[size=33]Hikikomoris français: «J’ai fui le monde car il était trop dur, trop brutal, trop insécurisant, trop injuste, trop dégoûtant»[/size]
TEMOIGNAGE « 20 Minutes » a discuté avec plusieurs « hikikomoris », des personnes vivant complètement ou partièlement coupées du monde extérieur et leur a laissé la parole afin de comprendre ce mode de vie adopté par de plus en plus de personnes en France…
Marie De Fournas
Publié le 19/06/18 à 07h05 — Mis à jour le 19/06/18 à 07h05
Beaucoup d'hikikomori se contente de vivre dans une seule pièce de leur logement et vivent assez simplement. — Pexels / Pixabay
« Ah mais ce sont des "nolife" c’est ça ? » Non. Les hikikomoris n’ont rien à voir avec les adolescents aux cheveux gras que vous aviez découverts il y a dix ans dans des reportages, et qui passaient leur vie à jouer à WoW dans leur chambre, parce que leurs parents étaient « trop des cons ». D'abord parce qu’un hikikomori ne laisserait pas un inconnu rentrer dans sa chambre le filmer et ensuite parce qu’il s’agit d’un véritable mode de vie, avec ses motivations, ses subtilités et ses codes.
Le terme vient du Japon et désigne des personnes qui ont décidé de se couper complètement ou partiellement de la « vie réelle » en passant la plupart ou tout leur temps chez eux. Comme le précise la psychiatre Marie-Jeanne Guedj-Bourdiau interviewée par Le Figaro, le fait d’être hikikomori n’est pas une pathologie, ni un syndrome, mais une conduite : « une sorte de résistance passive ».
Contrairement à ce que certains pensent, cet isolement n’est pas le résultat d’une addiction à des jeux ou à Internet. Au départ, et dans une grande partie des cas, un hikikomori le devient parce qu’il se sent décalé, jugé, ou a été déçu par son entourage et la société en général. « Je n’ai jamais rendu fiers mes parents, qui sont plus facilement ébahis devant la réussite des autres », explique Amalgamer*, hikikomori depuis 2010. En plus de sa famille, le jeune homme de 35 ans, en surpoids à cause de problèmes hépatiques et thyroïdiens, a longtemps subi le jugement des autres. « Je me suis pris les pires réflexions de la part de certains mecs sur moi, ma vie, ce que j’étais… Entre mes 18 et 28 ans je sortais dans des soirées, des festivals, dans les cafés et je n’ai jamais rencontré l’Amour, jamais été aimé. »
Dream*, 19 ans, se sent surtout en décalage avec les autres personnes de son âge. « Mes parents voudraient que je sorte comme tous les "autres" jeunes, que je sois comme mon frère (un gendarme hypermusclé, qui a eu plein de copines, a tout réussi…). Les autres sortent pour traîner et faire la fête. Je n’aime pas les boîtes, ni les endroits publics, je suis un peu agoraphobe. »
De son côté, Diego assure avoir « un réseau social inexistant dans la vie réelle ». « Ce n’est pas magique d’avoir des proches voulant parler des sujets qui m’intéressent (par exemple les wuxia/xianxia/xuanhuan, trois genres de roman-feuilleton chinois) et ayant une connaissance suffisante de ces sujets pour que l’échange soit un échange. Les échanges dans la vie réelle ne sont donc pas efficaces comme vecteur d’élévation spirituelle. C’est la principale raison pour laquelle je ne perds pas mon temps dehors et n’échange avec personne dans la vie réelle en dehors de mes collègues de bureau, assure celui qui travaille au sein d’une équipe de recherche du CNRS. C’est un cercle vicieux peut-être, mais le coût de développer un réseau efficace est trop important comparé au gain éventuel. »
