Le Monde des religions
Pakistan : la société civile se radicalise
Mohamed Merah : maladie de l'islam ou malaise social profond?
"La barbarie ne passera pas"
Pakistan : la société civile se radicalise
propos recueillis par Anaïs Heluin - publié le 28/03/2012
Attaques contre des processions religieuses, démolition de lieux de culte, meurtres et enlèvements au nom de la religion... Ces derniers temps, le Pakistan connaît une recrudescence de ce type de violence. Pour Jean-Luc Racine*, spécialiste de la géopolitique de l'Asie du Sud, les causes en sont multiples. Entre autres, il signale une islamisation de la société civile.
Le 27 mars, des Pakistanais supporters des partis islamistes manifestaient devant le parlement à Islamabad contre la réouverture d'une route de ravitaillement, par l'OTAN, entre le Pakistan et l'Afghanistan © Farooq Naeem / AFP
Mi mars, le réseau Citoyens pour la Démocratie lançait un appel au gouvernement pour dénoncer le fanatisme religieux qui "mine les bases de la coexistence ". Ce type d'action est-il fréquent ?
Relativement fréquent, oui. Il existe au Pakistan un panorama complexe, aux racines multiples, d'organisations militantes. Pour la plupart, elles émanent des classes moyennes ou supérieures. Le réseau Citoyens pour la Démocratie dont vous parlez fait partie des groupes nouvellement créés, qui sont assez nombreux. D'autres mouvements résultent d'ONG diverses et travaillent sur des points précis tels que la scolarisation. Toutes ces structures documentent les violences que subissent les minorités religieuses, ou d'autres atteintes aux droits de l'homme, mais leur pouvoir est limité.
Parmi les obstacles que rencontrent ces structures, il y a le gouvernement. Quelle est, selon vous, sa motivation ?
Disons plutôt le pouvoir que le gouvernement, car il faut inclure l’armée - et ses services spéciaux - au cœur du pouvoir d’Etat. Pour des raisons géopolitiques plus qu’idéologiques, l’armée a instrumentalisé de longue date l'islamisme radical, par le biais des jihadistes envoyés au Cachemire, et par son appui aux talibans afghans. Mais une partie de ces éléments radicaux s’est retournée contre le pouvoir d’Etat, comme en témoigne l’insurrection des talibans pakistanais dans les zones tribales, et la multiplicité des attentats terroristes.
Les gouvernements, civils ou militaires n’ont jamais pu ou voulu éradiquer ces groupes radicaux, opérant à l’extérieur, ni même les formations ultra-radicales s’attaquant aux minorités pakistanaises, y compris aux chiites, et depuis quelque temps à de hauts lieux de l’islam populaire sunnite jugé perverti à leurs yeux. Cette ambiguïté ou cette irrésolution du pouvoir témoigne de ce que le projet national n'est pas encore partagé par tous et le débat sur ce que doit être l'islam au Pakistan est loin d'être clos. En 1947, la vision de Mohammed Ali Jinnah, le père fondateur du pays, était celle d’un Etat musulman démocratique, et pas théocratique. Ce projet initial donne encore lieu à des visions divergentes.
Est-ce à dire que la société civile n'est pas, comme on le pense souvent, entièrement tournée vers un islam soufi mâtiné d'influences hindoues ?
La majorité de la population est certes tenante d’un islam populaire, dominant en Asie du Sud : un sunnisme marqué par le soufisme, le culte des saints et la tradition barelvi. Mais contre cette voie, est apparue au XIXe siècle un mouvement religieux plus rigoriste qui prône un retour à la pureté des temps du prophète : c’est l'école déobandi, plus radicale, et en résonnance avec le wahhabisme saoudien, diffusé par les moujahidins arabes venus combattre en Afghanistan dans les années 80. La philosophie des idéologues talibans s’en est nourrie.
