponse de FRÉDÉRIC LENOIR. Tout dépend ce qu’on entend par divinité. Le christianisme originel repose sur la foi dans la Résurrection de Jésus et non sur la Trinité, qui est une élaboration plus tardive. Rien ne permet d’affirmer que les premiers chrétiens, les contemporains de Jésus, aient cru en sa pleine divinité. Ils ont cru qu’il était l’envoyé de Dieu, qu’il avait un lien unique avec lui. J’aime la formule de Paul : « Il est l’image du Dieu invisible. » On peut donc, à mon sens, être chrétien, comme les apôtres, en croyant que Jésus est fils de Dieu sans pour autant le considérer comme Dieu. L’idée de l’incarnation apparaît à la fin du Ier siècle, et celle de la sainte Trinité émerge au cours du IIe siècle pour devenir un dogme avec les différents conciles au cours du IVe siècle. C’est une tentative d’explication rationnelle du mystère du Christ, lequel a toujours été perçu comme un « pont » entre Dieu et les hommes. Je ne renie pas la formule trinitaire, mais je crois qu’il ne faut pas la prendre pour un absolu. D’une part, parce qu’elle a été élaborée et affinée dans un contexte politique qui a parfois joué un rôle important dans certaines décisions. L’exemple le plus frappant est le concile d’Éphèse, en 431, qui a condamné Nestorius – le patriarche de Constantinople qui récusait l’expression de Marie « mère de Dieu » – dans des circonstances incroyables qui relèvent plus du polar théologique que du souffle de l’Esprit-Saint ! D’autre part, et surtout, parce que Dieu est ineffable. Je pense qu’on ne peut rien dire de ce qu’il est dans son essence, et je rejoins la grande tradition apophatique, de Denys à Maître Eckart, qui affirme qu’on ne peut rien dire de Dieu, sinon ce qu’il n’est pas. Même saint Thomas d’Aquin, à la fin de sa vie, disait qu’il voulait brûler ce qu’il avait écrit, car il considérait que c’était « comme de la paille » par rapport à ce qu’il avait contemplé du mystère indicible de Dieu. Ma foi chrétienne repose sur le lien personnel que j’entretiens avec Jésus ressuscité, un Christ qui me conduit au Dieu ineffable, plus que sur la croyance en des formulations théologiques, aussi respectables soient-elles.
Réponse de BERNARD SESBOÜÉ. Oui. La divinité du Christ au sein du mystère trinitaire est ce qui fait tenir ou tomber la foi chrétienne. D’ailleurs, les contradicteurs des chrétiens, comme le païen Celse, en témoignent à leur manière, en s’en prenant ouvertement à la thèse de l’incarnation, qu’ils jugeaient comme le point central de la foi chrétienne. L’originalité fondamentale de celle-ci n’est pas d’affirmer que Dieu existe, mais qu’il s’intéresse à l’homme au point de partager sa condition en Jésus. Cela change tout : cela veut dire qu’il rejoint l’humanité de la naissance à la mort. Jésus n’est pas un simple intermédiaire entre le ciel et la terre. Il nous permet une véritable communion au monde divin. En priant Jésus, je suis en communion avec Dieu. Si Jésus n’est pas Dieu, c’est comme si je m’adressais à un très grand saint, mais c’est tout.
Sur cette affaire, il ne faut pas prendre les mots de façon littérale ou minimaliste, comme le fait Frédéric Lenoir. Quand on dit que Jésus est le « visage » de Dieu, ou son Fils, ou le Seigneur, le théologien qui est au courant de la portée du langage biblique sait par tout le contexte qu’il s’agit de métaphores de la vraie divinité de Jésus. Cette affirmation pose le paradoxe de penser ce qui est absolu au sein même de ce qui est contingent.
* Leurs derniers livres :
- Comment Jésus est devenu Dieu, Fréderic Lenoir, Fayard, 19,90 €.
