Les amulettes du Bon Dieu
Une équipe scientifique israélo-américaine vient de décrypter, après vingt-cinq ans de recherches, le plus ancien manuscrit citant la Bible, vieux d’au moins 2600 ans. Une annonce qui relance la polémique sur les origines du Livre saint.
De grandes découvertes sont parfois dues au hasard. On sait l’histoire du Bédouin qui, courant après une chèvre sur les bords de la mer Morte, pénètre dans l’anfractuosité de la roche et découvre les manuscrits de Qumran en 1947... On connaît moins celle de la merveilleuse bêtise survenue en 1979 sur le chantier de fouilles de Ketef Hinnom, au sud-ouest de la vieille ville de Jérusalem. L’archéologue Gabriel Barkay y fouille alors des tombes collectives de notables juifs. Un jeune stagiaire qui l’assiste laisse tomber un lourd marteau, qui endommage une dalle. La brisure révèle une véritable cachette aux trésors: une réserve d’objets débarrassés de tombes très anciennes, dont 300 pièces de poterie intactes, des pièces d’or et d’argent, et des bijoux. L’œil du chercheur est attiré par deux minuscules rouleaux, chacun fait d’une mince feuille d’argent enroulée sur elle-même. Il lui faudra trois ans de travail minutieux pour dérouler, sans le briser, en laboratoire, le plus grand des rouleaux (2,75 cm sur 1,1cm) et y lire –divine surprise ! – le nom de Yahvé sous forme du tétragramme (les quatre lettres hébraïques yod-hé-wav-hé). En dépit des craquelures du métal et de la corrosion, une colonne de lettres apparaît. Les épigraphistes – ces spécialistes des écritures anciennes – déchiffrent alors trois phrases qui ne leur sont que trop familières... Elles figurent noir sur blanc dans la Bible, au chapitre VI du livre des Nombres (24-26). Il s’agit d’une invocation qu’il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui à la fin de la messe ou du culte, ou de l’office synagogal, dans la bouche du prêtre, du pasteur ou du rabbin, en guise d’envoi final : "Que le Seigneur vous bénisse et vous garde. Que le Seigneur fasse resplendir sur vous son visage et vous accorde sa grâce. Que le Seigneur tourne vers vous son visage et vous apporte la paix!" Vingt-cinq ans après sa découverte, Gabriel Barkay, devenu professeur d’archéologie à l’université Bar Ilan (près de Tel-Aviv), vient enfin de publier la totalité de ses recherches, qu’il a menées avec une équipe de spécialistes venus de divers horizons, en lien avec l’université de Californie du Sud. On en est désormais sûr: le plus grand des deux rouleaux trouvés au Ketef Hinnom, celui portant la bénédiction, est le plus antique manuscrit découvert à ce jour citant un texte de la Bible hébraïque. Il s’agit surtout de l’attestation la plus ancienne du nom de Yahvé. Avec certitude, les rouleaux peuvent être datés des environs de l’an 600 avant J.-C. Ils sont de 400 ans plus vieux que les manuscrits de Qumran. Le texte est gravé dans l’argent selon l’alphabet paléo-hébreu, très proche du phénicien (voir encadré page 68). Selon les chercheurs, les rouleaux étaient des amulettes, témoins de la piété populaire.
