La viande est devenue un minerai industriel
OLIVIER NOUAILLAS
Pour Fabrice Nicolino, auteur d’ouvrages sur l’écologie, l’affaire de la viande de cheval transformée en bœuf est révélatrice des dérives du système productiviste. Interview.
Jusqu’où ira le scandale de la viande de cheval vendue dans différents pays d’Europe sous l’appellation frauduleuse de viande de bœuf ? Selon les propos des services de répression des fraudes français, il y aurait désormais 13 pays et 28 entreprises concernés portant sur 4 à 5 millions de produits (barquettes et plats surgelés). Si, à la différence de la crise de la vache folle, le problème n’est pas sanitaire, il jette néanmoins une lumière crue sur les dessous de l’industrie agroalimentaire.
En 2009, Fabrice Nicolino, journaliste d’investigation spécialisé dans l’écologie, avait jeté un pavé dans la mare avec son livre « Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde ». Il explique pourquoi cette nouvelle crise est, selon lui, révélatrice d’un système productiviste qui a, une fois de plus, dérapé.
En 2009, vous dénonciez la mondialisation de l’industrie de la viande. Avec cette affaire de viande de cheval transformée en viande de bœuf, on est en plein dedans…
C’est le résultat d’un long processus qui a commencé aux États-Unis en 1865 avec la création des abattoirs de Chicago, sous l’influence des zootechniciens, qui revendiquaient de gagner de l’argent avec les animaux domestiques. C’est à partir de cette date qu’on a commencé à nourrir les bovins pas seulement à partir de l’herbe mais avec du maïs, pour accélérer leur croissance. Ensuite, dans la foulée, on a mécanisé leur abattage avec un rail qui suspendait les carcasses d’animaux pour les mener à des postes de travail fixes. Un système tellement au point que même Henry Ford est venu l’étudier à Chicago pour le mettre en application dans ses usines automobiles.
Il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que ce système commence à séduire l’Europe. Quand de jeunes zootechniciens de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), dans une France livrée aux tickets de rationnement, se sont rendus aux États-Unis pour étudier ce « modèle ». Ils en sont revenus enthousiastes. C’est avec l’arrivée de de Gaulle au pouvoir, et surtout la nomination d’Edgard Pisani au ministère de l’Agriculture, que la France s’est lancée dans ce système avec ses 20 millions de bovins et ses pâturages, mettant en place à la fois un système d’exportation de nos vaches en Italie, en Allemagne et aussi des ateliers de transformation de la viande, notamment en Bretagne. Au départ, les objectifs étaient nobles – fournir de la viande aux Français, assurer un revenu décent aux agriculteurs – mais à partir des années 1980-1990 l’industrie agroalimentaire a pris le dessus, en se financiarisant. Il faut savoir que la majorité de ces grands groupes appartiennent désormais à des multinationales et à des fonds de pension qui réclament des taux de rentabilité considérables de l’ordre de 8 à 10 %. Avec les mêmes dérives qu’on a observées dans le système bancaire.
Vous écriviez que la nourriture est devenue une industrie et les animaux, des objets mondialisés…
Oui, et je le maintiens. Regardez le circuit de ces pauvres chevaux partis de Roumanie et qui se retrouvent vendus en Grande-Bretagne sous l’appellation « bœuf » dans des barquettes surgelées et estampillées « au bœuf » ! Et cela via des traders chypriotes et des sociétés luxembourgeoises et françaises. Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est la réaction des autorités françaises et notamment du ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, qui a fait semblant de découvrir, je cite « la complexité des circuits et de ce système de jeux de trading entre grossistes à l’échelle européenne ». Alors qu’il est lui-même fils de paysan, titulaire d’un BTS d’agriculture, et qu’il connaît par cœur les rouages de ce système productiviste. D’où cette communication de crise mise en œuvre par le gouvernement pour désigner un bouc émissaire : d’abord les Roumains, qui apparemment n’étaient pas les bons coupables, puis la société Spanghero. Tout cela pour rassurer le grand public rapidement, éviter la psychose et surtout s’abstenir de se poser les bonnes questions sur l’industrie de la viande.
Qu’est-ce que c’est, les bonnes questions ?
Ce n’est pas de faire 2 500 tests ADN, comme l’a décidé l’Europe, pour savoir si la viande vendue est du cheval ou du bœuf ; ça, c’est le petit bout de la lorgnette. Il serait plus utile de faire des analyses chimiques sur l’ensemble de la viande de bœuf vendue en Europe pour savoir très concrètement ce qu’elle contient. On découvrirait peut-être alors que, dans cet univers mondialisé, on utilise encore des produits aussi toxiques que des hormones de croissance, des anabolisants… Certes, tout cela est interdit en France ; mais qui peut assurer que ça l’est aussi dans certains anciens pays de l’Est ou dans d’autres régions du monde où règnent de véritables mafias ?
À ce propos, le grand public a découvert que l’on parle désormais de la viande comme d’un minerai…
C’est un aveu tout à fait officiel. Et que chacun peut vérifier à la lecture d’un arrêté des pouvoirs publics français daté du 28 janvier 2003 « applicable aux viandes hachées et aux préparations de viandes hachées d’animaux de boucherie ». Il y est dit que sous l’appellation « minerai ou minerai de chair », on peut, en toute légalité, agglomérer de la graisse, du collagène, des bouts d’os et de cartilage. En gros, une sorte de bouillie qu’on peut aujourd’hui faire voyager d’un pays à un autre, congeler/décongeler mais qui aurait été jetée il y a 40 ans. La viande est de moins en moins une nourriture mais, selon le vocabulaire officiel lui-même, un minerai ! C’est dire jusqu’où ce système nous a entraînés.