La "guerre contre le terrorisme" lancée par les Etats-Unis contre al Qaeda et les talibans après le 11 septembre, par ses contre-coups au Pakistan, a renforcé l’anti-américanisme mais aussi les crispations identitaires d’une part de l’opinion, au-delà des seuls déobandis. L'assassinat du gouverneur de la province du Penjab, Salman Taseer, le 4 janvier 2011, est significatif de cet état de fait. Considéré comme une voix modérée du Parti du peuple pakistanais (PPP) au pouvoir, cet homme politique s'était déclaré en faveur d'une modification de la loi punissant le blasphème de la peine de mort. Son assassin venait des milieux barelvis, très sensibles au respect du Prophète. Le plus saisissant dans cette affaire fut le soutien accordé à l’assassin par une partie de la classe moyenne, et le quasi-silence du gouvernement et de l’armée.
À quoi attribuez-vous cette islamisation de la société civile ?
En sus de l’instrumentalisation géopolitique de l’islamisme et des griefs que l’on connaît à l’encontre de l’Occident (Palestine, invasion de l’Irak et de l’Afghanistan…) compte également la difficile situation économique du Pakistan. Cette tendance à la radicalisation est aussi l'expression d'un désarroi face à l'impuissance du pouvoir politique à donner à la population ce qu'elle cherche : l’accès à l’emploi, à l’éducation, l’amélioration du quotidien... L’islam politique, celui d’un parti comme la Jamaat-e-Islami par exemple, s’est saisi de ces questions, mais il s’est laissé débordé par des groupes activistes qui sont non seulement islamistes, mais aussi nationalistes : anti-indiens, anti-américains.
L’opportunisme politique conforte dès lors les crispations identitaires et toutes leurs dérives. Dans ce contexte tendu, il faut saluer le courage des associations ou des instances qui appellent au vivre-ensemble et aux droits de l’homme. Mais la classe politique et l’armée ne se mobilisent pas assez contre la radicalisation d’une partie de l’opinion, par crainte de se trouver en porte-à-faux avec les idéologues auto-proclamés de cette radicalisation. Il faudra sans doute du temps pour sortir de cette impasse, et pour retrouver le projet initial de ce que devait être le Pakistan, une terre pour les musulmans, en paix avec elle-même et avec ses voisins.
* Jean-Luc Racine est aussi directeur de recherches au CNRS et au Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud (CEIAS) de l'EHESS
Pakistan : la société civile se radicalise
Mohamed Merah : maladie de l'islam ou malaise social profond?
"La barbarie ne passera pas"
Pakistan : la société civile se radicalise
propos recueillis par Anaïs Heluin - publié le 28/03/2012
Attaques contre des processions religieuses, démolition de lieux de culte, meurtres et enlèvements au nom de la religion... Ces derniers temps, le Pakistan connaît une recrudescence de ce type de violence. Pour Jean-Luc Racine*, spécialiste de la géopolitique de l'Asie du Sud, les causes en sont multiples. Entre autres, il signale une islamisation de la société civile.
Le 27 mars, des Pakistanais supporters des partis islamistes manifestaient devant le parlement à Islamabad contre la réouverture d'une route de ravitaillement, par l'OTAN, entre le Pakistan et l'Afghanistan © Farooq Naeem / AFP
Mi mars, le réseau Citoyens pour la Démocratie lançait un appel au gouvernement pour dénoncer le fanatisme religieux qui "mine les bases de la coexistence ". Ce type d'action est-il fréquent ?
Relativement fréquent, oui. Il existe au Pakistan un panorama complexe, aux racines multiples, d'organisations militantes. Pour la plupart, elles émanent des classes moyennes ou supérieures. Le réseau Citoyens pour la Démocratie dont vous parlez fait partie des groupes nouvellement créés, qui sont assez nombreux. D'autres mouvements résultent d'ONG diverses et travaillent sur des points précis tels que la scolarisation. Toutes ces structures documentent les violences que subissent les minorités religieuses, ou d'autres atteintes aux droits de l'homme, mais leur pouvoir est limité.
Parmi les obstacles que rencontrent ces structures, il y a le gouvernement. Quelle est, selon vous, sa motivation ?