Au fil des conversations, il est également souvent ressorti que certains avaient subi des violences ou sévices sexuels par le passé. C’est par exemple le cas d’Ael, 32 ans, qui vit dans un chalet au font du jardin de son père depuis 13 ou 14 ans (il ne se souvient plus). « Entre les viols que j’ai subis enfant, des élèves qui me brimaient, des petites amies qui m’ont laissé tombé et le fait que tous les gens que j’ai rencontrés dans la vraie vie et dont je suis devenu ami, se sont révélés être des manipulateurs ou des hypocrites… Je n’en pouvais plus, je ne pouvais juste plus continuer. »
Le chalet de Ael - Ael
Des situations propres à chacun qui ont fini par créer un sentiment de non-appartenance au « groupe » et à la société. En naît parfois un vif ressentiment envers cette société qui ne les comprend pas et qu’ils ne comprennent pas. « J’ai fui le monde car il était trop dur, trop brutal, trop insécurisant, trop injuste, trop dégoûtant, trop…, énumère Ael. Je n’ai pas envie de quitter mon état hikikomori, physiquement je ne peux plus encaisser ce système. »
Pour d’autres, les mots envers cette société sont aussi durs que la souffrance qu’elle a provoquée chez eux. Comme pour Amalgamer, à qui l’on « reprochait de faire du social » lorsqu’il travaillait dans le secteur bancaire. Aujourd’hui, il voit le monde comme un endroit « où il faut toujours être "mieux", se dépasser en dépassant les autres. Notre société va à sa perte, notre planète est en train de crever… Pourquoi se battre alors que de toute manière, on finira les deux pieds dans la merde, jugés par des cons ? »
Le rejet du monde extérieur devient alors physique. Pour la plupart, sortir de chez eux est devenu un « calvaire ». A 21 ans, Alizée ne met le nez hors de son appartement que pour les strictes nécessités, comme faire des courses ou aller chez le médecin. A chaque fois, c’est la panique et l’angoisse : « J’ai l’impression d’avoir une pique dans mes membres, un peu plus à chaque pas. Parfois, je me sens comme une bête de foire, comme si les gens savaient que j’étais une "hiki", qu’ils allaient me juger car je suis devenue une ermite, que je n’ai toujours pas de boulot, que je ne suis pas dans la norme social ».
« Je n’ai pas envie d’être vu, d’être jugé, de ne pas être assez bien pour eux ! Je n’ai pas envie de les voir, de croiser leurs regards ! », complète Amalgamer qui ne va jamais sur sa terrasse de peur de croiser ses voisins, attend 3- 4 heures du matin pour descendre ses poubelles et évite de sortir les week-ends. « Je ne peux pas être dans des lieux avec beaucoup de gens, l’amas de brouhaha désordonné et sans concertation ou but commun me fait mal à la tête et m’agace », ajoute Fiaido.
Tous se sont donc créé une « bulle », dans laquelle ils se sentent bien et passent le plus clair de leur temps. Pour certains, il s’agit de leur lit. C’est par exemple le cas de Yoda qui possède pourtant un appartement de plus de 100 m², ou encore de Fiaido qui au moment de l’interview assure ne pas l’avoir quitté depuis 28 heures. De son côté, Amalgamer a fait de son studio de 27 m², un endroit cosy, avec des meubles de récup, des lumières tamisées rouge qui lui rappellent Amsterdam, des huiles essentielles et des bougies parfumées. Quant à Ael, il a réuni tout son univers (beaucoup d’ordinateurs) dans son chalet, le seul endroit qui le « rassure ».
L'intérieur du chalet de Ael - AelLe cocon de Yoda - Yoda
Dans ces lieux, qu’ils appellent souvent leur « cocon », chacun entretient du lien social à sa manière, selon ses envies et son seuil de tolérance. « Même en virtuel j’échange très peu. C’est très fréquent que je passe des mois sans communiquer avec Ael par exemple alors que c’est la personne à qui je parle le plus sur Internet depuis quelques années », confie Diego. Ael au contraire, rencontre et parle avec énormément de personnes… Mais jamais dans la vie réelle. « Avoir des relations dans le monde virtuel n’est pas si mal, au moins on ne risque pas grand-chose ». Du coup, même son meilleur ami, il ne l’a vu qu’à travers une Webcam.