Le professeur Barkay a donc pris son temps pour procéder à des investigations photographiques très sophistiquées sur ordinateur, sous la houlette du professeur Bruce Zuckerman, qui a travaillé sur les manuscrits de Qumram. Celui-ci a pu reconstituer, au micron près, des traces invisibles à l’œil nu. Un travail précieux, car certaines lettres prêtaient à confusion. Ces investigations ont permis aux chercheurs de serrer la datation. La publication des recherches est accompagnée d’un cédérom avec les photos, histoire de balayer tout doute sur l’authenticité des trouvailles... Car, en 2003, le petit monde de l’archéologie a été secoué par deux affaires retentissantes de supercheries scientifiques. Premier à défrayer la chronique, l’ossuaire comportant l’inscription "Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus", qui a relancé les spéculations sur la parenté du Christ et la virginité de Marie... Si l’ossuaire était bel et bien authentique, l’inscription était l’œuvre d’escrocs talentueux, au point que l’épigraphiste français André Lemaire s’était laissé prendre. Quelques semaines plus tard, c’est un fragment de pierre noire, apparemment écrit par le roi judéen Jehoash, qui a régné au IXe siècle avant notre ère, qui apparaît sous les projecteurs. Il comporte quelques versets du deuxième livre des Rois et fait référence au temple construit par Salomon. Encore un faux, annonceront cependant les experts du département israélien des antiquités, parvenus à déjouer les ruses des faussaires. Car ceux-ci sont même capables de fabriquer des vraies-fausses patines à partir d’éléments chimiques soigneusement dosés... Point commun aux deux tromperies: les objets avaient surgi un beau matin de collections privées. Il était impossible de les resituer dans un ensemble de fouilles. Ce n’est, bien sûr, pas le cas des deux amulettes trouvées dans les tombes de Ketef Hinnom.
Le contexte des autres objets de la tombe et la graphie paléo-hébraïque confirment que les amulettes peuvent être datées aux alentours de 600 avant J.-C. Une période clé pour l’histoire du royaume de Juda : celle du règne du roi Josias, présenté par la Bible comme le grand purificateur du culte de Yahvé avant la catastrophe de l’Exil. Quelques années plus tard, en 586, Jérusalem est – toujours selon la Bible – assiégée puis anéantie par Nabuchodonosor, roi de Babylone. Le Temple – celui de Salomon – est détruit et les habitants sont déportés sur les rives de l’Euphrate. La célèbre bénédiction est donc l’un des très rares témoignages scripturaires de la période du premier Temple. Mais cette certitude ouvre la porte à deux interprétations possibles concernant la formation du texte biblique lui-même.
La première école – représentée en Israël par un chercheur comme Amnon Ben Tor, et aussi par les mouvements chrétiens et juifs fondamentalistes – se réjouit de cette preuve archéologique: tout est bon à prendre pour prouver l’ancienneté maximale de la Bible. Cette école affirme que la Torah – les cinq premiers livres de la Bible hébraïque, dont le livre des Nombres – était compilée bien avant l’Exil. L’autre école, dite "minimaliste", affirme que le texte biblique n’a été édité qu’après l’Exil, c’est-à-dire pendant la période perse, alors que les Judéens (on ne parle pas encore de juifs) ont pu rentrer à Jérusalem, soit à partir des années 530-515 avant J.-C. Cette école estime qu’après l’exil on a "cousu" dans le récit biblique des pièces déjà fort anciennes parce qu’elles avaient fait leurs preuves. Thomas Römer, professeur d’Ancien Testament à la faculté de théologie protestante de Lausanne, et l’un des plus sûrs spécialistes du Pentateuque (le nom grec pour les cinq premiers livres de la Bible), fait partie de la seconde école. "L’attestation ancienne de la bénédiction sur l’amulette ne prouve pas que le livre des Nombres existait dans son état actuel avant l’Exil... Quand on étudie les chapitres du livre des Nombres, on voit bien comment ils enchaînent des éléments différents." Selon Thomas Römer, les Nombres auraient joué le rôle de voiture-balai: on y aurait inséré toutes sortes d’histoires qui "traînaient" sur Moïse et la traversée du désert et que l’on ne pouvait plus mettre dans l’Exode ou le Deutéronome déjà trop "fixés". Ce serait le cas pour la fameuse bénédiction.