Disons plutôt le pouvoir que le gouvernement, car il faut inclure l’armée - et ses services spéciaux - au cœur du pouvoir d’Etat. Pour des raisons géopolitiques plus qu’idéologiques, l’armée a instrumentalisé de longue date l'islamisme radical, par le biais des jihadistes envoyés au Cachemire, et par son appui aux talibans afghans. Mais une partie de ces éléments radicaux s’est retournée contre le pouvoir d’Etat, comme en témoigne l’insurrection des talibans pakistanais dans les zones tribales, et la multiplicité des attentats terroristes.
Les gouvernements, civils ou militaires n’ont jamais pu ou voulu éradiquer ces groupes radicaux, opérant à l’extérieur, ni même les formations ultra-radicales s’attaquant aux minorités pakistanaises, y compris aux chiites, et depuis quelque temps à de hauts lieux de l’islam populaire sunnite jugé perverti à leurs yeux. Cette ambiguïté ou cette irrésolution du pouvoir témoigne de ce que le projet national n'est pas encore partagé par tous et le débat sur ce que doit être l'islam au Pakistan est loin d'être clos. En 1947, la vision de Mohammed Ali Jinnah, le père fondateur du pays, était celle d’un Etat musulman démocratique, et pas théocratique. Ce projet initial donne encore lieu à des visions divergentes.
Est-ce à dire que la société civile n'est pas, comme on le pense souvent, entièrement tournée vers un islam soufi mâtiné d'influences hindoues ?
La majorité de la population est certes tenante d’un islam populaire, dominant en Asie du Sud : un sunnisme marqué par le soufisme, le culte des saints et la tradition barelvi. Mais contre cette voie, est apparue au XIXe siècle un mouvement religieux plus rigoriste qui prône un retour à la pureté des temps du prophète : c’est l'école déobandi, plus radicale, et en résonnance avec le wahhabisme saoudien, diffusé par les moujahidins arabes venus combattre en Afghanistan dans les années 80. La philosophie des idéologues talibans s’en est nourrie.
La "guerre contre le terrorisme" lancée par les Etats-Unis contre al Qaeda et les talibans après le 11 septembre, par ses contre-coups au Pakistan, a renforcé l’anti-américanisme mais aussi les crispations identitaires d’une part de l’opinion, au-delà des seuls déobandis. L'assassinat du gouverneur de la province du Penjab, Salman Taseer, le 4 janvier 2011, est significatif de cet état de fait. Considéré comme une voix modérée du Parti du peuple pakistanais (PPP) au pouvoir, cet homme politique s'était déclaré en faveur d'une modification de la loi punissant le blasphème de la peine de mort. Son assassin venait des milieux barelvis, très sensibles au respect du Prophète. Le plus saisissant dans cette affaire fut le soutien accordé à l’assassin par une partie de la classe moyenne, et le quasi-silence du gouvernement et de l’armée.
À quoi attribuez-vous cette islamisation de la société civile ?
En sus de l’instrumentalisation géopolitique de l’islamisme et des griefs que l’on connaît à l’encontre de l’Occident (Palestine, invasion de l’Irak et de l’Afghanistan…) compte également la difficile situation économique du Pakistan. Cette tendance à la radicalisation est aussi l'expression d'un désarroi face à l'impuissance du pouvoir politique à donner à la population ce qu'elle cherche : l’accès à l’emploi, à l’éducation, l’amélioration du quotidien... L’islam politique, celui d’un parti comme la Jamaat-e-Islami par exemple, s’est saisi de ces questions, mais il s’est laissé débordé par des groupes activistes qui sont non seulement islamistes, mais aussi nationalistes : anti-indiens, anti-américains.
L’opportunisme politique conforte dès lors les crispations identitaires et toutes leurs dérives. Dans ce contexte tendu, il faut saluer le courage des associations ou des instances qui appellent au vivre-ensemble et aux droits de l’homme. Mais la classe politique et l’armée ne se mobilisent pas assez contre la radicalisation d’une partie de l’opinion, par crainte de se trouver en porte-à-faux avec les idéologues auto-proclamés de cette radicalisation. Il faudra sans doute du temps pour sortir de cette impasse, et pour retrouver le projet initial de ce que devait être le Pakistan, une terre pour les musulmans, en paix avec elle-même et avec ses voisins.
* Jean-Luc Racine est aussi directeur de recherches au CNRS et au Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud (CEIAS) de l'EHESS