Quand il n’étudie pas pour devenir naturopathe (un métier où les personnes seront moins enclines à le juger selon lui, puisqu’il leur rendra service et qu’il aime ça), Amalgamer laisse tout de même rentrer de rares personnes chez lui. Des hommes, « pour jouer aux dominos… », ou des amis très proches. « Mon meilleur ami est un hiki aussi, c’est lui que je vois le plus souvent ! Quatre à cinq jours par mois contre sept jours par an pour les autres en moyenne. Il n’a pas ce besoin irrépressible d’aller dehors, donc aucune prise de tête. »
Certains sont même en couple, comme Alizée, qui vit depuis trois ans avec son compagnon. En revanche, la jeune femme admet que la situation n’est pas toujours évidente. « Parfois je ferme la pièce où je vis et il comprend qu’il ne doit pas m’embêter. Cela peut aller de quelques heures à quelques jours, mais il m’est déjà arrivé de rester trois-quatre mois sans lui parler. On peut même dire qu’il a déjà vécu avec une plante qu’il devait juste nourrir. Pour qu’il sache que j’étais vivante, je toquais ou mettais le son de ce que je faisais. »
Coté occupations, rares sont ceux qui se plaignent d’être victimes d’ennui. Pour Diego, ce style de vie lui offre la capacité « pseudo-illimitée » de s’instruire et de réfléchir. « Ce temps libéré est différent du temps utilisé pour un autre style de vie, parce qu’il est hors de toute obligation de résultat », explique celui qui la veille a « écouté de l’opéra, lu deux fictions et entamé un ouvrage politique ». Même constat pour Dream qui ne sort que pour un bon restau, voir des amis proches, ou acheter des accessoires pour sa batterie. « J’ai besoin de temps pour moi. Je réfléchis, je me pose des sujets avec des arguments pour/contre. Sinon, je joue à des jeux de stratégie ou de gestion, je regarde des animes, des films et des documentaires car j’adore l’histoire. »
Beaucoup estiment qu’actuellement cette vie leur convient. « Je pourrais passer ma vie dehors dans les champs avec les oiseaux, mais je n’en vois pas l’intérêt », assure Fiaido, qui pense arrêter d’être hikikomori le jour où il trouvera une passion à laquelle se consacrer à 100 %. Pareil pour Dream qui, au grand malheur de ses parents « aime réellement » passer ses journées et soirées chez lui, mais rêve de devenir architecte.
Un mode de vie qu’ils souhaiteraient voir mieux accepté et même reconnu, afin de ne plus être considérés comme « des cas ou isolés » ou des « reclus sociaux ». Au Japon, selon une étude publiée en 2016 par le gouvernement, les hikikomoris seraient plus d’un million. Là-bas, une personne est considérée comme telle au bout de six mois d’isolement. En France, le phénomène n’est pas reconnu par les autorités, alors que selon Le Figaro, des spécialistes estiment qu’ils seraient des dizaines de milliers.
« Il y a beaucoup d’hikikomoris en France qui s’ignorent et quand vous avez l’impression d’être seul dans cette situation, c’est terrible », explique Ael. Aujourd’hui ce dernier est assez connu dans la communauté hiki, notamment parce qu’il est le créateur du groupe Facebook Hikikomori France. « Lorsqu’on arrive à trouver d’autres personnes comme nous, cela procure un sentiment très fort. On peut enfin comprendre que ce n’est pas notre faute au final, car sinon on ne serait pas si nombreux à être en tord. » Dans ce groupe fermé, des hikikomoris, mais également des sympathisants ou des gens partageant certains aspects de cette vie, échangent et partagent leurs expériences ou leurs histoires.
Les admins du groupe espèrent y rassembler encore plus d’hikikomoris, afin de s’entre-aider, de s’écouter, mais aussi d’exister comme une communauté à part entière dans la société française. « Hikikomori c’est aussi l’expression involontaire d’une profonde conviction politique qui n’est pas à minimiser. Ce lien est déjà fait et revendiqué depuis des années dans les milieux hiki nippons. En France, le milieu hiki est un peu trop petit pour avoir ce genre d’expression politique, mais avec le temps de plus en plus de personnes vivront ou se reconnaîtront dans l’hikisme, donc je pense que l’on aura bientôt notre propre courant en France », conclut Fiaido.
*Tous les prénoms sont les pseudonymes choisis par les hikikomoris sur Internet.
TEMOIGNAGE « 20 Minutes » a discuté avec plusieurs « hikikomoris », des personnes vivant complètement ou partièlement coupées du monde extérieur et leur a laissé la parole afin de comprendre ce mode de vie adopté par de plus en plus de personnes en France…
Marie De Fournas
Publié le 19/06/18 à 07h05 — Mis à jour le 19/06/18 à 07h05
Beaucoup d'hikikomori se contente de vivre dans une seule pièce de leur logement et vivent assez simplement. — Pexels / Pixabay
- Le terme « hikikomoris » vient du Japon et désigne des personnes qui ont décidé de s’extraire d’une société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.