- Christ, Seigneur, et Fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, de Bernard Sesboüé, Lethielleux, 13 €.
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Qui est Jésus ?
Bernard Sesboüé, Frédéric Lenoir. Le match théologique
publié le 23/12/2010
Pour Frédéric Lenoir*, philosophe, sociologue et historien des religions, directeur du Monde des religions, l’appellation « Fils de Dieu » n’implique pas que Jésus ait été considéré par ses apôtres comme étant Dieu lui-même. Le théologien jésuite Bernard Sesboüé*, professeur au centre Sèvres de Paris, est de l’avis contraire. Nous avons interrogé l’un puis l’autre protagoniste et mis en regard leurs points de vue.
Que dit le Nouveau Testament sur la divinité de Jésus ?
Réponse de FRÉDÉRIC LENOIR. Les Évangiles synoptiques, écrits peu de temps après la mort de Jésus, le présentent comme « Christ, Seigneur et Fils de Dieu » pour reprendre le titre du livre de Bernard Sesboüé. Mais aucun de ces titres ne dit explicitement que Jésus est l’égal du Père, qu’il est Dieu fait homme. L’idée de l’incarnation apparaît plus tardivement, environ 70 ans après la mort de Jésus, avec le quatrième Évangile, attribué à Jean. Pour la première fois est affirmée clairement l’identité, et même l’égalité, entre le Père et le Fils, ce qui semble contredire les synoptiques. Paul, quant à lui, oscille entre les deux visions. Sa christologie est conforme à celle des synoptiques, mais certains hymnes poétiques semblent préfigurer la vision johannique, sans être aussi explicites.
Réponse de BERNARD SESBOÜÉ. Au lendemain de la Résurrection, il se produit une relecture chez les apôtres de tout le passé de Jésus. Leurs anciennes compréhensions de Jésus se cristallisent, le puzzle se met en place. Les apôtres réalisent qu’ils ont côtoyé Dieu lui-même ! Dès les écrits de saint Paul, les plus anciens du Nouveau Testament, c’est clair. Paul célèbre « le Christ selon la chair, celui qui est, au-dessus de tout, Dieu béni pour les siècles des siècles » (Romains 9, 5). Dans l’épître aux Philippiens, Paul reproduit une ancienne hymne catéchétique : le Christ, « de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes ». L’hymne raconte comment Jésus meurt sur la croix, et que Dieu lui donne ensuite le « nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse, chez les êtres célestes, terrestres et souterrains, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père ». Par la suite, la théologie johannique développera la théologie de l’incarnation, mais je ne vois pas de rupture entre Paul et Jean.
Jésus a-t-il dit qu’il était Dieu ?
Réponse de FRÉDÉRIC LENOIR. Non. Il sait qu’il a un lien singulier avec Dieu, qu’il est le Fils bien-aimé du Père, qu’il est plus qu’un prophète, mais il ne se présente jamais comme l’incarnation de Dieu. Il se nomme lui-même le « Fils de l’homme », ce qui renvoie à un titre messianique, sans pour autant se faire l’égal de Dieu. Le sentiment que j’ai, en lisant et en relisant les Évangiles, mais sans certitude, c’est qu’il était en partie un mystère pour lui-même, comme il l’était pour ses disciples.
Réponse de BERNARD SESBOÜÉ. Non, car on l’aurait pris pour un fou. Mais il s’est dit « Fils de l’homme », ce qui a une valeur bien plus forte que s’il s’était dit « Fils de Dieu ». Lors de son procès, dans l’Évangile de Marc, à la réponse du grand-prêtre qui lui demande s’il est le Messie, le Fils du Dieu béni, Jésus dit : « Je le suis. Et vous verrez le Fils de l’homme assis à droite de la Puissance, venir avec les nuées du ciel. »
La divinité du Christ est-elle fondamentale pour un chrétien ?
