Où commence et où s'arrête l'objection de conscience? On ne trouve pas l'expression dans les dictionnaires de philosophie ou de philosophie politique. Pourtant, l'objection constitue bien une argumentation qui s'oppose à une opinion pour la réfuter, et l'objecteur de conscience est celui qui, en temps de paix ou en temps de guerre, refuse d'accepter des obligations militaires, en argumentant que ses convictions l'obligent au respect inconditionnel de la vie humaine et s'oppose par là aux institutions politiques.
Par extension, nombre de médecins refusent de pratiquer l'avortement par objection de conscience, par respect absolu de la vie.
Beaucoup d'auteurs font débuter l'histoire de l'objection de conscience au christianisme primitif. "On voit (...) que deux notions risquent de s'opposer quand on cherche à déterminer la valeur d'une règle sociale : sa légalité et sa légitimité ; sa légalité aux yeux des hommes qui l'ont promulguée ou acceptée, sa légitimité aux yeux de Dieu ou plutôt de ceux qui interprètent ses commandements." (Jean-Pierre CATTELAIN). Par la suite, les autorités religieuses ne reconnaissent plus cette objection de conscience. La loi est forcément légitime aux yeux de nombre de théologiens et la question ne se pose pas... sauf, mais cela déborde les convictions individuelles, lorsqu'il s'agit de s'opposer à un pouvoir politique qui entend s'autonomiser de l'Église.
Quelques mouvements réformateurs mettent en avant l'objection de conscience durant la Réforme : les Vaudois et les Hussites de la fin du XIIème siècle, les Anabaptistes, les Frères Moraves en Westphalie. Nombreux sont les groupes religieux qui objectent à certaines prérogatives du pouvoir politique, refusent sa légitimité même, et cela se traduit souvent par leur exil ou leur départ volontaire en d'autres contrées qu'ils espèrent plus propices à l'épanouissement de leur foi. Ainsi, les Frères Suisses au XVIème siècle, les Mennonites aux Pays-Bas, puis aux Etats-Unis, les Amish à partir du XIXème siècle en Alsace et aux Etats-Unis, les Doukhobors en Russie au XVIIIème siècle, les Monachki en Russie au XIXème et au XXème siècles, et les Témoins de Jéhovah qui, eux, souvent restent dans leur pays.
Avec George FOX et la fondation de la Société des Amis en 1652, s'affirme le droit de tout individu, en conscience, à résister au pouvoir civil si celui-ci lui parait aller à l'encontre de la loi divine ou du simple bon sens. Non qu'il soit bien sûr pas le premier groupe à exprimer ses opinions mais son développement, son émigration aux Etats-Unis où ils tentent d'implanter une communauté respectueuse de la paix, en Pennsylvannie, donne à ces conviction sans doute le plus grand impact, et ceci dans l'ensemble des sociétés européennes. L'activité des Quakers, que l'on retrouve parfois en bon nombre dans des organisations internationales oeuvrant en faveur de la paix (dans le personnel diplomatique de l'ONU par exemple), persistante et couvrant l'ensemble du globe terrestre, n'est certainement pas étrangère aux solidarités qui s'expriment ici ou là à l'occasion de mouvements d'objection de conscience, qu'ils soient individuels ou collectifs.
De l'objection de conscience, d'abord individuelle, peut venir des mouvements de désobéissance civile plus ou moins importants. Discours de la servitude volontaire de LA BOETIE en 1548, Discours de la désobéissance civile de Henry David THOREAU (1817-1862), des passages de La révolution russe de TOLSTOI, les multiples ouvrages de GANDHI, ceux de Danilo DOLCI, ou plus proche dans le temps et dans l'espace de LANZA DEL VASTO, de Jean-Marie MULLER... scandent diverses étapes, souvent en liaison avec les actions de leurs auteurs, de la réflexion de nombreux objecteurs de conscience. Ce sont en effet autant de références pour des générations d'objecteurs en Occident et encore aujourd'hui face par exemple aux guerres des Etats-Unis dans le Proche Orient, qui veulent donner à leur action un sens collectif.