- Concrètement, ces derniers passent la plupart du temps ou tout le temps chez eux.
- Plusieurs d’entre eux ont accepté de raconter à 20 Minutes leurs motivations et ce qu’était leur vie.
« Ah mais ce sont des "nolife" c’est ça ? » Non. Les hikikomoris n’ont rien à voir avec les adolescents aux cheveux gras que vous aviez découverts il y a dix ans dans des reportages, et qui passaient leur vie à jouer à WoW dans leur chambre, parce que leurs parents étaient « trop des cons ». D'abord parce qu’un hikikomori ne laisserait pas un inconnu rentrer dans sa chambre le filmer et ensuite parce qu’il s’agit d’un véritable mode de vie, avec ses motivations, ses subtilités et ses codes.
Le terme vient du Japon et désigne des personnes qui ont décidé de se couper complètement ou partiellement de la « vie réelle » en passant la plupart ou tout leur temps chez eux. Comme le précise la psychiatre Marie-Jeanne Guedj-Bourdiau interviewée par Le Figaro, le fait d’être hikikomori n’est pas une pathologie, ni un syndrome, mais une conduite : « une sorte de résistance passive ».
« Je n’aime pas les boîtes, ni les endroits publics »
Contrairement à ce que certains pensent, cet isolement n’est pas le résultat d’une addiction à des jeux ou à Internet. Au départ, et dans une grande partie des cas, un hikikomori le devient parce qu’il se sent décalé, jugé, ou a été déçu par son entourage et la société en général. « Je n’ai jamais rendu fiers mes parents, qui sont plus facilement ébahis devant la réussite des autres », explique Amalgamer*, hikikomori depuis 2010. En plus de sa famille, le jeune homme de 35 ans, en surpoids à cause de problèmes hépatiques et thyroïdiens, a longtemps subi le jugement des autres. « Je me suis pris les pires réflexions de la part de certains mecs sur moi, ma vie, ce que j’étais… Entre mes 18 et 28 ans je sortais dans des soirées, des festivals, dans les cafés et je n’ai jamais rencontré l’Amour, jamais été aimé. »
Dream*, 19 ans, se sent surtout en décalage avec les autres personnes de son âge. « Mes parents voudraient que je sorte comme tous les "autres" jeunes, que je sois comme mon frère (un gendarme hypermusclé, qui a eu plein de copines, a tout réussi…). Les autres sortent pour traîner et faire la fête. Je n’aime pas les boîtes, ni les endroits publics, je suis un peu agoraphobe. »
« Les échanges dans la vie réelle ne sont pas efficaces comme vecteur d’élévation spirituelle »
De son côté, Diego assure avoir « un réseau social inexistant dans la vie réelle ». « Ce n’est pas magique d’avoir des proches voulant parler des sujets qui m’intéressent (par exemple les wuxia/xianxia/xuanhuan, trois genres de roman-feuilleton chinois) et ayant une connaissance suffisante de ces sujets pour que l’échange soit un échange. Les échanges dans la vie réelle ne sont donc pas efficaces comme vecteur d’élévation spirituelle. C’est la principale raison pour laquelle je ne perds pas mon temps dehors et n’échange avec personne dans la vie réelle en dehors de mes collègues de bureau, assure celui qui travaille au sein d’une équipe de recherche du CNRS. C’est un cercle vicieux peut-être, mais le coût de développer un réseau efficace est trop important comparé au gain éventuel. »
Au fil des conversations, il est également souvent ressorti que certains avaient subi des violences ou sévices sexuels par le passé. C’est par exemple le cas d’Ael, 32 ans, qui vit dans un chalet au font du jardin de son père depuis 13 ou 14 ans (il ne se souvient plus). « Entre les viols que j’ai subis enfant, des élèves qui me brimaient, des petites amies qui m’ont laissé tombé et le fait que tous les gens que j’ai rencontrés dans la vraie vie et dont je suis devenu ami, se sont révélés être des manipulateurs ou des hypocrites… Je n’en pouvais plus, je ne pouvais juste plus continuer. »
