LE BONHEUR SELON SCHOPENHAUER
L’absence de désirs et de souffrance
Giorgia Castagnoli - publié le 11/05/2010
Soumis à la tyrannie de la volonté, l’homme ne peut se contenter que d’une satisfaction momentanée, d’après Schopenhauer. A moins, conseille-t-il, de s’oublier dans la contemplation esthétique ou de suivre la voie de l’ascétisme, pour conquérir la paix intérieure, loin d’être à la portée de tous.
Dans un monde de représentations illusoires, comment trouver son propre bonheur ? Le système philosophique créé par Arthur Schopenhauer (1788-1860) considère la volonté comme l’essence du monde, qui s’individualise et se présente sous une multiplicité de formes, appelées « représentations ». La volonté est une force aveugle, elle n’est soumise ni au temps ni à l’espace, et n’obéit ni au principe de causalité ni à celui de finalité. Cette force est présente au fond de chaque créature et de chaque chose existante, d’une manière consciente ou au fond de l’âme humaine. C’est elle qui nous pousse à désirer toujours davantage ; elle qui, par le manque, engendre la douleur et donne perpétuellement naissance à de nouveaux désirs.
Le pessimisme schopenhauerien dérive ainsi de l’impossibilité de mettre fin au vouloir et ne se contente que d’une satisfaction momentanée. Le bonheur est donc par essence « négatif », car il s’agit d’une absence de souffrance et de manque. Quand la douleur disparaît, nous ne sentons rien et c’est seulement à la rencontre de la douleur suivante que l’on comprend combien on était heureux. Mais comment échapper à cette série de souffrances ? Pour casser, ne serait-ce qu’un bref instant, la chaîne de désirs qui provoque la souffrance humaine, Schopenhauer évoque la possibilité d’un « refuge », d’un « abri », d’un « asile » : la contemplation esthétique.
Objets beaux et visions sublimes
Ce moment de grâce estompe la dimension individuelle et permet un dépassement des tourments habituels du vouloir, en s’oubliant dans l’objet. S’affranchissant de son individualité, l’homme perd alors toute douleur et affliction. La contemplation des Idées lui offre un moment de plaisir. Si, pour Schopenhauer, tout objet peut provoquer une expérience esthétique, les plus adaptés à susciter cette intuition chez l’individu sont les objets beaux et, à un niveau supérieur, les visions sublimes. Devant un objet beau, notre perception ne distingue plus de relation phénoméniste, c’est-à-dire les différentes caractéristiques de l’objet, ses qualités en relation à notre manière de les percevoir, ni de liens d’utilité. Nous devenons « étrangers à notre volonté propre », c’est-à-dire « sujets connaissant purs », prompts à la béatitude. La création artistique permet davantage encore l’expérience esthétique : le créateur est un « voyant » des formes intemporelles. Pour Schopenhauer, à la différence de Kant, le génie n’a pas la faculté de produire des formes originales, mais il est apte à reproduire, comme par réminiscence, les formes originelles. Le pouvoir de l’art n’est donc pas de modifier le présent ou d’innover, mais d’échapper au présent éternel qui caractérise la volonté, pour revenir à un passé préhistorique, serein et infratemporel. L’art permet ce retour à l’origine qui nous plonge dans un temps précédant le début de l’histoire du monde.
La contemplation esthétique n’est pourtant qu’un moyen provisoire pour parvenir à une certaine forme de bonheur. Le stade successif, et plus durable, est de déchirer le « voile de Mâyâ », « le voile de l’illusion, qui recouvre les yeux des mortels », en choisissant la voie de l’ascétisme. Le sage fait en effet preuve d’une totale indifférence à l’égard des besoins corporels, de la tyrannie des désirs ; il suspend le vouloir-vivre et goûte le calme intérieur de la pure connaissance. Il a conquis, à force des privations, la paix intérieure : il est donc heureux.
Les hommes inégaux de caractère
Il est aussi en communion avec le monde, grâce au sentiment de pitié qui le relie à tous les êtres, au nom d’une unité originelle : « Tat twam asi » (« Tu es ceci »), dit l’ancienne formule des Védas, abolissant les différences entre toutes les manifestations du même être. La connaissance de l’essence du monde est donc fondamentale pour avancer sur le chemin de la sagesse et du bonheur, et la philosophie, en tant que « science du monde », est la meilleure voie pour y parvenir.
Cependant, pour les esprits moins sensibles à la philosophie et à l’ascétisme, Schopenhauer donne quelques conseils pour mieux s’orienter dans la vie pratique et quotidienne. Ce petit traité de la vie heureuse, intitulé Aphorismes sur la sagesse dans la vie, constitue une partie de ses Parerga et Paralipomena, publiés en 1851. Il y encourage l’homme à s’épanouir et à cultiver les facultés les plus hautes, notamment la prudence, une sage circonspection qui nous prépare à affronter la vie, et le courage, le véritable signe de la noblesse d’âme. C’est plutôt dans ce que nous sommes, que dans ce que nous avons, qu’il faut chercher le bonheur. Et c’est dans la recherche d’une harmonie de nos propres qualités que notre existence pourra mieux s’épanouir. Même si tous les hommes tendent idéalement au bonheur, une inégalité radicale du caractère et des différentes attitudes influencent ce parcours. Schopenhauer considère chaque caractère comme individuel, empirique, invariable et inné : il ne faut pas s’y opposer ou le réformer, mais suivre le chemin tracé par la nature, pour ainsi éviter toute douleur inutile.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation (livre II, 38)
« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. »
LE MONDE des RELIGIONS
L’absence de désirs et de souffrance
Giorgia Castagnoli - publié le 11/05/2010
Soumis à la tyrannie de la volonté, l’homme ne peut se contenter que d’une satisfaction momentanée, d’après Schopenhauer. A moins, conseille-t-il, de s’oublier dans la contemplation esthétique ou de suivre la voie de l’ascétisme, pour conquérir la paix intérieure, loin d’être à la portée de tous.