Autant par le regroupement des objecteurs de conscience eux-mêmes que par les tentatives des différents gouvernements de réduire l'influence ou l'impact de leur pensée et de leur action, une sorte de classification s'est établie. On peut distinguer ainsi les différents objections de conscience :
- à caractère religieux, pour leur grande majorité. Cela va des membres de mouvements réformateurs chrétiens, soucieux de montrer au grand jour leur opposition, aux Témoins de Jehovah, qui se veulent discrets, refusent toute discussion et préfèrent se laisser enfermer en prison plutôt que d'accepter d'effectuer un quelconque service civil ;
- à caractère politique, contre une guerre précise ou contre une politique de défense. Ainsi des objecteurs de conscience se sont joints partout à travers le monde, même s'ils ne sont pas très nombreux, à d'autres acteurs politiques et sociaux pour prôner des alternatives à la défense armée. Se définissant souvent comme non-violents, ils allient leur réflexion à des actions concrètes et souvent spectaculaires contre divers aspects de l"a militarisation de la société" ;
- à caractère libertaire, par principe de refus de participer à une société telle qu'elle est, avec son cortège d'injustices et d'atteintes aux libertés. Souvent, l'anarchiste est un insoumis, le refus de la conscription apparaissant même pour les plus politiques d'entre eux comme un devoir civique ;
- à caractère de "convenance personnelle" (!), tout simplement pour échapper au service militaire n'entrant pas dans leur projet d'avenir. Cette catégorie polémique est parfois évoquée par les tenants d'une service civil obligatoire...
- à caractère psychopathologique, que même certains auteurs favorables à l'objection de conscience admettent l'existence. A la suite d'une thèse du docteur CHARLIN en 1952, qui constitue surtout une sorte d'hypothèque des partisans de l'ordre social existant, sur la crédibilité des arguments des objecteurs de conscience. En vertu de cela, dans certains pays, l'examen médical d'incorporation comporte une partie psychiatrique.
Par-delà les aspects historiques et les situations très variables suivant les pays (que nous ne manquerons pas par la suite de détailler et de discuter), les tolérances plus ou moins grandes vis-à-vis de l'objection de conscience des Etats, les services civils plus ou moins longs placés en remplacement des services militaires, l'objection de conscience pose des questions de fonds :
- sur les motivations, toujours, affirmées par les objecteurs de conscience et souvent déniées par les fonctionnaires des pouvoirs publics et certaines autorités politiques et même religieuses. Car comme le rappelle le pasteur Henri ROSER, dans Les cahiers de la Réconciliation de novembre-décembre 1967, on a sacralisé la loi, on a fait de l'obéissance une vertu cardinale, on a divinisé l'Etat ; l'objecteur de conscience est alors le sacrilège qui récuse la notion de raison d'Etat et ne rejette la loi écrite que pour lui substituer le pouvoir de la conscience. L'attitude de l'objecteur de conscience est souvent stigmatisée par de nombreux secteurs de la société.
- sur l'attitude envers la société et la démocratie. Cela se révèle bien entendu pas seulement à propos de l'objection de conscience à la guerre ou aux activités militaires, mais aussi à diverses autres aspects, objection médicale, objection à l'impôt pour des questions corporatrices ou sociétaires. Cela fait référence à certains écrits de David Henri THOREAU par exemple : "tout vote est une sorte de jeu, comme les échecs ou le tric-trac, augmenté d'une légère touche morale ; un jeu où le bien et le mal, les questions éthiques sont en jeu" (La désobéissance civile). Cela peut rester une position individuelle isolée. Cela peut refléter l'opposition de vastes parties de la société à un pouvoir politique issu de mécanismes institutionnels, parlementaires et présidentiels, ressentis comme "truqués" ou au moins porteurs de mensonges de grande ampleur...
- sur l'efficacité dans la lutte contre ce à quoi l'objection de conscience s'oppose. Ainsi de nombreux débats ont opposé, par rapport aux combats contre "la militarisation" ou "l'encasernement" ou encore "l'armée bourgeoise capitaliste", les tenants d'une lutte à l'intérieur de l'institution militaire à ceux qui préfèrent concentrer leurs efforts de l'extérieur de celle-ci. Cela reflète bien entendu des divergences d'objectifs politico-sociaux.
Jean-Pierre CATTELAIN, L'objection de conscience, PUF, collection Que sais-je?, 1975 ; Alternatives non-violentes, n°29-30, 1978, dossier sur l'objection de conscience ; Présentation de HEAM DAY, Bible de l'objecteur de conscience, L'Internationale des Résistants à la guerre, 1957 ; Lanza DEL VASTO, technique de la non-violence, Denoël/Gonthier, 1971 ; Henry VAN ETTEN, George FOX et les Quakers, Editions du Seuil, collection "Maitres spirituels", 1956 ; Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, Alternatives non-violentes-Institut de Recherche sur la Résolution des Conflits, 1988.
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