Le chalet de Ael - Ael
« Pourquoi se battre alors que de toute manière, on finira les deux pieds dans la merde, jugé par des cons ? »
Des situations propres à chacun qui ont fini par créer un sentiment de non-appartenance au « groupe » et à la société. En naît parfois un vif ressentiment envers cette société qui ne les comprend pas et qu’ils ne comprennent pas. « J’ai fui le monde car il était trop dur, trop brutal, trop insécurisant, trop injuste, trop dégoûtant, trop…, énumère Ael. Je n’ai pas envie de quitter mon état hikikomori, physiquement je ne peux plus encaisser ce système. »
Pour d’autres, les mots envers cette société sont aussi durs que la souffrance qu’elle a provoquée chez eux. Comme pour Amalgamer, à qui l’on « reprochait de faire du social » lorsqu’il travaillait dans le secteur bancaire. Aujourd’hui, il voit le monde comme un endroit « où il faut toujours être "mieux", se dépasser en dépassant les autres. Notre société va à sa perte, notre planète est en train de crever… Pourquoi se battre alors que de toute manière, on finira les deux pieds dans la merde, jugés par des cons ? »
« Parfois, je me sens comme une bête de foire »
Le rejet du monde extérieur devient alors physique. Pour la plupart, sortir de chez eux est devenu un « calvaire ». A 21 ans, Alizée ne met le nez hors de son appartement que pour les strictes nécessités, comme faire des courses ou aller chez le médecin. A chaque fois, c’est la panique et l’angoisse : « J’ai l’impression d’avoir une pique dans mes membres, un peu plus à chaque pas. Parfois, je me sens comme une bête de foire, comme si les gens savaient que j’étais une "hiki", qu’ils allaient me juger car je suis devenue une ermite, que je n’ai toujours pas de boulot, que je ne suis pas dans la norme social ».
« Je n’ai pas envie d’être vu, d’être jugé, de ne pas être assez bien pour eux ! Je n’ai pas envie de les voir, de croiser leurs regards ! », complète Amalgamer qui ne va jamais sur sa terrasse de peur de croiser ses voisins, attend 3- 4 heures du matin pour descendre ses poubelles et évite de sortir les week-ends. « Je ne peux pas être dans des lieux avec beaucoup de gens, l’amas de brouhaha désordonné et sans concertation ou but commun me fait mal à la tête et m’agace », ajoute Fiaido.
« Avoir des relations dans le monde virtuel n’est pas si mal, au moins on ne risque pas grand-chose »
Tous se sont donc créé une « bulle », dans laquelle ils se sentent bien et passent le plus clair de leur temps. Pour certains, il s’agit de leur lit. C’est par exemple le cas de Yoda qui possède pourtant un appartement de plus de 100 m², ou encore de Fiaido qui au moment de l’interview assure ne pas l’avoir quitté depuis 28 heures. De son côté, Amalgamer a fait de son studio de 27 m², un endroit cosy, avec des meubles de récup, des lumières tamisées rouge qui lui rappellent Amsterdam, des huiles essentielles et des bougies parfumées. Quant à Ael, il a réuni tout son univers (beaucoup d’ordinateurs) dans son chalet, le seul endroit qui le « rassure ».
L'intérieur du chalet de Ael - AelLe cocon de Yoda - Yoda
Dans ces lieux, qu’ils appellent souvent leur « cocon », chacun entretient du lien social à sa manière, selon ses envies et son seuil de tolérance. « Même en virtuel j’échange très peu. C’est très fréquent que je passe des mois sans communiquer avec Ael par exemple alors que c’est la personne à qui je parle le plus sur Internet depuis quelques années », confie Diego. Ael au contraire, rencontre et parle avec énormément de personnes… Mais jamais dans la vie réelle. « Avoir des relations dans le monde virtuel n’est pas si mal, au moins on ne risque pas grand-chose ». Du coup, même son meilleur ami, il ne l’a vu qu’à travers une Webcam.
