Djihadisme : au parloir avec les "Soldats de Dieu"
Djihadisme : au parloir avec les "Soldats de Dieu"Un parloir, dans la prison d'Angers, en novembre 2016. (JEAN-SEBASTIEN EVRARD/AFP)
Les auteurs d'une étude sur la radicalisation publient une dizaine d'entretiens menés en prison. Interview.
Doan Bui Doan BuiPublié le 06 septembre 2017 à 20h59
Xavier Crettiez, professeur de science politique, a conclu au printemps une étude sur les processus de radicalisation pour le ministère de la Justice. Des entretiens menés en prison, coécrits avec Bilel Ainine, chercheur en science politique, est né le livre "Soldats de Dieu. Paroles de djihadistes incarcérés", à paraître le 7 septembre (1). Un portrait quasi clinique du djihadisme. Interview et extraits.
Vous êtes à l’origine chercheur spécialisé dans la violence et la radicalisation en politique, notamment au sein des mouvements basques et corses. Pour "Soldats de Dieu", vous avez recueilli la parole de djihadistes incarcérés. Avez-vous décelé des similitudes avec votre ancien objet de recherche ?
Xavier Crettiez : Bizarrement, oui. J’ai souvent retrouvé chez ces djihadistes une même cohérence dans le discours et dans la structuration idéologique que chez les nationalistes corses ou basques avec qui j’ai pu échanger auparavant. Et parallèlement, je note la même "invisibilité" de ce discours.
A l’époque des Brigades rouges ou des attentats de l’ETA, on a toujours été plus fasciné par l’imagerie véhiculée, les cagoules et les armes, par exemple, mais on s’intéressait assez peu aux propos de ces militants clandestins. Aujourd'hui, on retrouve ce même paradoxe : l’imagerie djihadiste est sur-représentée, presque avec complaisance, mais leur discours est finalement assez peu entendu. Soit il est considéré comme absurde, soit comme moralement inaudible.
Des travaux comme ceux de David Thomson ont certes donné à entendre cette parole brute de djihadistes partis et revenus de Syrie. Mais il s’agissait surtout de récits de vie, en Syrie. Etant chercheur, spécialisé dans la violence en politique, je voulais plutôt tenter de dessiner une "grammaire idéologique" des djihadistes. Nous avons donc envoyé une cinquantaine de lettres, avec le concours de l’administration pénitentiaire, à des détenus incarcérés. Déjà jugés et condamnés. On a reçu des lettres d’insultes, bien sûr : pour certains, c’était inenvisageable de parler avec des "mécréants" ! Mais certains ont accepté de jouer le jeu. Le livre est basé sur treize entretiens, effectués au parloir.
Parmi eux, aucun repenti, ou, au moins, exprimant des doutes…
Ceux que nous avons rencontrés revendiquaient totalement leur engagement, ce qui évidemment laisse perplexe quant au travail de déradicalisation… L’un, qui dans sa cellule passe sa journée à lire le Coran, dort par terre par piété, nous a expliqué :
"Je n’ai aucune envie de tuer ni aucune haine pour la France, mais je serai contraint de le faire en sortant de prison puisque c’est Dieu qui le veut !"
En fait, je crois qu’ils étaient satisfaits de débattre leurs convictions idéologiques avec nous. Certains sont très structurés intellectuellement, contrairement à l’idée commune, et rassurante, qui veut les faire passer pour des fous décérébrés.
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En témoignent les livres que vous avez trouvés dans leurs bibliothèques…
L’un des djihadistes assez influent dont nous avons visité la cellule avait une bibliothèque très fournie. "Le Système totalitaire" de Hannah Arendt, "Surveiller et punir" de Michel Foucault, "le Contrat social" de Rousseau, "Léviathan" de Hobbes, mais également… "Le Suicide français" d’Eric Zemmour ! Et à côté, des DVD et jeux de foot.
Un autre était fasciné par un de nos collègues, le sociologue François Burgat, dont le livre l’avait, disait-il, éclairé et mis sur la voie ! On a tout de même trois djihadistes qui nous ont brandi pendant l’entretien l’ouvrage de Hannah Arendt, sur le totalitarisme. Et lu, voire relu : l’un avait soigneusement annoté des passages… Un autre nous a réclamé le tome 3 des "Origines du totalitarisme", car il n’était plus disponible à la bibliothèque de la prison.
Ils connaissent pour la plupart très bien les spécialistes de la radicalisation, Khosrokhavar, Burgat. Ou Kepel, qu’ils semblent en revanche tous vouer aux gémonies.
Effet de mode, ou d’entraînement, je ne sais pas. Mais c’est vrai que les critiques contre Kepel, qu’ils voient comme un adversaire de l’islam, étaient toutes si unanimes et ordonnées que c’en était frappant ! Assez inattendu aussi, l’adhésion de certains aux thèses de Michel Onfray. Ou d’Eric Zemmour.
De vos entretiens, vous concluez à une certaine convergence entre les différentes théories des experts de la radicalisation.
Aujourd’hui, il y a quatre grandes thèses qui s’opposent. La première, celle de Kepel, voit un lien direct entre la lecture salafiste de textes coraniques et la violence. C’est une lecture verticale, qui dessine une ligne directe, du Coran à Daech.
La deuxième, celle de Roy, est au contraire horizontale. Lui, compare le djihadisme à d’autres formes d’engagement dans la violence armée : ultragauche des années 70, mouvements nationalistes basques ou corses. Pour Roy, l’islam est secondaire, c’est un simple prétexte pour les jeunes radicalisés.
La troisième thèse, c’est celle de François Burgat. Lui met en avant la dimension idéologique du djihadisme, qu’il voit comme un combat politico-militaire, fondée sur une lecture tiers-mondiste, anti-impéraliste.
La quatrième thèse, celle de Fethi Benslama, adopte une lecture plutôt psychanalytique de la radicalisation.
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Pour ma part, il me semble que les querelles opposant les uns et les autres sont bien stériles, car chacune de ses analyses est juste ! Oui, comme le dit Kepel, il y a bien une lecture littérale des textes, qui amène à la radicalisation. Oui, Roy a raison d’évoquer une fascination mortifère et de tracer un parallèle avec d’autres mouvements passés de lutte armée. Burgat est lui aussi pertinent quand il évoque la grille idéologique, l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme. Je me souviens de ce djihadiste qui nous a dit en riant : "Moi, je réagis à l’impérialisme. Ma référence, ce n’est pas Karl Marx parce que je suis musulman. Mais j’aurais pu être marxiste dans un autre monde."
Et le besoin de valorisation et de reconnaissance, décrit par Benslama, était évident, également, dans les entretiens que nous avons pu mener.
Propos recueillis par Doan Bui
(1) "Soldats de Dieu, paroles de djihadiste