[size=32]Philippe d'Iribarne : « On disqualifie toute interrogation des aspects problématiques de l’islam »
Propos recueillis par Jérémy André - publié le 03/09/2019Dans un essai* captivant paru au printemps, Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des cultures nationales, démonte les travaux qui accusent les sociétés occidentales d’« islamophobie ».
Manifestation contre l'islamophobie à Strasbourg le 11 février 2006, dans le cadre de l'affaire des caricatures de Mahomet. Crédit : Vincent Kessler / Reuters
Islamophobie : Intoxication idéologique est un texte théorique et non un pamphlet. Les partisans de la notion d’islamophobie le liront néanmoins comme une attaque en règle.
Des institutions réputées sérieuses, de l’Onu à la Commission nationale consultative des droits de l’homme en France, emploient depuis longtemps ce terme dans leurs travaux. Il s’est ainsi imposé pour décrire discriminations et violences dont les musulmans seraient systématiquement victimes en Occident. Pourtant, ce mot même d’islamophobie ne cesse de faire polémique. Récemment, sa critique par le philosophe Henri Peña-Ruiz lors de l’université d’été de la France insoumise a conduit le mouvement politique au bord de l’implosion. Et déjà, au printemps, le terme avait dû être retiré d’une proposition de loi en France.
Depuis la fatwa contre Salman Rushdie et les premières affaires du voile à l'école, trois décennies n'ont pas suffi à épuiser un débat souvent hystérique... au contraire ! A chaque nouvelle crise, un concert d'éditorialistes et d'intellectuels dénonce une « manipulation idéologique » : en mettant dans le même sac racisme et critique de l’islam, le concept servirait surtout à neutraliser toute opposition à la montée de l’islamisme. Pour le camp d'en face, s'alarmer du radicalisme ou dénoncer le port du voile serait « islamophobe », une forme irrationnelle de rejet de l’autre, et non des réactions rationnelles face à des éléments discutables d'une religion.
Comment expliquer que les personnes de confession musulmane soient si certaines de faire l'objet de discriminations au quotidien, si ce n'est par une islamophobie ambiante ? Philippe d’Iribarne remet en cause les deux évidences trompeuses liées à cette perception collective : à regarder les chiffres de près, les musulmans ne sont en fait pas discriminés pour leur seule appartenance à l’islam, mais pour un ensemble de facteurs annexes ; et surtout, la haine des musulmans n'est pas aussi répandue que le clament les militants associatifs. A n'en pas douter, ces arguments sociologiques et statistiques devraient devenir les armes théoriques les plus solides des détracteurs du discours sur l'islamophobie.
Pourquoi réfutez-vous le concept d’islamophobie ?
Le terme se présente comme désignant un rejet haineux de l’islam par le monde occidental. Mais les données des sciences sociales contredisent la vision d’une hostilité généralisée envers les musulmans en tant que musulmans. En réalité, les sociétés occidentales sont tout à fait accueillantes pour l’islam comme religion. Si elles rejettent certains aspects de l’islam, qui relèvent d’un ordre politique et social, c’est parce qu’ils sont incompatibles avec nos valeurs. Le terme d’islamophobie, qui suggère une réaction indiscriminée envers les musulmans et l’islam, égare et est mortifère.
Est-ce ce qui vous a conduit à écrire ce livre ?
La question des conditions d'intégration des musulmans en Occident me préoccupe à plus d’un titre, en tant que chercheur, et en tant que citoyen. Je connaissais évidemment les débats politiques, mais mon point de départ a été de découvrir, avec effarement, les études sur le sujet. J’ai été frappé en particulier par les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dans lesquels il y a un énorme hiatus entre les conclusions, qui affirment que les musulmans sont victimes d’une islamophobie généralisée, et les données, qui démontrent le contraire.
Pourquoi ces études de la CNCDH sont-elles problématiques ?
Les travaux de la CNCDH ne sont pas les seuls, mais ils sont les plus caricaturaux. Les données mêmes sur lesquelles ils s’appuient montrent la grande diversité des réactions par rapport aux marqueurs de l'islam. Et ils concluent pourtant qu’il y a un rejet global de l'islam en tant que tel. Quand les personnes interrogées justifient certaines réticences envers l’islam en invoquant le statut des femmes dans les pays musulmans, l’étude affirme que ce n’est pas parce que ces personnes sont réellement choquées par ce statut mais qu’elles y prêtent attention parce qu’elles sont « islamophobes ». C’est un incroyable retournement de l’accusation ! On disqualifie toute interrogation mettant en cause les aspects problématiques de l’islam. Simultanément, le rapport ne semble pas du tout remarquer que les pratiques musulmanes strictement spirituelles et qui ne contredisent pas les valeurs occidentales, comme le jeûne du ramadan, sont largement acceptées. Je ne connais pas les auteurs de ce travail, mais en le lisant, on se demande s’ils sont juste inconscients, ou bien s’il s’agit de militants qui opèrent une manipulation cynique.
