IL N’EST pas rare aujourd’hui d’entendre en Israël des personnes reprendre un célèbre dicton juif, “La Torah a soixante-dix visages”; elles croient ainsi que l’on peut interpréter les Écritures de nombreuses façons, différentes et même contradictoires. Cette opinion est acceptée tant à propos de la Loi écrite que de ce qu’on appelle la loi orale. Voici ce qu’on lit dans l’Encyclopédie du judaïsme (angl.): “La Loi orale n’est pas un code définitif; elle comprend de nombreuses opinions divergentes, voire contradictoires. Les sages disaient à leur propos: ‘Elles sont toutes les paroles du Dieu vivant.’” (Page 532). Toutefois, est-il raisonnable de croire que Dieu inspirerait des opinions contradictoires, génératrices de divisions? Comment en est-on venu à accepter de telles contradictions?
Durant toute la période où les Écritures hébraïques furent couchées par écrit (env. 1513-env. 443 av. n. è.), les représentants légitimes de Dieu clarifiaient toute question sujette à controverse, et très souvent Dieu appuyait leurs conclusions par une manifestation de puissance ou en réalisant les prophéties qu’il les avait chargés de prononcer (Exode 28:30; Nombres 16:1 à 17:15 [16:1-50, MN]; 27:18-21; Deutéronome 18:20-22). À l’époque, quelqu’un qui enseignait des explications ou des interprétations contradictoires n’était pas considéré comme un érudit, mais comme un apostat. Dieu avertit la nation tout entière en ces termes: “Tout ce que je vous prescris, observez-le exactement, sans y rien ajouter, sans en retrancher rien.” — Deutéronome 13:1 (12:32, MN).
Cependant, il se produisit par la suite un profond changement dans la manière de penser de la nation d’Israël. Les Pharisiens, qui devinrent des figures éminentes du judaïsme au Ier siècle de notre ère, adoptèrent l’enseignement de la “Torah orale”, qu’ils avaient élaboré deux siècles auparavant. Ils postulaient qu’en plus de la Loi écrite qu’il avait donnée à la nation d’Israël au mont Sinaï, Dieu lui avait transmis par la même occasion une loi orale. D’après les Pharisiens, cette loi orale révélée interprétait et clarifiait des détails de la Loi écrite, détails que Dieu avait volontairement demandé à Moïse de ne pas consigner. La loi orale ne devait pas être couchée par écrit, mais transmise uniquement par la parole, de maître à élève, de génération en génération. Cela conférait une autorité toute particulière aux Pharisiens, qui se considéraient comme les gardiens de cette tradition orale.
Après la destruction du second temple en 70 de notre ère, le point de vue des Pharisiens l’emporta, si bien que le judaïsme devint une religion dominée par les rabbins, ce qui constituait un changement. La prééminence nouvellement accordée aux rabbins plutôt qu’aux prêtres ou aux prophètes fit de la loi orale la nouvelle pièce maîtresse du judaïsme. L’Encyclopédie du judaïsme (angl.) déclare: “La Torah orale en vint à être considérée comme plus importante que la Torah écrite, au motif que l’explication et la compréhension de cette dernière dépendaient de l’autre.” — 1989, page 710.
Les rabbins gagnèrent en prestige et les traditions fleurirent. L’interdiction de fixer par écrit cette loi orale fut levée. À la fin du IIe et au début du IIIe siècle de notre ère, Jehuda Hanasi (135-219 de n. è.) consigna systématiquement toute cette tradition orale rabbinique en un ouvrage appelé la Mishna. Des ajouts ultérieurs furent appelés Tosefta. À leur tour, les rabbins estimèrent nécessaire de commenter la Mishna, et ces interprétations de la tradition orale posèrent le fondement d’une imposante collection de livres appelée la Guemara (compilée du IIIe au Ve siècle de n. è.). L’ensemble de ces ouvrages en vint à être connu sous le nom de Talmud. Toutes ces opinions rabbiniques continuent de faire l’objet de commentaires de nos jours. Comme il est impossible d’harmoniser cette multiplicité de points de vue largement divergents, faut-il s’étonner si beaucoup préfèrent considérer que la Torah a “soixante-dix visages”?