Dans un monde de représentations illusoires, comment trouver son propre bonheur ? Le système philosophique créé par Arthur Schopenhauer (1788-1860) considère la volonté comme l’essence du monde, qui s’individualise et se présente sous une multiplicité de formes, appelées « représentations ». La volonté est une force aveugle, elle n’est soumise ni au temps ni à l’espace, et n’obéit ni au principe de causalité ni à celui de finalité. Cette force est présente au fond de chaque créature et de chaque chose existante, d’une manière consciente ou au fond de l’âme humaine. C’est elle qui nous pousse à désirer toujours davantage ; elle qui, par le manque, engendre la douleur et donne perpétuellement naissance à de nouveaux désirs.
Le pessimisme schopenhauerien dérive ainsi de l’impossibilité de mettre fin au vouloir et ne se contente que d’une satisfaction momentanée. Le bonheur est donc par essence « négatif », car il s’agit d’une absence de souffrance et de manque. Quand la douleur disparaît, nous ne sentons rien et c’est seulement à la rencontre de la douleur suivante que l’on comprend combien on était heureux. Mais comment échapper à cette série de souffrances ? Pour casser, ne serait-ce qu’un bref instant, la chaîne de désirs qui provoque la souffrance humaine, Schopenhauer évoque la possibilité d’un « refuge », d’un « abri », d’un « asile » : la contemplation esthétique.
Objets beaux et visions sublimes
Ce moment de grâce estompe la dimension individuelle et permet un dépassement des tourments habituels du vouloir, en s’oubliant dans l’objet. S’affranchissant de son individualité, l’homme perd alors toute douleur et affliction. La contemplation des Idées lui offre un moment de plaisir. Si, pour Schopenhauer, tout objet peut provoquer une expérience esthétique, les plus adaptés à susciter cette intuition chez l’individu sont les objets beaux et, à un niveau supérieur, les visions sublimes. Devant un objet beau, notre perception ne distingue plus de relation phénoméniste, c’est-à-dire les différentes caractéristiques de l’objet, ses qualités en relation à notre manière de les percevoir, ni de liens d’utilité. Nous devenons « étrangers à notre volonté propre », c’est-à-dire « sujets connaissant purs », prompts à la béatitude. La création artistique permet davantage encore l’expérience esthétique : le créateur est un « voyant » des formes intemporelles. Pour Schopenhauer, à la différence de Kant, le génie n’a pas la faculté de produire des formes originales, mais il est apte à reproduire, comme par réminiscence, les formes originelles. Le pouvoir de l’art n’est donc pas de modifier le présent ou d’innover, mais d’échapper au présent éternel qui caractérise la volonté, pour revenir à un passé préhistorique, serein et infratemporel. L’art permet ce retour à l’origine qui nous plonge dans un temps précédant le début de l’histoire du monde.
La contemplation esthétique n’est pourtant qu’un moyen provisoire pour parvenir à une certaine forme de bonheur. Le stade successif, et plus durable, est de déchirer le « voile de Mâyâ », « le voile de l’illusion, qui recouvre les yeux des mortels », en choisissant la voie de l’ascétisme. Le sage fait en effet preuve d’une totale indifférence à l’égard des besoins corporels, de la tyrannie des désirs ; il suspend le vouloir-vivre et goûte le calme intérieur de la pure connaissance. Il a conquis, à force des privations, la paix intérieure : il est donc heureux.
Les hommes inégaux de caractère
Il est aussi en communion avec le monde, grâce au sentiment de pitié qui le relie à tous les êtres, au nom d’une unité originelle : « Tat twam asi » (« Tu es ceci »), dit l’ancienne formule des Védas, abolissant les différences entre toutes les manifestations du même être. La connaissance de l’essence du monde est donc fondamentale pour avancer sur le chemin de la sagesse et du bonheur, et la philosophie, en tant que « science du monde », est la meilleure voie pour y parvenir.
Cependant, pour les esprits moins sensibles à la philosophie et à l’ascétisme, Schopenhauer donne quelques conseils pour mieux s’orienter dans la vie pratique et quotidienne. Ce petit traité de la vie heureuse, intitulé Aphorismes sur la sagesse dans la vie, constitue une partie de ses Parerga et Paralipomena, publiés en 1851. Il y encourage l’homme à s’épanouir et à cultiver les facultés les plus hautes, notamment la prudence, une sage circonspection qui nous prépare à affronter la vie, et le courage, le véritable signe de la noblesse d’âme. C’est plutôt dans ce que nous sommes, que dans ce que nous avons, qu’il faut chercher le bonheur. Et c’est dans la recherche d’une harmonie de nos propres qualités que notre existence pourra mieux s’épanouir. Même si tous les hommes tendent idéalement au bonheur, une inégalité radicale du caractère et des différentes attitudes influencent ce parcours. Schopenhauer considère chaque caractère comme individuel, empirique, invariable et inné : il ne faut pas s’y opposer ou le réformer, mais suivre le chemin tracé par la nature, pour ainsi éviter toute douleur inutile.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation (livre II, 38)
« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. »
LE MONDE des RELIGIONS