Des polémistes et journalistes critiquent ce concept depuis longtemps, mais peu de chercheurs ou d’universitaires. Si l’islamophobie est une telle imposture, pourquoi êtes-vous le premier sociologue à la réfuter d’un point de vue épistémologique ?
Je m'interroge aussi. La sociologie passe pourtant son temps à déconstruire les notions communes. À mon sens, il y a d’abord un effet d’intimidation. Comme l’a montré un colloque récent du Comité Laïcité République, les militants de l’islamophobie et du courant décolonial ont opéré un formidable travail d’entrisme à l’université. Réfuter l’islamophobie peut être rapidement taxé de symptôme d’islamophobie ! Ceux qui souhaitent résister ont donc dû accepter une certaine marginalité par rapport au milieu universitaire. Il n’y a qu’à voir la manière dont la démographe Michèle Tribalat a été traitée. Pour ma part, ce qui touche à l’islam n’est pas mon domaine exclusif de recherche et j’ai une position solide en tant que spécialiste de la diversité des cultures et de leur rencontre, ce qui me rend légitime pour aborder les rapports entre l’islam et l’Occident. Par ailleurs, le sujet est moins tabou pour ma génération, qui n’a justement pas connu l’entrisme en question.
Les musulmans ne subissent-ils pas d’indéniables discriminations à l’emploi ou pour trouver un logement ?
Ce n’est pas ce que rapportent les études, qui montrent qu’ils n’y a pas de discrimination envers les musulmans en tant que tels. Tout d’abord, il faudrait rappeler que les tests de CV anonymes réalisés par Pôle Emploi dans les années 2000 ont plutôt démontré le contraire : avec des CV anonymisés, les personnes ayant des noms à consonance musulmane bénéficiaient de moins d’entretiens qu’en affichant leur nom ! Ce qui signifie que les employeurs avaient plutôt tendance à avoir un regard positif sur ceux qui paraissaient musulmans : ils excusaient certains déficits de leur profil professionnel (absence d’expérience préalable, problèmes d’orthographe…) en les attribuant à leurs origines. Quant aux études plus récentes sur les discriminations, la plus précise est un testing réalisé par l’Institut Montaigne, dans lequel un maximum de variables ont été prises en compte. Elle démontre que la question pour l’employeur n'est pas que le candidat soit musulman, mais « est-ce que je vais avoir des problèmes en l’employant ? » Cette inquiétude ne relève pas de préjugés : voyez les procès, tel celui de la crèche Baby Loup, associés au port du voile dans l’entreprise, ou le récent rapport parlementaire sur les problèmes liés à la montée d’un islam revendicatif dans les entreprises publiques. Confrontés à un supposé musulman dont ils ne savent rien et ne pouvant exclure le risque qu’il fasse partie des « musulmans à problème », ou simplement que sa maîtrise de la culture française soit imparfaite, les employeurs peuvent préférer prudemment un autre profil. Mais si le profil révélé par son CV lève ces inquiétudes, par exemple en indiquant un engagement dans les scouts laïques ou la participation à des concours de Scrabble, l’attractivité du demandeur d’emploi augmente de manière considérable. Le problème de ceux qui sont écartés n’est donc pas qu'ils soient musulmans, c’est que d’autres rassurent plus.
Mais n’est-ce pas discriminer les musulmans que de rejeter certains aspects particuliers de l’islam, comme la « pudeur » dans les rapports hommes-femmes, en particulier le voile ?
C’est la position du Collectif contre l’islamophobie en France. Mais le voile est un objet équivoque : est-ce un signe religieux ou un signe d’un ordre social et politique ? D’aucuns diront qu’on ne peut pas distinguer le social et le religieux en islam. C’est tout simplement faux ! Si l’on prend l’ensemble du monde musulman, il y a une unité des pratiques strictement religieuses comme le pèlerinage, la prière, le ramadan… Par contre, il y a une hétérogénéité extraordinaire des pratiques sociales. Quoi de commun entre les Afghanes en burqa et les Maliennes que l’on voit seins nus au bord du fleuve Niger ? De même, dans le Coran, tant qu'on est dans le registre strictement religieux, hommes et femmes sont traités à parité. Mais dès qu’on entre dans les rapports sociaux, on trouve un statut spécifique des femmes, avec une dimension d’enfermement. Pour moi, c’est bien la preuve que ce rapport inégalitaire aux femmes vient davantage d’un ordre social que de la religion. Les sociétés occidentales ont un certain nombre de valeurs clairement affichées, dont fait partie l’égalité hommes-femmes, et leur hostilité envers ceux qui refusent ces valeurs n’a rien de discriminatoire. En outre, un fondement de l’intégration d’un groupe dans une société est l’acceptation de ce que les anthropologues appellent « l’échange des femmes » (chaque groupe accepte de « donner » ses femmes en même temps qu’il « prend » celles des autres groupes). Or l’islam interdit à une musulmane d’épouser un non-musulman, et l’adoption d’une tenue islamique est un symbole de la prise au sérieux de cet interdit, donc d’une volonté de rester à part.