Réponse de FRÉDÉRIC LENOIR. Tout dépend ce qu’on entend par divinité. Le christianisme originel repose sur la foi dans la Résurrection de Jésus et non sur la Trinité, qui est une élaboration plus tardive. Rien ne permet d’affirmer que les premiers chrétiens, les contemporains de Jésus, aient cru en sa pleine divinité. Ils ont cru qu’il était l’envoyé de Dieu, qu’il avait un lien unique avec lui. J’aime la formule de Paul : « Il est l’image du Dieu invisible. » On peut donc, à mon sens, être chrétien, comme les apôtres, en croyant que Jésus est fils de Dieu sans pour autant le considérer comme Dieu. L’idée de l’incarnation apparaît à la fin du Ier siècle, et celle de la sainte Trinité émerge au cours du IIe siècle pour devenir un dogme avec les différents conciles au cours du IVe siècle. C’est une tentative d’explication rationnelle du mystère du Christ, lequel a toujours été perçu comme un « pont » entre Dieu et les hommes. Je ne renie pas la formule trinitaire, mais je crois qu’il ne faut pas la prendre pour un absolu. D’une part, parce qu’elle a été élaborée et affinée dans un contexte politique qui a parfois joué un rôle important dans certaines décisions. L’exemple le plus frappant est le concile d’Éphèse, en 431, qui a condamné Nestorius – le patriarche de Constantinople qui récusait l’expression de Marie « mère de Dieu » – dans des circonstances incroyables qui relèvent plus du polar théologique que du souffle de l’Esprit-Saint ! D’autre part, et surtout, parce que Dieu est ineffable. Je pense qu’on ne peut rien dire de ce qu’il est dans son essence, et je rejoins la grande tradition apophatique, de Denys à Maître Eckart, qui affirme qu’on ne peut rien dire de Dieu, sinon ce qu’il n’est pas. Même saint Thomas d’Aquin, à la fin de sa vie, disait qu’il voulait brûler ce qu’il avait écrit, car il considérait que c’était « comme de la paille » par rapport à ce qu’il avait contemplé du mystère indicible de Dieu. Ma foi chrétienne repose sur le lien personnel que j’entretiens avec Jésus ressuscité, un Christ qui me conduit au Dieu ineffable, plus que sur la croyance en des formulations théologiques, aussi respectables soient-elles.
Réponse de BERNARD SESBOÜÉ. Oui. La divinité du Christ au sein du mystère trinitaire est ce qui fait tenir ou tomber la foi chrétienne. D’ailleurs, les contradicteurs des chrétiens, comme le païen Celse, en témoignent à leur manière, en s’en prenant ouvertement à la thèse de l’incarnation, qu’ils jugeaient comme le point central de la foi chrétienne. L’originalité fondamentale de celle-ci n’est pas d’affirmer que Dieu existe, mais qu’il s’intéresse à l’homme au point de partager sa condition en Jésus. Cela change tout : cela veut dire qu’il rejoint l’humanité de la naissance à la mort. Jésus n’est pas un simple intermédiaire entre le ciel et la terre. Il nous permet une véritable communion au monde divin. En priant Jésus, je suis en communion avec Dieu. Si Jésus n’est pas Dieu, c’est comme si je m’adressais à un très grand saint, mais c’est tout.
Sur cette affaire, il ne faut pas prendre les mots de façon littérale ou minimaliste, comme le fait Frédéric Lenoir. Quand on dit que Jésus est le « visage » de Dieu, ou son Fils, ou le Seigneur, le théologien qui est au courant de la portée du langage biblique sait par tout le contexte qu’il s’agit de métaphores de la vraie divinité de Jésus. Cette affirmation pose le paradoxe de penser ce qui est absolu au sein même de ce qui est contingent.
* Leurs derniers livres :
- Comment Jésus est devenu Dieu, Fréderic Lenoir, Fayard, 19,90 €.
- Christ, Seigneur, et Fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, de Bernard Sesboüé, Lethielleux, 13 €.