OLIVIER NOUAILLAS
Pour Fabrice Nicolino, auteur d’ouvrages sur l’écologie, l’affaire de la viande de cheval transformée en bœuf est révélatrice des dérives du système productiviste. Interview.
Jusqu’où ira le scandale de la viande de cheval vendue dans différents pays d’Europe sous l’appellation frauduleuse de viande de bœuf ? Selon les propos des services de répression des fraudes français, il y aurait désormais 13 pays et 28 entreprises concernés portant sur 4 à 5 millions de produits (barquettes et plats surgelés). Si, à la différence de la crise de la vache folle, le problème n’est pas sanitaire, il jette néanmoins une lumière crue sur les dessous de l’industrie agroalimentaire.
En 2009, Fabrice Nicolino, journaliste d’investigation spécialisé dans l’écologie, avait jeté un pavé dans la mare avec son livre « Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde ». Il explique pourquoi cette nouvelle crise est, selon lui, révélatrice d’un système productiviste qui a, une fois de plus, dérapé.
En 2009, vous dénonciez la mondialisation de l’industrie de la viande. Avec cette affaire de viande de cheval transformée en viande de bœuf, on est en plein dedans…
C’est le résultat d’un long processus qui a commencé aux États-Unis en 1865 avec la création des abattoirs de Chicago, sous l’influence des zootechniciens, qui revendiquaient de gagner de l’argent avec les animaux domestiques. C’est à partir de cette date qu’on a commencé à nourrir les bovins pas seulement à partir de l’herbe mais avec du maïs, pour accélérer leur croissance. Ensuite, dans la foulée, on a mécanisé leur abattage avec un rail qui suspendait les carcasses d’animaux pour les mener à des postes de travail fixes. Un système tellement au point que même Henry Ford est venu l’étudier à Chicago pour le mettre en application dans ses usines automobiles.
Il a fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que ce système commence à séduire l’Europe. Quand de jeunes zootechniciens de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), dans une France livrée aux tickets de rationnement, se sont rendus aux États-Unis pour étudier ce « modèle ». Ils en sont revenus enthousiastes. C’est avec l’arrivée de de Gaulle au pouvoir, et surtout la nomination d’Edgard Pisani au ministère de l’Agriculture, que la France s’est lancée dans ce système avec ses 20 millions de bovins et ses pâturages, mettant en place à la fois un système d’exportation de nos vaches en Italie, en Allemagne et aussi des ateliers de transformation de la viande, notamment en Bretagne. Au départ, les objectifs étaient nobles – fournir de la viande aux Français, assurer un revenu décent aux agriculteurs – mais à partir des années 1980-1990 l’industrie agroalimentaire a pris le dessus, en se financiarisant. Il faut savoir que la majorité de ces grands groupes appartiennent désormais à des multinationales et à des fonds de pension qui réclament des taux de rentabilité considérables de l’ordre de 8 à 10 %. Avec les mêmes dérives qu’on a observées dans le système bancaire.
Vous écriviez que la nourriture est devenue une industrie et les animaux, des objets mondialisés…
Oui, et je le maintiens. Regardez le circuit de ces pauvres chevaux partis de Roumanie et qui se retrouvent vendus en Grande-Bretagne sous l’appellation « bœuf » dans des barquettes surgelées et estampillées « au bœuf » ! Et cela via des traders chypriotes et des sociétés luxembourgeoises et françaises. Mais ce qui m’a le plus choqué, c’est la réaction des autorités françaises et notamment du ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, qui a fait semblant de découvrir, je cite « la complexité des circuits et de ce système de jeux de trading entre grossistes à l’échelle européenne ». Alors qu’il est lui-même fils de paysan, titulaire d’un BTS d’agriculture, et qu’il connaît par cœur les rouages de ce système productiviste. D’où cette communication de crise mise en œuvre par le gouvernement pour désigner un bouc émissaire : d’abord les Roumains, qui apparemment n’étaient pas les bons coupables, puis la société Spanghero. Tout cela pour rassurer le grand public rapidement, éviter la psychose et surtout s’abstenir de se poser les bonnes questions sur l’industrie de la viande.
Qu’est-ce que c’est, les bonnes questions ?
Ce n’est pas de faire 2 500 tests ADN, comme l’a décidé l’Europe, pour savoir si la viande vendue est du cheval ou du bœuf ; ça, c’est le petit bout de la lorgnette. Il serait plus utile de faire des analyses chimiques sur l’ensemble de la viande de bœuf vendue en Europe pour savoir très concrètement ce qu’elle contient. On découvrirait peut-être alors que, dans cet univers mondialisé, on utilise encore des produits aussi toxiques que des hormones de croissance, des anabolisants… Certes, tout cela est interdit en France ; mais qui peut assurer que ça l’est aussi dans certains anciens pays de l’Est ou dans d’autres régions du monde où règnent de véritables mafias ?
À ce propos, le grand public a découvert que l’on parle désormais de la viande comme d’un minerai…
C’est un aveu tout à fait officiel. Et que chacun peut vérifier à la lecture d’un arrêté des pouvoirs publics français daté du 28 janvier 2003 « applicable aux viandes hachées et aux préparations de viandes hachées d’animaux de boucherie ». Il y est dit que sous l’appellation « minerai ou minerai de chair », on peut, en toute légalité, agglomérer de la graisse, du collagène, des bouts d’os et de cartilage. En gros, une sorte de bouillie qu’on peut aujourd’hui faire voyager d’un pays à un autre, congeler/décongeler mais qui aurait été jetée il y a 40 ans. La viande est de moins en moins une nourriture mais, selon le vocabulaire officiel lui-même, un minerai ! C’est dire jusqu’où ce système nous a entraînés.