[size=45]Le dernier combat des moines de Turquie[/size]
Mélinée Le Priol, envoyé spéciale à Tur Abdin (Turquie) , le 20/11/2017 à 16h15
Mis à jour le 20/11/2017 à 17h45
[size=20]Depuis 2014, une cinquantaine de biens appartenant à l’Église syrienne-orthodoxe ont été expropriés par le gouvernement turc dans le sud-est de la Turquie.
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L’emblématique monastère de Mor Gabriel, évêché du Tur Abdin, fait l’objet d’un bras de faire judicaire avec l’état turc depuis 2008. / Umit Bektas/Reuters
« La Turquie fait ce qu’elle veut, de toute façon ! En parler dans vos journaux européens n’y changera rien. » Frère Aziz Celik, 49 ans, ne parvient pas à contenir sa colère. De temps à autre, la voix forte de ce moine syrien-orthodoxe tonitrue sur les terrasses de Mor Malké, majestueux monastère oriental posé sur une colline aux confins de la Turquie et de la Syrie.
Depuis 2014, ces murs couleur sable se retrouvent ballottés entre deux propriétaires rivaux : l’Église syrienne-orthodoxe et le gouvernement turc. Cette année-là, il a basculé dans le domaine public turc, comme une cinquantaine d’autres biens d’Église dans la région, faute d’être enregistré dans une fondation religieuse comme l’exige désormais la loi turque.
À LIRE : Confiscation de biens d’Église en Turquie : une épineuse question juridique
Des démarches juridiques sont en cours pour tenter de les réintégrer in extremis à des fondations syriennes-orthodoxes de la région. « Nous sommes là depuis 1 700 ans, et il faudrait qu’on enregistre nos biens ? », s’étrangle frère Aziz. Construit dès le IVe siècle, Mor Malké fait partie des quelques ermitages encore en activité dans une région, la haute Mésopotamie, où ils s’étaient multipliés avec une rare vigueur dans les premiers temps du christianisme. Cette densité a même valu à ce relief le surnom de « deuxième Sinaï ».
Niché aux marges du Kurdistan historique, le Tur Abdin (« montagne des serviteurs de Dieu » en syriaque) est le berceau de la spiritualité syrienne-orthodoxe. « Nous sommes comme des poissons dont l’eau serait le Tur Abdin et ses ermitages : en dehors, nous mourrons », assure frère Aho, qui vit seul dans un monastère voisin, Mor Jakoub d’Qarno (Saint-Jacques), lui aussi exproprié en 2014. La voix basse, sans perdre son calme, il reconnaît « l’erreur » de ne pas avoir enregistré le monastère au sein d’une fondation religieuse.
L’ironie de l’histoire aurait pourtant de quoi le rendre amer : 2014, l’année de l’expropriation, est aussi celle de son arrivée dans les lieux… trois siècles après le départ des derniers moines qui l’ont habité ! Pour l’heure, frère Aho vit toujours entre ces murs, redoutant de devoir les quitter en cas d’échec des recours, ou même de voir le monastère transformé en mosquée, conformément à des rumeurs persistantes. « En fait, on ne comprend pas ce que veut le gouvernement turc. Peut-être ne le sait-il pas lui-même. »
Pour sa part, frère Aziz Celik, à Mor Malké, n’en démord pas : l’objectif des autorités est bien d’« en finir avec la communauté chrétienne de Turquie ». Il ajoute que le problème n’est pas tant lié au président Erdogan qu’à « la mentalité turque », selon lui nationaliste et belliqueuse.
Hantée par un passé traumatique, la minorité syrienne-orthodoxe de Turquie orientale n’a jamais pansé les plaies de Seyfo, le massacre de chrétiens qui a eu lieu ici pendant la Première Guerre mondiale, en même temps que le génocide arménien. Certains, sous anonymat, affirment même que « le génocide continue, sous de nouvelles formes », dans une Turquie désormais à grande majorité musulmane.
À LIRE : Les autorités turques font main basse sur des églises et monastères syriens orthodoxes
Pour eux, en s’appropriant les monastères et les églises, le pouvoir turc entend « effacer les traces » de la présence chrétienne. « Mais c’est notre seule terre !, rappelle Matthias, 31 ans. Nous devons protéger ces lieux. » Ce soir-là, il est venu en famille passer un moment avec frère Aho au monastère Mor Jakoub d’Qarno, en signe de soutien. Comme des centaines d’autres syriens-orthodoxes du Tur Abdin, Matthias a quitté la région pour l’Europe et vit désormais en Allemagne.
Fragilisée par les exils massifs des décennies 1980-1990, quand les chrétiens du Kurdistan fuyaient le conflit entre l’État turc et la rébellion kurde du PKK, cette minorité semble néanmoins avoir opéré un timide retour depuis 2003, à la faveur d’une accalmie dans le conflit turcokurde.