Pourquoi les musulmans devraient-ils forcément s’intégrer au point de s’acculturer ?
L’attitude française vis-à-vis de l’immigration, dont est issue l’implantation de l’islam en France, était jusque-là régie par un accord implicite, avec lequel n’a rompu aucune des vagues d’immigration précédentes : la citoyenneté est accordée de manière très libérale, étant entendu que les individus s’assimilent. C’est le rejet de cet accord qui fait que les responsables politiques, comme le président Emmanuel Macron dans une conférence de presse ce 25 avril, dénoncent avec raison un islam politique qui veut faire « sécession ».
Pourtant, quand une femme voilée est agressée ou a son voile arraché, n’est-ce pas un acte clairement islamophobe ?
Je désapprouve tout à fait ce genre d’actions. Si l’on est opposé au voile, il faut le manifester par la discussion ou par la loi. Je ne nie pas qu’on puisse qualifier un acte en particulier d’islamophobe, ni qu’il y ait des individus qui aient une détestation indiscriminée de tout ce qui touche à l’islam. Mais ces cas sont extrêmement rares, et ne témoignent pas d’une islamophobie de la société en général. Même le Collectif contre l'islamophobie qui les recense n’en trouve que quelques dizaines par an.
N’y a-t-il pas eu des cas d’assassinats islamophobes, surtout depuis les attentats de 2015 ?
En France, pas à ma connaissance.
Les attentats de Christchurch, attaques contre deux mosquées qui ont fait 51 morts, ne traduisent-ils pas clairement une islamophobie meurtrière ?
Effectivement, ce sont des actes « islamophobes » : leurs cibles sont des mosquées, et donc clairement la religion musulmane, et non les musulmans en tant que communauté dissidente. L’individu qui les a commis a développé une vision paranoïaque de l’islam, qui serait selon lui une menace vitale pour la société occidentale. Mais il ne s’agit que d’un acte isolé, et rien n’indique que ce passage à l’acte provient, comme l’a dit une ancienne ministre en pointant du doigt les unes de la presse sur l’islam, d’un climat général « islamophobe ». Par ailleurs, il est important de rappeler qu’il y a infiniment moins de personnes qui passent à l’action violente envers d’autres musulmans dans la société occidentale majoritaire que chez les musulmans.
Ce ne serait pas l’avis de ceux, comme Edwy Plenel, pour qui la défense des musulmans est une urgence parce que ceux-ci seraient menacés d’une bien plus grande violence, dans un contexte d’obsession anti-musulmane qui rappellerait l’antisémitisme des années 1930.
Où sont les Auschwitz pour musulmans ? Heureusement, je ne pense pas qu’Edwy Plenel soit écouté. La société française est majoritairement convaincue que nous sommes dans une phase transitoire, et que les musulmans finiront par s’intégrer. En fait, ceux qui sont le plus inquiets de l'évolution de la communauté musulmane, et craignent une sécession, sont ceux d’ascendance musulmane qui souhaitent s’intégrer.
Bannir le mot d’islamophobie, comme il l’a été d’une proposition de loi, ne risque-t-il pas de renforcer certains musulmans dans leur certitude que leur communauté est victime d’un traitement défavorable, en particulier par rapport aux juifs, dont le combat contre l’antisémitisme est pleinement reconnu ?
Je ne suis en aucun cas pour censurer le terme d’islamophobie. Mais c'est mon travail, en tant que chercheur, que de déconstruire une notion purement idéologique. Si l’antisémitisme est reconnu, c’est parce qu’il décrit l’histoire difficile d’une communauté autrefois réellement en situation d’infériorité, qui a été persécutée partout, en Occident comme dans le monde musulman. Et cet antisémitisme a donné les chambres à gaz. L’islam a eu dans l’histoire une relation conflictuelle avec l’Occident, certes, mais on ne peut pas réduire cela à une haine contre cette religion, ou présenter les musulmans comme d’éternels dominés.
* Islamophobie : Intoxication idéologique, Philippe d’Iribarne (Albin Michel, avril 2019)
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