« On peut dire que mon copain a déjà vécu avec une plante qu’il devait juste nourrir »
Quand il n’étudie pas pour devenir naturopathe (un métier où les personnes seront moins enclines à le juger selon lui, puisqu’il leur rendra service et qu’il aime ça), Amalgamer laisse tout de même rentrer de rares personnes chez lui. Des hommes, « pour jouer aux dominos… », ou des amis très proches. « Mon meilleur ami est un hiki aussi, c’est lui que je vois le plus souvent ! Quatre à cinq jours par mois contre sept jours par an pour les autres en moyenne. Il n’a pas ce besoin irrépressible d’aller dehors, donc aucune prise de tête. »
Certains sont même en couple, comme Alizée, qui vit depuis trois ans avec son compagnon. En revanche, la jeune femme admet que la situation n’est pas toujours évidente. « Parfois je ferme la pièce où je vis et il comprend qu’il ne doit pas m’embêter. Cela peut aller de quelques heures à quelques jours, mais il m’est déjà arrivé de rester trois-quatre mois sans lui parler. On peut même dire qu’il a déjà vécu avec une plante qu’il devait juste nourrir. Pour qu’il sache que j’étais vivante, je toquais ou mettais le son de ce que je faisais. »
« Je pourrais passer ma vie dehors dans les champs avec les oiseaux, mais je n’en vois pas l’intérêt »
Coté occupations, rares sont ceux qui se plaignent d’être victimes d’ennui. Pour Diego, ce style de vie lui offre la capacité « pseudo-illimitée » de s’instruire et de réfléchir. « Ce temps libéré est différent du temps utilisé pour un autre style de vie, parce qu’il est hors de toute obligation de résultat », explique celui qui la veille a « écouté de l’opéra, lu deux fictions et entamé un ouvrage politique ». Même constat pour Dream qui ne sort que pour un bon restau, voir des amis proches, ou acheter des accessoires pour sa batterie. « J’ai besoin de temps pour moi. Je réfléchis, je me pose des sujets avec des arguments pour/contre. Sinon, je joue à des jeux de stratégie ou de gestion, je regarde des animes, des films et des documentaires car j’adore l’histoire. »
Beaucoup estiment qu’actuellement cette vie leur convient. « Je pourrais passer ma vie dehors dans les champs avec les oiseaux, mais je n’en vois pas l’intérêt », assure Fiaido, qui pense arrêter d’être hikikomori le jour où il trouvera une passion à laquelle se consacrer à 100 %. Pareil pour Dream qui, au grand malheur de ses parents « aime réellement » passer ses journées et soirées chez lui, mais rêve de devenir architecte.
Des dizaines de milliers d’hikikomoris en France
Un mode de vie qu’ils souhaiteraient voir mieux accepté et même reconnu, afin de ne plus être considérés comme « des cas ou isolés » ou des « reclus sociaux ». Au Japon, selon une étude publiée en 2016 par le gouvernement, les hikikomoris seraient plus d’un million. Là-bas, une personne est considérée comme telle au bout de six mois d’isolement. En France, le phénomène n’est pas reconnu par les autorités, alors que selon Le Figaro, des spécialistes estiment qu’ils seraient des dizaines de milliers.
« Il y a beaucoup d’hikikomoris en France qui s’ignorent et quand vous avez l’impression d’être seul dans cette situation, c’est terrible », explique Ael. Aujourd’hui ce dernier est assez connu dans la communauté hiki, notamment parce qu’il est le créateur du groupe Facebook Hikikomori France. « Lorsqu’on arrive à trouver d’autres personnes comme nous, cela procure un sentiment très fort. On peut enfin comprendre que ce n’est pas notre faute au final, car sinon on ne serait pas si nombreux à être en tord. » Dans ce groupe fermé, des hikikomoris, mais également des sympathisants ou des gens partageant certains aspects de cette vie, échangent et partagent leurs expériences ou leurs histoires.
Les admins du groupe espèrent y rassembler encore plus d’hikikomoris, afin de s’entre-aider, de s’écouter, mais aussi d’exister comme une communauté à part entière dans la société française. « Hikikomori c’est aussi l’expression involontaire d’une profonde conviction politique qui n’est pas à minimiser. Ce lien est déjà fait et revendiqué depuis des années dans les milieux hiki nippons. En France, le milieu hiki est un peu trop petit pour avoir ce genre d’expression politique, mais avec le temps de plus en plus de personnes vivront ou se reconnaîtront dans l’hikisme, donc je pense que l’on aura bientôt notre propre courant en France », conclut Fiaido.
*Tous les prénoms sont les pseudonymes choisis par les hikikomoris sur Internet.