Pour Mariam (1), revenue dans le Tur Abdin il y a huit ans après avoir grandi en France, ce retour s’est peu à peu mué en résistance pacifique. « Si tous les chrétiens s’en vont, les Turcs ont gagné, assure cette mère de quatre enfants. C’est dur, mais pas question de lâcher nos terres, ni nos églises. » Son mari vient de sortir de cinq mois de prison : il fait partie des nombreux citoyens turcs arrêtés depuis le putsch raté de juillet 2016, sans vraiment savoir
pourquoi.
Pour les derniers moines de la région, le soutien de laïcs aussi déterminés que Mariam ou Matthias est essentiel. « Ce sont eux qui nous aident à rester là », confirme frère Yuyakim Unval, 44 ans, seul résident du monastère Mor Augin (Saint-Eugène). Nid d’aigle surmonté de croix orientales, cet ermitage bâti à flanc de montagne est l’un des plus exceptionnels du Tur Abdin.
Il n’a pas été confisqué après 2014 mais fait quand même l’objet d’une bataille juridique : depuis des années, des voisins kurdes revendiquent une grande partie des terrains. S’il aime savoir qu’« en bas », dans les rares villages chrétiens de la plaine, des laïcs prient avec lui, frère Yuyakim accepte la solitude qu’il s’est choisie. Lui qui a mis seize ans à rédiger un épais dictionnaire d’araméen se désole que tant de manuscrits syriens aient été volés ou détruits au cours de l’histoire.
Tout ce qui lui reste, ce sont ces murs sans âge. « Pour nous, chaque pierre compte », déclaret-il gravement. Tant qu’on ne le chassera pas de sa montagne, le moine restera fidèle à la mission suggérée par le nom même de ce lieu : un serviteur de Dieu.
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L’Église syrienne-orthodoxe est issue de la première communauté chrétienne d’Antioche (aujourd’hui Antakya, en Turquie).
En 451, cette Église a rejeté le concile de Chalcédoine pour ne reconnaître que la nature divine du Christ. Elle fait donc partie des Églises monophysites.
La langue liturgique est le syriaque, un dialecte néoaraméen.
Les syriens-orthodoxes sont environ 2,5 millions dans le monde et 20 000 en Turquie. Ils ne sont plus que 2 500 dans la région du Tur Abdin, contre 30 000 dans les années 1960.
En 2011, le syrien-orthodoxe Erol Dora, originaire du Tur Abdin, est devenu le premier chrétien élu au Parlement turc en un demi-siècle.
Mélinée Le Priol, envoyé spéciale à Tur Abdin (Turquie)
(1) le prénom a été modifié
Mélinée Le Priol, envoyé spéciale à Tur Abdin (Turquie) , le 20/11/2017 à 16h15
Mis à jour le 20/11/2017 à 17h45
[size=20]Depuis 2014, une cinquantaine de biens appartenant à l’Église syrienne-orthodoxe ont été expropriés par le gouvernement turc dans le sud-est de la Turquie.
Parmi ces biens, des monastères très anciens où vivent encore une dizaine de moines, les derniers de Turquie orientale.[/size]
ZOOM
L’emblématique monastère de Mor Gabriel, évêché du Tur Abdin, fait l’objet d’un bras de faire judicaire avec l’état turc depuis 2008. / Umit Bektas/Reuters
« La Turquie fait ce qu’elle veut, de toute façon ! En parler dans vos journaux européens n’y changera rien. » Frère Aziz Celik, 49 ans, ne parvient pas à contenir sa colère. De temps à autre, la voix forte de ce moine syrien-orthodoxe tonitrue sur les terrasses de Mor Malké, majestueux monastère oriental posé sur une colline aux confins de la Turquie et de la Syrie.
Depuis 2014, ces murs couleur sable se retrouvent ballottés entre deux propriétaires rivaux : l’Église syrienne-orthodoxe et le gouvernement turc. Cette année-là, il a basculé dans le domaine public turc, comme une cinquantaine d’autres biens d’Église dans la région, faute d’être enregistré dans une fondation religieuse comme l’exige désormais la loi turque.
À LIRE : Confiscation de biens d’Église en Turquie : une épineuse question juridique
Des démarches juridiques sont en cours pour tenter de les réintégrer in extremis à des fondations syriennes-orthodoxes de la région. « Nous sommes là depuis 1 700 ans, et il faudrait qu’on enregistre nos biens ? », s’étrangle frère Aziz. Construit dès le IVe siècle, Mor Malké fait partie des quelques ermitages encore en activité dans une région, la haute Mésopotamie, où ils s’étaient multipliés avec une rare vigueur dans les premiers temps du christianisme. Cette densité a même valu à ce relief le surnom de « deuxième Sinaï ».
« On ne comprend pas ce que veut le gouvernement turc »
Niché aux marges du Kurdistan historique, le Tur Abdin (« montagne des serviteurs de Dieu » en syriaque) est le berceau de la spiritualité syrienne-orthodoxe. « Nous sommes comme des poissons dont l’eau serait le Tur Abdin et ses ermitages : en dehors, nous mourrons », assure frère Aho, qui vit seul dans un monastère voisin, Mor Jakoub d’Qarno (Saint-Jacques), lui aussi exproprié en 2014. La voix basse, sans perdre son calme, il reconnaît « l’erreur » de ne pas avoir enregistré le monastère au sein d’une fondation religieuse.