Au-delà du débat sur les origines de la Bible, les amulettes posent de nombreuses questions. Certains pensent qu’elles étaient les ancêtres des fameux tefilin, ces citations de l’Écriture que les juifs pieux portent sur leur front ou leur bras. La plupart des historiens estiment pourtant que ces amulettes étaient destinées à conjurer le mal. Même si la théologie officielle véhiculée par la Bible ne fait pas état de superstition liée au culte de Yahvé, celle-ci devait exister dans le cadre de la dévotion populaire. Les chercheurs n’ont reconstitué que récemment, photos et ordinateurs à l’appui, une phrase complétant la bénédiction et qui vise le porteur de l’amulette : "Qu’il (elle) soit béni par Yahvé, le guerrier, le rembarreur du mal." Que ces porte-bonheur aient été retrouvés dans un lieu de sépulture, voilà qui permet d’imaginer aussi qu’ils servaient à conjurer la peur de l’au-delà. "La religion du yahvisme était très évasive sur le séjour des morts, le shéol, concède Thomas Römer. Les amulettes étaient probablement investies d’un pouvoir magique. Mais ces croyants en Yahvé étaient des hommes et des femmes comme ceux d’aujourd’hui, avec le même besoin de se rassurer face à la mort!" Même si leurs mots sont devenus clairs, les petits porte-bonheur vieux de 2600ans conservent un peu de leur mystère. Et crient leur foi, verticale et pure, en un Dieu qui ne peut faire que du bien à l’humanité.
Historique
Le paléo-hébreu pour débutants
- "Au commencement était la tête de bœuf..." Depuis la nuit des temps, la lettre A a quelque chose d’un peu bovin. Vous n’êtes pas convaincu? Prenez votre A, et mettez-lui la tête en bas, les pattes en haut. Et que voyez-vous, certes, avec un peu d’imagination?
Un triangle surmonté de deux grandes cornes.
Une tête de bœuf, tout simplement...
- Voilà, il y a 3500 ans, votre A majuscule gravé sur les parois des mines de turquoise de Serabit el-Khadim, dans le massif du Sinaï. Basculez-le gentiment sur le côté, et vers la gauche: on dirait maintenant le signe mathématique "inférieur à", mais barré d’un trait vertical. Vous avez devant les yeux la lettre que les Phéniciens ont "inventée" il y a près de 3000 ans.
Ils l’ont placée en tête des 22 lettres de leur alphabet. Honneur bien compréhensible... Qu’est-ce qui va en avant du troupeau qui transhume? Vos bovins, pardi, qui gambadent tout de même plus vite que vous.
Ce A couché, on l’appelle "aleph", qui signifie d’ailleurs "bœuf" dans les langues sémitiques.
- Mille ans plus tard, l’"aleph" fera une petite roulade pour devenir la première lettre de l’alphabet grec, l’Alpha majuscule. On peut trouver cet "aleph" d’il y a 3000 ans sur les amulettes de Ketef Hinnom. Ces textes ont été écrits en "paléo-hébreu", un alphabet identique au phénicien, alors l’écriture de communication sur le pourtour du Bassin méditerranéen, de Tyr à Marseille, en passant par Carthage.
- Ce "paléo-hébreu" a pourtant évolué pour donner naissance à un alphabet hébreu à l’allure graphique très différente, dont témoignent les manuscrits de la mer Morte (datés d’à partir de l’an 200 avant J.-C) et les lettres de l’hébreu moderne. Plusieurs lettres du paléo-hébreu se montrent proches des "pictogrammes" dont elles portent le nom... Le resh (rosh signifie tête en hébreu) ressemble à une tête humaine stylisée. Le caf (qui signifie paume) évoque une main tendue à trois doigts. Le mem (de l’hébreu maïm, les eaux) s’écrit comme une vaguelette.
- Resh, caf, mem: autant de lettres qui, dans leur plus vieil état, ressemblent comme des sœurs à leurs correspondantes (R, K, M) de notre alphabet roman. De quoi méditer sur la force d’inertie des signes humains, même à travers les âges...
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