L’ironie de l’histoire aurait pourtant de quoi le rendre amer : 2014, l’année de l’expropriation, est aussi celle de son arrivée dans les lieux… trois siècles après le départ des derniers moines qui l’ont habité ! Pour l’heure, frère Aho vit toujours entre ces murs, redoutant de devoir les quitter en cas d’échec des recours, ou même de voir le monastère transformé en mosquée, conformément à des rumeurs persistantes. « En fait, on ne comprend pas ce que veut le gouvernement turc. Peut-être ne le sait-il pas lui-même. »
« Le génocide continue, sous de nouvelles formes »
Pour sa part, frère Aziz Celik, à Mor Malké, n’en démord pas : l’objectif des autorités est bien d’« en finir avec la communauté chrétienne de Turquie ». Il ajoute que le problème n’est pas tant lié au président Erdogan qu’à « la mentalité turque », selon lui nationaliste et belliqueuse.
Hantée par un passé traumatique, la minorité syrienne-orthodoxe de Turquie orientale n’a jamais pansé les plaies de Seyfo, le massacre de chrétiens qui a eu lieu ici pendant la Première Guerre mondiale, en même temps que le génocide arménien. Certains, sous anonymat, affirment même que « le génocide continue, sous de nouvelles formes », dans une Turquie désormais à grande majorité musulmane.
À LIRE : Les autorités turques font main basse sur des églises et monastères syriens orthodoxes
Pour eux, en s’appropriant les monastères et les églises, le pouvoir turc entend « effacer les traces » de la présence chrétienne. « Mais c’est notre seule terre !, rappelle Matthias, 31 ans. Nous devons protéger ces lieux. » Ce soir-là, il est venu en famille passer un moment avec frère Aho au monastère Mor Jakoub d’Qarno, en signe de soutien. Comme des centaines d’autres syriens-orthodoxes du Tur Abdin, Matthias a quitté la région pour l’Europe et vit désormais en Allemagne.
Fragilisée par les exils massifs des décennies 1980-1990, quand les chrétiens du Kurdistan fuyaient le conflit entre l’État turc et la rébellion kurde du PKK, cette minorité semble néanmoins avoir opéré un timide retour depuis 2003, à la faveur d’une accalmie dans le conflit turcokurde.
« Pour nous, chaque pierre compte »
Pour Mariam (1), revenue dans le Tur Abdin il y a huit ans après avoir grandi en France, ce retour s’est peu à peu mué en résistance pacifique. « Si tous les chrétiens s’en vont, les Turcs ont gagné, assure cette mère de quatre enfants. C’est dur, mais pas question de lâcher nos terres, ni nos églises. » Son mari vient de sortir de cinq mois de prison : il fait partie des nombreux citoyens turcs arrêtés depuis le putsch raté de juillet 2016, sans vraiment savoir
pourquoi.
Pour les derniers moines de la région, le soutien de laïcs aussi déterminés que Mariam ou Matthias est essentiel. « Ce sont eux qui nous aident à rester là », confirme frère Yuyakim Unval, 44 ans, seul résident du monastère Mor Augin (Saint-Eugène). Nid d’aigle surmonté de croix orientales, cet ermitage bâti à flanc de montagne est l’un des plus exceptionnels du Tur Abdin.
Il n’a pas été confisqué après 2014 mais fait quand même l’objet d’une bataille juridique : depuis des années, des voisins kurdes revendiquent une grande partie des terrains. S’il aime savoir qu’« en bas », dans les rares villages chrétiens de la plaine, des laïcs prient avec lui, frère Yuyakim accepte la solitude qu’il s’est choisie. Lui qui a mis seize ans à rédiger un épais dictionnaire d’araméen se désole que tant de manuscrits syriens aient été volés ou détruits au cours de l’histoire.
Tout ce qui lui reste, ce sont ces murs sans âge. « Pour nous, chaque pierre compte », déclaret-il gravement. Tant qu’on ne le chassera pas de sa montagne, le moine restera fidèle à la mission suggérée par le nom même de ce lieu : un serviteur de Dieu.
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En Turquie, 20 000 syriens-orthodoxes
L’Église syrienne-orthodoxe est issue de la première communauté chrétienne d’Antioche (aujourd’hui Antakya, en Turquie).
En 451, cette Église a rejeté le concile de Chalcédoine pour ne reconnaître que la nature divine du Christ. Elle fait donc partie des Églises monophysites.
La langue liturgique est le syriaque, un dialecte néoaraméen.
Les syriens-orthodoxes sont environ 2,5 millions dans le monde et 20 000 en Turquie. Ils ne sont plus que 2 500 dans la région du Tur Abdin, contre 30 000 dans les années 1960.
En 2011, le syrien-orthodoxe Erol Dora, originaire du Tur Abdin, est devenu le premier chrétien élu au Parlement turc en un demi-siècle.
Mélinée Le Priol, envoyé spéciale à Tur Abdin (Turquie)
(1) le prénom a été modifié